Société

La crise du modèle inégalitaire

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Il faut mettre un terme au cycle de montée des inégalités sociales qui a largement contribué à la crise. Mais il n'est pas évident qu'on y parvienne à court terme.

La crise va-t-elle sonner le glas de la montée des inégalités dans les sociétés occidentales ? Elle a en tout cas déjà démenti les prophéties selon lesquelles leur creusement est un mal nécessaire si l’on veut atteindre une plus grande efficacité économique. Non seulement la dynamique inégalitaire mise en place depuis trente ans n’a pas produit les bienfaits escomptés, mais elle a été l’un des ressorts de la crise actuelle. Il n’est pourtant pas sûr que cette fin de cycle idéologique s’accompagne d’une transformation aussi rapide des réalités sociales : il y a parfois loin de l’épuisement d’une idée au renouvellement des politiques qu’elle a suscitées...

La montée des inégalités

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des pays développés font le choix de politiques keynésiennes adossées au déploiement de protections sociales ambitieuses. Comme le dit alors William Beveridge, le fondateur de la protection sociale britannique, " la guerre a donné de l’importance aux gens ordinaires ". La guerre, mais aussi l’expérience de la crise de 1929, la tragique leçon des années 1930 et la compétition avec le modèle communiste à l’Est, qui apparaissait encore à l’époque comme prometteur. La redistribution des énormes gains de productivité réalisés au cours des décennies suivantes permet en tout cas de porter les inégalités à un niveau historiquement bas au milieu des années 1970.

Rémunération annuelle moyenne des 150 personnes les mieux payées dans les 50 plus importantes entreprises des Etats-Unis, en millions de dollars constants de 2000 et rapportée au salaire moyen

Depuis, cette mécanique s’est inversée. La remontée des inégalités n’a été nulle part aussi prononcée qu’aux Etats-Unis : de 1979 à 2004, tandis que les 20 % les plus pauvres de ce pays voyaient leurs revenus progresser de 6 %, les 20 % les plus aisés enregistraient une augmentation de 69 % (et de 176 % pour le 1 % le plus fortuné !). Comme l’ont montré Thomas Piketty et Emmanuel Saez, il faut remonter à... 1929 pour trouver de tels écarts dans la patrie de Roosevelt.

Quoique plus lent et plus tardif, le phénomène n’est pas moins réel en Europe. Ces dix dernières années, les inégalités de revenus entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches y ont vu leur rapport progresser de 4,6 à 5 pour l’ensemble de l’Union européenne et de 4,6 à 4,9 pour la zone euro, selon les données d’Eurostat. Ces moyennes cachent cependant d’importantes disparités. De 1998 à 2008, si les pays scandinaves restent dans une fourchette basse, de grands pays comme l’Allemagne enregistrent une hausse particulièrement soutenue (de 3,6 à 4,9). Le Royaume-Uni, qui connaissait quant à lui un niveau d’inégalités déjà élevé, continue sur sa lancée (de 5,3 à 5,8).

La France, de son côté, connaît une apparente stabilité : de 1997 à 2007, le revenu des 10 % les plus pauvres y augmente même plus vite (+ 15,7 %) que celui des 5 % les plus riches (+ 12,8 %), selon l’Insee. Mais ces données ne tiennent compte que de façon parcellaire des revenus du patrimoine. Or, non seulement les inégalités de patrimoine sont beaucoup plus amples que les inégalités de revenus (de 1 à 7 entre cadres et employés), mais elles ont augmenté plus rapidement ces dernières années, notamment du fait de la hausse de l’immobilier et des titres financiers dans les années 1990-2000.

En haut de la distribution est ainsi apparue, en France comme dans beaucoup d’autres pays occidentaux, une catégorie d’" ultrariches " survitaminés aux stock-options et autres produits financiers, dont les revenus ont augmenté de manière faramineuse (selon l’économiste Camille Landais, les revenus du 0,01 % le mieux payé ont crû de 69 % de1998 à 2006). Dans le même temps, en bas de la distribution, la crise vient ajouter un supplément de précarité et d’exposition au chômage à des situations déjà très compliquées : les dépenses contraintes (alimentation, loyers, transports, énergie) occupent en effet une part croissante du budget de ces ménages.

Un mal nécessaire ?

Ces constats auraient dû inquiéter les gouvernements. En pratique, la montée des inégalités a souvent été perçue au contraire comme la condition d’un redressement de la croissance. La frugalité salariale était censée permettre de contenir le coût du travail et de soutenir la compétitivité des entreprises au moment où la mondialisation leur imposait une concurrence impitoyable avec les économies émergentes et leur abondante main-d’oeuvre à bas coût. L’adage mille fois répété était qu’avant de partager la richesse, il fallait la produire. La redistribution des gains de productivité fut donc reléguée au rang des conséquences escomptées, et non des conditions d’une bonne politique. Les libéraux soutenaient également la déréglementation du marché du travail afin que les entreprises puissent ajuster plus rapidement leur masse salariale aux fluctuations de leur activité. Pour les mêmes raisons, ils souhaitaient contenir l’évolution du salaire minimum, voire en modifier substantiellement les règles de calcul. Comme, parallèlement, rien ne fut fait pour soutenir le contre-pouvoir syndical dans l’entreprise (quand un antisyndicalisme déclaré ne fut pas mis en place, comme aux Etats-Unis), les salariés se trouvèrent peu à peu isolés et affaiblis dans leurs capacités de résistance et de négociation.

Cette dynamique inégalitaire avait aussi pour but de favoriser la prospérité des riches, considérée comme un puissant facteur de relance économique. Contre les représentations du rentier plus soucieux du rendement de son épargne que de sa contribution au progrès et à l’innovation, les libéraux cherchaient à imposer l’image d’un investisseur intrépide, créateur d’emplois et consommateur insatiable de biens et de services à forte valeur ajoutée. Ce programme de relance par les inégalités - ou " keynésianisme inégalitaire " - trouva sa traduction la plus évidente dans les politiques d’allègement de la facture fiscale pour les plus aisés menées à grande échelle dès les années 1980 par des figures aussi emblématiques que Ronald Reagan aux Etats Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Le " paquet fiscal " adopté en France en 2007 en est l’un des plus récents exemples.

Les inégalités, cause de la crise ?

L’expérience de la crise vient cependant de démontrer que tout cela n’a guère fonctionné. D’une part, ce qui n’a pas été donné aux plus modestes n’a pas seulement profité à l’investissement productif, à la compétitivité, ni même à la création d’emplois, mais aussi et surtout à un gonflement excessif du prix des actifs et à la rémunération du capital : les rendements déraisonnables que le système financier, fort d’une autonomie et d’un pouvoir croissants, a exigés des entreprises ont " pompé " une part plus que proportionnelle de la valeur ajoutée.

D’autre part, dans des économies dont le produit intérieur brut (PIB) dépend lourdement de la consommation des ménages (jusqu’à 70 % aux Etats-Unis !), les individus ont été priés d’être des salariés compréhensifs tout en restant des consommateurs boulimiques. Cette injonction paradoxale n’a pu être surmontée qu’en favorisant le recours au crédit. Or, cet ajustement par l’endettement des ménages (en particulier sur l’immobilier) a bandé le premier ressort de la crise. Si le système financier en a démultiplié et disséminé les effets en en faisant un objet de spéculation, la cause première du problème réside bien dans un régime de croissance qui tente de concilier surproduction et surconsommation. Ce modèle de croissance fondé sur le crédit est cependant d’abord une affaire américaine, et les inégalités n’ont pas la même ampleur de part et d’autre de l’Atlantique. Ce sont surtout les dysfonctionnements du système financier qui ont transformé ces difficultés en déflagration mondiale.

Quelles réponses ?

Toujours est-il que l’exemple américain est un sérieux avertissement pour tous ceux qui seraient tentés de continuer sur le chemin d’une augmentation des inégalités. Si, en Europe, la contradiction entre compression des salaires et encouragement à la surconsommation n’atteint pas le niveau américain, elle alimente déjà les frustrations d’un individualisme non solvable, cet " individualisme négatif " dont parle le sociologue Robert Castel : les modèles d’accomplissement de soi, de maîtrise de son destin et de réussite sociale placés sous les yeux des individus appellent toujours plus d’autonomie et de moyens, au moment même où ceux-ci leur deviennent de plus en plus inaccessibles. Le ressentiment né de l’écart entre les valeurs les plus largement diffusées et la réalité économique et sociale ne peut, dans ces conditions, qu’aigrir davantage.

Evolution du taux marginal maximal d’imposition des revenus du travail aux Etats-Unis, en %

Si l’on veut conjurer à la fois le retour d’une crise de ce type et les complications politiques qui pourraient en résulter, il faudrait donc désormais s’attaquer aux inégalités. La crise s’est traduite par de gigantesques transferts des contribuables vers un système bancaire qu’il fallait sauver de l’effondrement, par de fortes augmentations du chômage exposant les moins favorisés à d’importantes pertes de revenus, et finalement par un durcissement de l’accès au crédit pour les ménages. Dans un tel contexte, la réduction des inégalités est non seulement un enjeu économique pour la relance de l’activité, mais d’abord, et surtout, un impératif démocratique et moral.

A cet égard, la question des rémunérations les plus élevées s’avère stratégique si l’on veut ramener la confiance au sein des sociétés elles-mêmes. Des propositions ambitieuses et contraignantes sont attendues notamment pour limiter les bonus et encadrer la rémunération des dirigeants et des traders. De la même manière, la solidarité face à la crise appelle des politiques fiscales différentes de celles qui ont prévalu ces dernières années. D’un côté, le poids accru de la dette publique ne permet plus d’envisager sérieusement de nouvelles baisses d’impôts. De l’autre, les efforts qui ont été demandés aux classes moyennes et populaires ainsi que la nécessité de soutenir la consommation des ménages requièrent désormais une contribution renforcée des plus aisés. L’un des moyens éprouvés pour y parvenir serait d’augmenter substantiellement le taux de la dernière tranche de l’impôt sur le revenu. C’est ce que le président américain Franklin D. Roosevelt avait fait, dans les années 1930, en le portant à des niveaux quasi confiscatoires pour les très hauts revenus.

Mais si l’on veut s’attaquer à la racine du problème, il faut remettre en cause plus largement le régime de croissance qui a alimenté et justifié la montée des inégalités depuis trente ans. La stagnation des salaires et la déréglementation du marché du travail ne peuvent plus être considérées comme une contrepartie nécessaire du dynamisme économique, sauf à compromettre gravement la cohésion sociale, voire la stabilité politique de nos pays. A condition que soient soutenus parallèlement de puissants efforts d’innovation, un autre régime de croissance devrait permettre de nouveau la redistribution des gains de productivité à tous. Les équilibres d’hier sont d’autant plus intenables que les sociétés vont devoir négocier un virage écologique sans précédent dans leur histoire, imposant des changements considérables dans les modes de production et de consommation. Bref, l’âge de l’hégémonie libérale a vécu. Reste à savoir si les démocraties occidentales sauront trouver l’énergie pour prendre des initiatives d’ampleur comparable à celles de l’immédiat après-guerre, sans avoir à subir des épreuves aussi douloureuses.

Des raisons d’être sceptique

On peut en douter à court terme. Ces évolutions se heurtent en effet à de nombreuses contraintes. La période de faible croissance qui s’annonce, lestée par un endettement public record, risque fort de s’accompagner d’une séquence d’austérité qui pourrait geler durablement l’état des inégalités. Par ailleurs, la concurrence chinoise qui pèse sur les salaires va très probablement se poursuivre. Quant à la révolution fiscale, elle peinera certainement à réunir suffisamment de suffrages pour s’imposer dans les urnes. Dans le même temps, les sociaux-démocrates cherchent vainement les contre-pouvoirs susceptibles d’agir sur le capitalisme et d’en infléchir l’évolution : à quelques exceptions près, les taux de syndicalisation sont historiquement bas. Les sociétés occidentales se trouvent de fait dans une situation inconfortable et dangereuse. La crise a imposé une défaite historique à l’idéologie libérale, mais cette défaite reste essentiellement intellectuelle et n’éclaire encore que faiblement les moyens de réduire substantiellement les inégalités.

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