Société

Tel père, tel fils ?

7 min

L'ascenseur social n'est pas bloqué, mais il monte moins vite qu'avant et descend plus souvent.

La crise a relancé le débat sur l’ascenseur social et en particulier sur l’ampleur du déclassement dont serait victime une partie de la population. Ce déclassement est-il réel ou subjectif ? Contrairement à ce que l’on dit souvent, l’ascenseur social n’est pas arrêté, mais il monte indéniablement moins vite qu’au cours des Trente Glorieuses. Et sans exagérer le phénomène, le déclassement n’est pas seulement un fantasme.

L’ascenseur social n’est pas arrêté

De nombreux commentateurs estiment que la montée du chômage à partir du milieu des années 1970 a mis un coup d’arrêt au phénomène de promotion sociale : selon eux, l’ascenseur social est désormais " bloqué ". Depuis une quarantaine d’années, la situation contraste en effet avec la rapidité des transformations que la France a connues durant les Trente Glorieuses. A l’époque, les 3 % ou 4 % de croissance annuelle de l’activité permettaient une hausse générale de la qualité des emplois et des niveaux de rémunération, de telle sorte que beaucoup pouvaient espérer pour leurs enfants une position sociale meilleure que la leur.

Evolution de la structure des emplois (en %) et variation 1982-2008 (en points de %)

En dépit du ralentissement économique et des subventions massives accordées au développement de l’emploi peu qualifié par le biais d’exonérations de cotisations sociales, l’emploi qualifié a cependant continué de croître. Entre 1982 et 2008, le nombre de cadres supérieurs a augmenté de 135 % (+ 2,4 millions d’emplois), alors que l’emploi total ne progressait que de 14 %. Résultat : au cours de cette période, la part des cadres supérieurs dans l’ensemble de la société a été multipliée par deux, passant de 7,8 % à 16 %. A l’opposé, le monde agricole (les exploitants) et la catégorie des ouvriers ont perdu deux millions d’emplois, le premier passant de 7 % à 1,8 % du total, la seconde de 30,1 % à 22,6 %.

La probabilité de devenir cadre moyen ou supérieur s’est logiquement accrue. Comme l’a noté le sociologue Eric Maurin 1, parmi les actifs occupés issus du monde ouvrier et sortis de l’école depuis moins de cinq ans, 30 % sont cadres en 2008, alors qu’ils n’étaient que 13 % dans ce cas en 1982. La probabilité de devenir cadre a augmenté aussi chez les enfants de cadres : elle est passée de 63 % à 73 %, mais de façon moins importante. Du coup, l’écart entre les deux populations s’est réduit.

Cette ouverture a aspiré vers le haut une partie des catégories populaires. Même avec une machine à créer des emplois qui tourne au ralenti, la société française continue donc à se transformer rapidement. En 2003, les deux tiers des hommes âgés de 40 à 59 ans n’appartiennent pas au même groupe social que leur père. Ils n’étaient que 57 % en 1977, relève une étude de l’Insee 2. Certes, les fils de cadres supérieurs deviennent le plus souvent cadres supérieurs à leur tour, mais le groupe des cadres, en forte expansion, recrute dans toutes les catégories sociales : 24 % des cadres supérieurs ont un père cadre et 23 % un père ouvrier.

Des déclassements plus fréquents

La poursuite des créations d’emplois qualifiés ne signifie cependant pas que l’égalité d’accès aux différentes positions sociales soit devenue plus grande. La mobilité sociale a progressé sous l’effet de la déformation de la structure des emplois : effondrement de la population agricole, diminution des emplois ouvriers, etc. Pour mesurer la part de la mobilité sociale qui revient à l’évolution réelle des chances (la mobilité " nette "), il faut déduire cet effet de structure du total de la mobilité sociale (voir encadré). Entre 1977 et 1983, cette mobilité nette s’est accrue de 37 % à 43 % des emplois pour les hommes âgés de 40 à 59 ans, mais elle est ensuite revenue à 40 % de 1993 à 2003. Comme le souligne l’Insee, si l’on prend au hasard un enfant de cadre supérieur et un enfant d’ouvrier, le premier a 80 % de chances d’occuper une position sociale supérieure à celle de l’enfant d’ouvrier, une probabilité qui est même en légère hausse depuis 1977.

Zoom Mobilité sociale : une mesure bien fragile

Mesurer l’évolution de la mobilité sociale n’est pas une mince affaire. L’Insee commence par évaluer globalement le nombre de personnes qui ont changé de catégorie sociale entre deux années données. On obtient alors la mobilité sociale " brute ".

Celle-ci aggrège deux types de phénomènes. D’une part, les changements de structure des emplois, liés à la transformation générale de l’économie : déclin de l’emploi agricole puis ouvrier, montée des services, etc. C’est la mobilité dite " structurelle ". D’autre part, l’évolution des chances d’accès à telle ou telle position sociale, la mobilité sociale " nette " ou fluidité sociale. On l’évalue par déduction, en soustrayant la mobilité structurelle de la mobilité brute.

Ces mesures dépendent beaucoup des contours des catégories : plus on découpe la société de façon précise, plus on observe de mouvements. La réalité même de ces catégories se modifie : une grande partie des cadres supérieurs de 2010 n’ont pas le même prestige social que ceux des années 1960.

En outre, pour obtenir une mesure fiable, il ne faut pas prendre en compte les plus jeunes car leur situation n’est pas figée : ils peuvent progresser dans la hiérarchie sociale. Inversement, si l’on prend les plus âgés, on mesure pour une bonne part ce qui se passait il y a des dizaines d’années. Peu éclairant pour comprendre les évolutions actuelles. L’Insee isole le plus souvent la situation des 40-59 ans. Et étudie seulement celle des hommes... Les femmes sont écartées des études de mobilité sociale du fait de la très forte élévation des taux d’activité féminins, qui rend difficile toute comparaison dans le temps.

Nos sociétés se transforment, mais ne deviennent donc pas plus " justes " pour autant. Comme l’a noté le sociologue Camille Peugny 3, le rapport entre la part de ceux qui montent et celle de ceux qui descendent dans l’échelle sociale est resté supérieur à un, mais il a nettement diminué pour les générations récentes. Prenons la situation des 35-39 ans en 2003 : 40 % sont au même niveau que leur père, 35 % au-dessus et 25 % sont déclassés par rapport à leur père. Vingt ans auparavant, ils étaient 42 % au même niveau, 40 % au-dessus et 18 % en dessous. La part de ceux qui progressent reste donc supérieure à la part de ceux qui descendent, mais cette dernière s’accroît notablement. Même si le processus est parfois exagéré, le déclassement intergénérationnel n’est donc pas une vue de l’esprit.

En outre, les données officielles sur la mobilité sociale demeurent très lacunaires : les dernières remontent à 2003. Or, la crise a probablement accentué les difficultés. Depuis l’été 2008, le nombre de demandeurs d’emploi s’est accru de 800 000 personnes. Tous ne seront pas déclassés, mais la plupart se posent de sérieuses questions sur leur avenir. Plus largement, la nature des emplois s’est parfois transformée tout en conservant la même dénomination : un certain nombre de postes de cadres supérieurs n’en ont désormais que le nom. Ils sont occupés par des salariés payés quelquefois légèrement au-dessus du Smic, sous des statuts précaires. Au-delà, c’est la précarisation de l’emploi elle-même qui débouche sur des emplois dont le statut est dégradé, même s’il ne s’agit pas toujours de déclassement au sens formel. Notamment chez les jeunes : en 1982, 18 % des 15-24 ans étaient employés en intérim, en contrat à durée déterminée ou en apprentissage, contre 51 % en 2008. D’un point de vue global, la part de ces emplois précaires sur la totalité des emplois est passée de 5 % à 12 %.

Quelle société voulons-nous ?

Le jugement porté sur la mobilité sociale dépend pour une part significative de la façon d’observer le phénomène. Au-delà du déclassement intergénérationnel objectif, le sentiment de ne pas occuper la place qui leur est due eu égard à leur formation se diffuse aussi chez de nombreux salariés. Ces frustrations sont d’autant plus répandues que le niveau moyen de la main-d’oeuvre a fortement progressé ces trente dernières années. Entre 1982 et 2008, la part des bac + 2 ou plus chez les 25-49 ans est passée de 14,7 % à 35,2 %.

Le diplôme joue un rôle de plus en plus fort dans la réussite sociale. En 2008, parmi les jeunes sortis de l’école depuis moins de cinq ans, 47 % des non-diplômés étaient au chômage, contre 7 % des diplômés du supérieur : " échouer à l’école n’a jamais été aussi disqualifiant ", estime Eric Maurin. Les jeunes générations et leurs familles l’ont d’ailleurs compris. En témoigne leur investissement à la fois psychologique et financier dans les études et les stratégies d’accès aux meilleures écoles, surtout dans les milieux les plus favorisés. Le sentiment de ne pas toujours être payé en retour est proportionnel à cet investissement. Mais le niveau a monté pour tout le monde : ce n’est pas tant le diplôme en soi qui compte, que sa situation relative dans l’échelle des diplômes, notamment quand la concurrence fait rage sur le marché du travail. Le niveau du bac n’a pas baissé, mais il ne donne plus accès à la même position dans la hiérarchie sociale quand il concerne 5 % d’une génération comme en 1950, ou les deux tiers comme aujourd’hui.

Toutefois, faudrait-il viser seulement une meilleure égalité des " chances " ? On peut imaginer des sociétés plus justes, où les individus seraient plus mobiles, mais où seul l’esprit de compétition dominerait, créant des écarts considérables entre les uns et les autres. Seraient-elles pour autant " meilleures " ? L’ascenseur serait en marche, mais il s’accompagnerait de descentes vertigineuses. Au final, c’est bien la forme globale des hiérarchies, de l’école à l’entreprise, qu’il faut questionner. Et si le sentiment de déclassement est aussi fort en France, c’est peut-être aussi du fait du poids exorbitant des classements, notamment scolaires.

  • 1. La peur du déclassement, par Eric Maurin, coll. La République des idées, éd. du Seuil, 2009.
  • 2. " En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué ", par Stéphanie Dupays, dans Données sociales, Insee, 2006. Disponible en ligne sur www.insee.fr
  • 3. Le déclassement, par Camille Peugny, coll. Mondes vécus, éd. Grasset, 2009.

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