Economie

Le protectionnisme est-il de retour ?

6 min

Peu d'éléments indiquent une remontée du protectionnisme pour l'instant. Mais l'après-crise sera probablement marquée par un recul du libre-échange.

La panique financière, la récession et les fortes pertes d’emplois subies par la plupart des économies ont fait craindre que les Etats ne soient tentés par des politiques protectionnistes, afin de reporter leurs problèmes sur les autres. A ces craintes sont venus s’ajouter les échecs répétés des tentatives pour conclure le cycle de négociations de Doha, censé faire avancer la libéralisation du commerce mondial. Ainsi, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à l’OCDE, en passant par la Banque mondiale, les grandes institutions internationales n’ont eu de cesse d’attirer l’attention sur ce risque protectionniste au cours de l’année passée. En France, des économistes comme Patrick Artus et Olivier Pastré en font le principal risque pesant sur l’avenir de l’économie mondiale 1. Ces avertissements doivent-ils être pris au sérieux ? Pour l’instant, ce risque paraît peu probable. Les difficultés à conclure le cycle de Doha tiennent plus aux faibles bénéfices à attendre de nouvelles libéralisations que d’une volonté de fermer les frontières. C’est sans doute plutôt au moment où la croissance reviendra que les risques de protectionnisme pourraient devenir plus réels.

Pas de fermeture des marchés

Selon Zhou Xiaoyan, une haut fonctionnaire du ministère chinois du Commerce, pas moins de 103 pays avaient lancé des attaques commerciales contre les produits en provenance de Chine, à la fin du mois de novembre dernier. Dans le bilan des mesures protectionnistes proposé régulièrement par l’économiste Simon J. Evenett, de l’université de Saint-Gall, la Chine apparaît effectivement comme la première victime d’une éventuelle menace protectionniste.

Simon Evenett, professeur de commerce international, a été durant la crise le principal porte-drapeau de la thèse d’une menace protectionniste avérée. Ainsi, dans un rapport publié en décembre dernier, il note que 297 mesures de protection ont été mises en oeuvre à travers le monde depuis novembre 2008, laissant ainsi entendre que le protectionnisme est déjà devenu une réalité. Un tiers des mesures considérées correspond à des politiques nationales de soutien aux banques, au secteur automobile, etc., dont l’objectif premier était de sauvegarder les économies de l’effondrement plutôt que de mettre en place des politiques commerciales agressives du type de celles des années 1930. Quant aux deux tiers restants, il est difficile de savoir s’ils marquent réellement une rupture par rapport au flux habituel des petites bisbilles commerciales, car les données mises en avant par Simon J. Evenett ne démarrent qu’en novembre 2008.

On trouve une réponse plus pertinente chez Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC. Lors du Forum de Davos du début 2009, il indiquait avoir détecté " plusieurs points rouges " en matière de pratiques commerciales. Au début de l’été, il notait encore " un glissement significatif " vers le protectionnisme. Mais, présentant le bilan des actions protectionnistes réellement entreprises du fait de la crise, Pascal Lamy affirmait finalement en novembre dernier que " l’économie mondiale est aussi commercialement ouverte aujourd’hui qu’elle l’était avant que la crise commence " ! Et dans un entretien au quotidien Les Echos, il conclut le 1er décembre que " les mesures protectionnistes ont été dans l’ensemble contenues. On estime que le commerce mondial affecté par des mesures restrictives n’atteindra que 1 % dans le pire des cas. " Pas de quoi fouetter un chat...

Les Etats n’ont pas non plus multiplié les politiques de change agressives visant à déprécier leur monnaie pour gagner en compétitivité, même si la stabilité du taux de change yuan-dollar qu’impose la Chine n’est pas sans poser problème, notamment aux Européens. La crise s’est surtout traduite par une plus grande volatilité des changes, en particulier pour les devises des pays émergents dont l’effondrement a tenu à la violence des retraits de capitaux (en particulier en Corée du Sud, en Inde, en Indonésie et en Europe de l’Est).

Le rejet de Doha

Toutefois, les partisans du libre-échange continuent à utiliser les échecs répétés des négociations visant à conclure le cycle de libéralisation commerciale lancé à Doha en 2001 pour souligner l’existence de tensions commerciales. Elles pourraient même, selon eux, donner lieu, en cas d’enterrement définitif du cycle, à la mise en oeuvre de politiques agressives.

Zoom Finance : les frontières restent ouvertes

La libéralisation des flux financiers s’appuie sur l’internationalisation de quatre types d’activité : l’intermédiation (la collecte de dépôts et la distribution de crédits par les établissements financiers), les placements (la recherche des meilleures opportunités de rendement pour l’épargne), la gestion des risques financiers (la capacité à se protéger ou à spéculer sur le risque en le faisant circuler) et les mouvements de fusions- acquisitions, c’est-à-dire l’investissement à l’étranger pour entrer au capital ou pour s’emparer d’un établissement.

Selon les données de la Cnuced, on note, ces dernières années, un accroissement des changements de réglementations nationales allant dans le sens d’un plus grand protectionnisme vis-à-vis des investissements étrangers. La tendance est cependant antérieure à la crise et celle-ci ne l’a pas renforcée. Pas plus qu’elle n’a suscité pour l’instant un mouvement de fermeture des frontières dans les autres compartiments de la finance.

Or, l’insuccès de Doha tient plus au fait que les gains espérés d’une plus grande libéralisation paraissent désormais très faibles. Des études récentes de la Banque mondiale et du Peterson Institute for International Economics ont tenté de montrer que des gains importants de bien-être résulteraient de la conclusion d’un accord. Mais les travaux des économistes américains Kevin P. Gallagher et Timothy A. Wise, du Global Development and Environment Institute de l’université de Tufts, ont relativisé ces résultats : ces estimations sont fondées, d’une part, sur des hypothèses farfelues qui n’ont rien à voir avec l’état des discussions actuelles en matière de libéralisation agricole et industrielle et, d’autre part, sur des calculs extrêmement fragiles quant aux effets à attendre d’une plus grande ouverture. Que ce soit en matière de services, d’accords sectoriels (produits chimiques, technologies de l’information et de la communication, électronique, produits pour l’environnement) ou de facilitation du commerce (le fait de rendre les opérations administratives, le transport et les techniques logistiques des échanges plus efficaces).

Une fois revenu à des hypothèses sérieuses, les modèles utilisés montrent que les gains à attendre seraient faibles pour les pays riches, un peu plus importants pour les pays émergents et négatifs pour les pays les plus pauvres. Pas de quoi mobiliser les négociateurs... Cela n’indique cependant pas que les pays membres de l’OMC soient prêts à engager des affrontements commerciaux.

Un protectionnisme post-crise ?

La pression électorale liée aux pertes d’emplois peut certes inciter certains gouvernements à adopter des mesures à caractère protectionniste. L’effondrement du commerce mondial durant les années 1930, souvent attribué aux politiques publiques de restriction du commerce 2, incite cependant les dirigeants politiques à une certaine retenue vis-à-vis de politiques commerciales franchement agressives. Paradoxalement, c’est peut-être une fois que les effets de la crise se seront atténués qu’un discours plus ostensiblement protectionniste pourrait revenir sur le devant de la scène.

Les prises de position récentes d’économistes de renom, comme Paul Samuelson, Paul Krugman ou Alan Blinder, sur certains effets négatifs du libre-échange ont cassé le consensus intellectuel qui le soutenait dans les années 1990 et 2000. Comme le remarque dans une étude récente l’économiste Jean-Marc Siroën, " si l’ensemble des critiques ne conduit pas à une remise en cause radicale du libre-échange, il en nuance les bienfaits ". Et le professeur de Dauphine de préciser que " l’évolution doctrinale, jusque-là très favorable à une libéralisation des échanges la moins conditionnelle possible, commence à admettre la possibilité de restrictions économiquement ou éthiquement justifiées ", y compris, comme il le montre citations à l’appui, dans les documents même de l’OMC !

Nombre de plaintes pour pratiques commerciales dommageables

La crise n’a pas suscité un accroissement des plaintes pour pratiques commerciales dommageables auprès de l’OMC.

Nombre de plaintes pour pratiques commerciales dommageables

La crise n’a pas suscité un accroissement des plaintes pour pratiques commerciales dommageables auprès de l’OMC.

Une fois la crise passée, les projets européens de taxe carbone pourraient ainsi monter en puissance afin de limiter l’entrée de produits non environnementalement responsables. Même chose pour le souhait des parlementaires démocrates américains d’introduire des clauses sociales dans les accords commerciaux signés par les Etats-Unis afin d’éviter le dumping - des conditions de travail à faible revenu et faible protection sociale - de certains pays émergents.Plus que la fuite dans un libéralisme sans fin, l’OMC sera donc peut-être amenée demain à essayer de gérer la coordination de protections négociées.

  • 1. Voir leur ouvrage Sorties de crise, éd. Perrin, 2009.
  • 2. Alors même que nombre de travaux d’historiens en font douter. Voir " Protectionism and World Politics ", Susan Stange, International Organization, vol. 39, n° 2, 1985 et " The Rise and Fall of World Trade, 1870-1939 ", Antoni Estevadeordal et alii, The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 2, 2003.

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