Lutte des classes... d’âge ?

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Les inégalités de salaire et d'emploi sont particulièrement marquées entre jeunes et seniors. Toutefois, elles sont autant liées à la qualification et au sexe qu'aux générations.

La cohabitation n’est pas toujours facile entre générations. Elle peut même parfois tourner à l’aigre. Mais va-t-il falloir désormais ajouter une " fracture générationnelle " aux conflits classiques qui opposent les générations à propos des modes de vie, du rapport au travail ou des convictions politiques ? L’expression est du sociologue Louis Chauvel et désigne le fait que les jeunes générations, pourtant en moyenne mieux formées que leurs aînées, supportent bien plus que leur part des difficultés auxquelles notre société est confrontée depuis la fin des Trente Glorieuses.

De nouveaux types d’inégalités, intergénérationnelles, " silencieuses et déniées " pour reprendre les termes du sociologue, viendraient ainsi s’ajouter aux inégalités traditionnelles qui existent depuis longtemps au sein d’une même génération (entre catégories sociales, entre hommes et femmes, entre diplômés et non-diplômés, etc.). Certaines classes d’âge ont-elles joué le rôle de paratonnerre pour permettre aux autres de traverser les difficultés des temps comme si de rien n’était ? Les jeunes auraient-ils été sacrifiés à la tranquillité des travailleurs plus âgés ?

Les écarts de rémunération selon l’âge en hausse

Le premier indicateur concerne les salaires : les jeunes d’aujourd’hui qui sont en emploi perçoivent-ils un salaire relatif 1 moindre que celui de leurs aînés au même âge ? Cela ne semble guère faire de doute. En 1975, un jeune homme de 21 à 25 ans travaillant à temps plein toute l’année dans le secteur privé ou semi-public percevait en moyenne un salaire égal à 71 % du salaire moyen de l’ensemble des salariés hommes. Une génération plus tard, en 2003, cette proportion était descendue à 63 %. Chez les femmes, l’écart est plus net encore, puisque le salaire des jeunes ne représentait plus que 72 % du salaire moyen des femmes en 2003, contre 87 % en 1975.

Toutefois, bien d’autres facteurs se sont modifiés entre 1975 et 2003 : les jeunes sont nettement plus nombreux à poursuivre des études, si bien qu’ils entrent plus tard sur le marché du travail (aux alentours de 21 ans en moyenne, contre 18 ans en 1975). De ce fait, pour une partie importante des moins de 25 ans, les salaires mesurés sont des salaires de débutants, alors qu’en 1975, ils pouvaient correspondre à des salariés déjà expérimentés. En sens inverse, la proportion de jeunes de moins de 25 ans en emploi ne disposant d’aucun autre diplôme qu’au mieux le brevet des collèges a été divisée par deux, passant de 50 % en 1975 à 24 % en 2003. Ce qui aurait normalement dû se traduire par des gains relatifs plus élevés. Bref, à vingt-huit ans de distance, on compare en réalité des situations peu comparables.

C’est pourquoi il vaut mieux mesurer l’écart de rémunérations entre les 41-50 ans (période de maturité professionnelle) et les 26-30 ans 2. En 1975, chez les hommes, les premiers gagnaient 31 % de plus que les seconds, tandis que la différence était de 9 % chez les femmes (voir graphique). En 2007, les écarts respectifs étaient de 37 % pour les hommes et de 20 % pour les femmes. Incontestablement, le curseur s’est déplacé au détriment des jeunes, surtout chez les femmes. Toutefois, l’écart, qui s’était considérablement accru entre 1975 et 1988, tend à se resserrer depuis. En outre, dans chaque catégorie socioprofessionnelle, les écarts relatifs tendent à se réduire davantage 3. Ainsi, chez les femmes employées, les quadragénaires gagnaient en moyenne 15 % de plus que les femmes de 26-30 ans en 2004, mais cet écart n’est plus que de 13 % en 2007.

Rapport entre les salaires des 41-50 ans et ceux des 26-30 ans, selon le sexe

En somme, il semble qu’une partie de l’écart salarial entre les jeunes et les seniors au sein d’une même catégorie socioprofessionnelle soit en train de se réduire. Mais lentement et pas au point de revenir au niveau d’il y a une trentaine d’années. Ainsi, un salarié (homme) qui aurait commencé à travailler en 1990, à un moment où l’écart salarial entre juniors et seniors atteignait, voire dépassait, 50 % en moyenne, se retrouve dix-sept ans plus tard parmi les quadras gagnant 37 % de plus en moyenne que le junior qui démarre sa carrière. Certes, on peut soutenir qu’il a été perdant relativement, puisque ceux qui le suivent démarrent avec un moindre handicap que lui-même. Mais cela signifie aussi que la prime aux anciens qui a pu exister un moment se réduit et que la fracture générationnelle, si elle a existé un moment, se résorbe peu à peu.

Les jeunes, variable d’ajustement ?

Ce constat ne vaut toutefois que pour ceux qui ont travaillé à temps complet, c’est-à-dire à la fois à temps plein et sans interruption d’emploi. Or, la proportion des salariés à temps non complet n’a cessé de progresser depuis 1978. Une tendance largement liée à la recherche d’une flexibilité accrue du côté des employeurs : les emplois temporaires et les emplois à temps partiel leur permettent d’ajuster leurs effectifs aux fluctuations d’activité, qu’elles soient hebdomadaires, saisonnières ou conjoncturelles. Et ces emplois incomplets sont nettement plus souvent occupés par des jeunes que par les autres classes d’âge. Ainsi, selon le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), 13 % des jeunes en emploi sortis de l’école en 2004 occupaient, trois ans après, un emploi à temps partiel, alors que les deux tiers de ces jeunes auraient souhaité occuper un emploi à temps plein 4. Les chiffres comparables pour 1975 n’existent pas, mais, à cette date, seuls 4 % des jeunes de moins de 25 ans travaillaient à temps partiel.

Quant aux emplois temporaires (CDD, intérim, emplois saisonniers, emplois aidés, formations en alternance), qui ne pesaient pas grand-chose en 1975 5, ils sont devenus quasiment une règle puisque plus d’un jeune en emploi sur deux (50,5 %) occupe ce type d’emploi en 2008. Même en enlevant les formations en alternance (qui représentent désormais presque un tiers des emplois temporaires), les jeunes sont 3,3 fois plus souvent présents dans ces emplois qu’ils ne devraient l’être si toutes les classes d’âge en portaient leur part. En 1975, cette surreprésentation des jeunes dans les emplois temporaires existait déjà, mais dans des proportions nettement moins élevées (1,7 fois). Elle a atteint son maximum (4,1 fois) en 1990, avant de diminuer progressivement.

Evolutions annuelles du revenu salarial par classe d’âge, en euros constants de 2006, de 1992 à 2005

N. B. : les baisses de salaire net sont liées à de moindres primes ou à des heures supplémentaires moins nombreuses.

Evolutions annuelles du revenu salarial par classe d’âge, en euros constants de 2006, de 1992 à 2005

N. B. : les baisses de salaire net sont liées à de moindres primes ou à des heures supplémentaires moins nombreuses.

Comme pour les salaires, c’est donc durant cette période 1980-1990 que les jeunes ont supporté le poids maximal des transformations du marché du travail. Or, la conjonction entre salaires en baisse relative et précarité accrue donne naissance à des revenus salariaux (à savoir les revenus du travail réellement perçus compte tenu des périodes de non-emploi et des temps partiels) nettement plus faibles que pour les autres classes d’âge. Dans ces années-là, il est incontestable que les jeunes ont joué le rôle d’amortisseurs de crise au bénéfice des salariés plus âgés, qui ont été, de ce fait, relativement protégés.

L’âge ne dit pas tout

Il convient cependant de nuancer cette conclusion. D’abord, parce que ces emplois temporaires servent souvent de marchepieds pour accéder à l’emploi durable. Pour 70 % des jeunes, le premier emploi est en effet un emploi temporaire. Mais, au bout de trois ans, près de deux tiers d’entre eux sont en CDI (et la proportion de jeunes travaillant à temps plein augmente également durant ces trois premières années). Ce qui explique que leur revenu salarial progresse de manière sensiblement plus forte que celui des autres classes d’âge, comme le montre le graphique ci-contre, qui chiffre les gains annuels moyens des différentes classes d’âge pour les salariés présents en emploi deux années de suite. Une fois encore, il ne faut pas prendre la photographie à un instant donné pour une situation figée ad vitam æternam.

Ensuite, un examen attentif des données montre sans ambiguïté que les emplois à faible revenu salarial sont occupés très majoritairement par des catégories bien particulières : les femmes, et pas seulement les jeunes, dans le cas des emplois à temps partiel, puisqu’elles occupent 83 % de ces emplois en 2008 ; les jeunes travailleurs peu ou pas diplômés (ceux qui ont au plus le brevet des collèges) dans le cas des emplois temporaires, puisque, en 2007, 45 % des emplois occupés par des jeunes ayant moins de cinq ans de vie active sont temporaires et 25 % le sont encore après cinq à dix ans de vie active. Et comme, entre deux emplois temporaires, il y a souvent du chômage, les jeunes sans diplôme entrés dans la vie active en 2004 sont 36 % à avoir passé plus d’un an au chômage trois ans plus tard, contre 8 % à 12 % pour les jeunes ayant un diplôme du supérieur. En d’autres termes, l’augmentation des inégalités salariales est autant (et sans doute davantage) liée au genre ou à la formation initiale qu’aux générations.

En revanche, du point de vue de l’emploi, les inégalités intergénérationnelles jouent un rôle incontestable. En effet, les jeunes d’aujourd’hui sont nettement plus diplômés que ceux d’il y a vingt ou trente ans, et ils devraient de ce fait trouver plus facilement un emploi que ce n’était le cas alors. Or, c’est l’inverse qui s’est passé. Il ne s’agit pas tant du chômage proprement dit, contrairement à ce que l’on entend souvent : en 1975, on comptabilisait 428 000 jeunes de moins de 30 ans au chômage ; vingt-trois ans après, on en comptabilise 823 000, soit un peu moins d’une multiplication par deux. En revanche, chez les 30-49 ans, le nombre de chômeurs est passé dans le même temps de 246 000 à 898 000 : un peu moins d’une multiplication par quatre.

Le chômage, en valeur absolue, a davantage progressé au cours de ce gros quart de siècle chez les adultes que chez les jeunes. Car la formation a, d’une certaine façon, atténué le désavantage des jeunes à l’expérience professionnelle faible ou inexistante. En 1978, sur les 742 000 jeunes sortis de l’appareil scolaire cette année-là, 40 % n’avaient au mieux que le brevet des collèges. En 2006, il n’y en avait plus que 18 % dans ce cas. Et c’est sur eux, soupçonnés d’incompétence ou de médiocrité, qu’est retombée une bonne partie du poids du chômage, puisque, dans la tranche d’âge 15-29 ans, leur taux de chômage s’élevait à 26 % en 2008, contre 6,5 % pour ceux qui avaient un diplôme d’au moins bac + 2. Une fois encore, le chômage des jeunes doit plus à l’absence ou à l’insuffisance de formation qu’à l’âge.

Mais le taux de chômage ne dit pas tout des difficultés des jeunes relativement à celles des adultes. On peut en effet souhaiter travailler, mais ne pas faire de démarches dans ce sens. On peut aussi prendre un emploi à temps partiel faute de mieux. Ou on peut continuer à chercher et faire alors partie des chômeurs " officiels ". Or, 24 % des jeunes - entendons ici ceux qui sont sortis depuis moins de cinq ans du système de formation - sont concernés par l’une ou l’autre de ces trois situations, alors que les adultes - ceux qui sont sortis de l’appareil de formation depuis au moins onze ans - ne sont que 10,8 % à s’y trouver. Et cette fois, pas de contestation possible, il s’agit bien d’un phénomène de type générationnel, puisque même les jeunes diplômés du supérieur sont davantage concernés que les adultes. Si l’exclusion de l’emploi est autant un problème de formation qu’un problème de génération, les difficultés d’insertion professionnelle - la galère des premières années d’entrée dans la vie active - relèvent clairement d’un problème générationnel.

Toute la question est de savoir si ces mauvais départs si fréquents pour les jeunes - surtout pour les moins diplômés, mais pas exclusivement - les marqueront durablement par la suite ou si des mécanismes de rattrapage leur permettront de répliquer la carrière plus lisse de leurs aînés. Pour l’instant, nous manquons d’études précises pour le savoir, car les indicateurs généraux (de type moyenne ou médiane) masquent les disparités et ne permettent pas de suivre finement les parcours professionnels sur des durées suffisamment longues. Mais nous savons que, par exemple, démarrer dans la vie par des emplois déqualifiés ou avec des temps partiels risque de nuire durablement à la carrière salariale. Raison de plus pour ne pas ranger trop vite au placard les analyses faisant état d’inégalités générationnelles croissantes. Même si, pour l’instant, elles semblent peser davantage sur les moins qualifiés que sur les autres.

  • 1. Exprimé, par exemple, en proportion du salaire moyen ou du salaire médian de chacune des générations.
  • 2. Seuls quinze à vingt ans séparent ces deux classes d’âge, soit un peu moins d’une génération (vingt-huit à vingt-neuf ans). Il serait donc plus logique de comparer les 26-30 ans et les 51-60 ans. Mais la pratique des cessations anticipées d’activité (préretraites, carrières longues...), qui a concerné surtout les catégories les moins qualifiées, fait que cette classe d’âge est composée de salariés en moyenne plutôt plus qualifiés, donc mieux payés.
  • 3. Tout simplement parce que la proportion de salariés qualifiés s’est accrue entre 1975 et 2007, tirant la moyenne vers le haut.
  • 4. Disponibles sur www.cereq.fr/pdf/b248.pdf
  • 5. En partie parce que les CDD n’existaient pas en 1975, puisqu’ils n’ont été autorisés qu’à partir de 1979.

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