La génération 68, une génération bénie ?

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Heureux soixante-huitards ! Après avoir évolué dans un contexte économique plus favorable, ils bénéficieraient aujourd'hui à plein d'une retraite à 60 ans. Pas aussi simple.

Certains l’appellent la génération " bénie des dieux "1. Et de fait, la génération 68, celle qui est née entre 1940 et 1950 ou juste un peu après et qui avait une vingtaine d’années en 1968, a eu beaucoup de chance. Epargnée par la guerre, elle est arrivée sur le marché du travail à un moment où le problème des entreprises était de trouver de la main-d’oeuvre plutôt que de s’en séparer. Ceux qui avaient une formation un peu plus longue que la moyenne ont bénéficié d’un généreux ascenseur social. Ceux qui disposaient de quelques économies - souvent les mêmes - ont pu s’endetter à bon compte pour acheter leur logement et rembourser leur emprunt en monnaie de singe grâce à l’inflation des années 1970. Et la plupart ont bénéficié à plein de la retraite à 60 ans et d’une espérance de vie qui n’a cessé de s’allonger.

Certains vont plus loin, tels Jean-Louis Caccomo, accusant cette génération d’avoir vidé les caisses sans vergogne et laissé la note aux générations suivantes : ils ont légué " des factures à leurs enfants alors qu’ils ont eux-mêmes hérité d’un véritable trésor (...). Ils sont nés dans un pays riche et ils laisseront un pays en voie de sous-développement ". Et Caccomo n’est pas le seul à en vouloir aux contemporains du " joli mois de mai " : la génération 68 est également accusée de s’être accaparé la plus grande partie des positions de pouvoir ou encore d’avoir répandu le laxisme dans les esprits. Mérite-t-elle de tels procès ? Si l’on s’en tient aux seules dimensions économiques et sociales de l’accusation, rien de moins évident.

Les excès d’un procès

Car il y a évidemment de l’excès dans ces réquisitoires. Les plus jeunes sont arrivés sur le marché du travail au moment du choc pétrolier et tous ont vécu la progressive dégradation du marché du travail. Lorsque Creusot-Loire fait faillite en 1985, laissant sur le carreau 15 000 salariés, bon nombre d’entre eux font partie de cette génération, et ils n’ont pas le sentiment d’être bénis des dieux ! Pas davantage que les salariés de Lip, des aciéries de Lorraine et des grandes unités industrielles marquées par les restructurations dans les années 1980. L’usine Peugeot de Sochaux, qui était en 1968 la plus grande de France avec près de 40 000 salariés, en compte moins de 10 000 depuis le début des années 2000. Et ce sont pour une bonne part des membres de la génération 68 qui ont été les victimes de ce dégraissage. Mais ils étaient ouvriers, et ce n’est généralement pas à ce groupe social - qui représentait pourtant 30 % de cette génération - que l’on pense spontanément quand on évoque la génération 68.

Quant à la montée de l’endettement public, lui en imputer la responsabilité est manifestement injuste : elle a relevé de choix politiques qui ne sont pas générationnels et dont la contrepartie n’a pas forcément nui aux intérêts des générations plus jeunes. Ainsi, sous le gouvernement Jospin, les emplois-jeunes et l’abaissement (compensé par l’Etat) des cotisations sociales pour réduire le surcoût salarial des 35 heures ont à la fois creusé le déficit public et concouru à créer des emplois au bénéfice des jeunes de l’époque. On ne peut en dire autant des réductions d’impôts qui ont contribué à creuser le déficit ces dernières années.

Bref, on voit bien les limites d’un acte d’accusation qui, dans un ensemble désigné du nom commode de " génération 68 " (mais qui, en réalité, déborde assez largement cette dernière), consiste à agglomérer tous ceux qui, peu ou prou, ont connu les Trente Glorieuses et en ont tiré bénéfice. La comparaison assez classique entre un supposé âge d’or situé dans un passé un peu flou et la calamiteuse situation actuelle permet de faire peser la responsabilité des difficultés des uns sur l’insouciance ou l’impéritie des autres (le " jouissez sans entrave " de Mai 68). Or, ce lien n’est pas avéré et l’approche globale par grandes cohortes occulte les considérables différenciations qui existent entre groupes sociaux à l’intérieur de ces cohortes.

Les privilèges de la génération 68

Faut-il pour autant mettre la thèse à la poubelle ? Non, car, même excessive et sans nuance, elle repose sur un ensemble de faits que l’on ne peut ignorer. Le premier concerne l’accès à l’emploi. Dans les années 1970, l’emploi précaire n’existait quasiment pas : l’intérim n’a été officialisé qu’en 1973 et le contrat à durée déterminée qu’en 1979 (même s’il existait auparavant sous les dénominations de " contrat d’usage " ou de " contrat saisonnier "). L’accès au premier emploi s’effectuait donc rarement par le biais d’un emploi temporaire, alors que c’est largement devenu la règle aujourd’hui, dans 70 % à 75 % des cas. Même si, la plupart du temps, il ne s’agit que d’une période transitoire, cette transition s’éternise pour certains : 28 % des jeunes entrés sur le marché du travail en 1998 en ayant au plus le brevet des collèges devaient toujours se contenter d’un emploi temporaire (CDD, intérim ou emploi aidé) sept ans après, en 2005, selon le Céreq. Pour la partie des jeunes les moins bien armés, l’insertion professionnelle ressemble donc davantage à une galère qu’au long fleuve tranquille des années 1970.

Et les jeunes sans qualification ne sont pas seuls dans cette situation. Le suivi des personnes qui s’étaient inscrites à l’ANPE en décembre 1999 a montré qu’un quart de ceux qui avaient alors retrouvé rapidement un emploi l’avaient perdu six mois après, sans doute parce qu’il ne s’agissait que d’un emploi précaire. Au contraire, les détenteurs d’un CDI, sans être totalement à l’abri d’un licenciement - surtout en période de crise - sont bien moins concernés : d’une année sur l’autre, 2 % d’entre eux perdent leur emploi et se retrouvent au chômage. L’instabilité de l’emploi s’est fortement accentuée, mais surtout au détriment des moins bien armés. Au regard de ces difficultés, les parcours d’insertion sur le marché du travail qui prévalaient au moment où la génération 68 s’y est présentée paraissent très privilégiés.

Deuxième fait : l’ascension sociale. Pour Camille Peugny 2, la proportion des personnes âgées de 40 ans en ascension sociale par rapport à leur père demeure certes supérieure à la proportion de personnes déclassées, mais l’écart entre ces deux destins générationnels n’a cessé de se réduire depuis deux décennies : de 38 % pour les hommes, de 30 % pour les femmes. La génération 88 serait donc nettement moins gâtée que la génération 68, alors même qu’elle est nettement mieux formée 3. Le Centre d’analyse stratégique 4 aboutit à un constat similaire, mais dans des proportions nettement plus faibles. On peut donc difficilement contester que la génération 68 a été privilégiée par rapport à celles qui l’ont suivie. Arrivée sur le marché du travail à un moment où le besoin de cadres et de professions intermédiaires était criant, une partie d’entre elle a été " aspirée " vers le haut, même en l’absence de diplômes adéquats 5.

Part des emplois à durée limitée chez les personnes sorties de l’école depuis cinq à dix ans, selon leur diplôme, en %

Entre 1975 et 2008, la structure socioprofessionnelle de la population en emploi a continué à se transformer, au bénéfice des catégories appartenant aux " professions intermédiaires " et aux " cadres et professions intellectuelles supérieures ". Leur nombre a progressé de 4,9 millions, soit autant que celui de la population active durant la même période (+ 5 millions). Globalement, les jeunes diplômés ayant au moins le bac et arrivés sur le marché du travail durant cette période n’ont pas été contraints - sauf exception- de se rabattre durablement sur des emplois de moindre qualification que celle que leur niveau de formation leur permettait d’espérer. Les opportunités d’ascension sociale se sont sans doute réduites d’une génération à l’autre, mais tous ceux qui avaient des atouts à faire valoir ont pu trouver des débouchés correspondant à leur formation. En revanche, ceux qui sont arrivés sans atout suffisant ont été souvent victimes du chômage de masse ou n’ont trouvé que des emplois de mauvaise qualité.

Aurait-il pu en être autrement ? Sans doute, si davantage d’emplois avaient pu être créés, et là réside sans doute le principal échec d’une génération qui n’a pas su mettre l’emploi au premier rang de ses préoccupations. Mais toute la responsabilité de cet état de fait ne lui incombe pas, car elle tient, en partie au moins, à l’insuffisant effort de formation consenti aussi bien par les gouvernements jusqu’en 1981 que par les entreprises, qui ont plus misé sur la flexibilité que sur les investissements dans les hommes.

Des retraites dorées en perspective ?

Et les retraites non financées ? Dans Le Parisien du 21 décembre dernier, Marc Lomazzi décrit ainsi les retraités de cette génération : "Ils sont de gros consommateurs de loisirs. (...) Partis tôt à la retraite (l’âge moyen est de 59 ans), ils sont assurés, pour la plupart, de toucher longtemps une pension confortable. Ce qui ne sera pas le cas des générations suivantes." L’argument fait mouche, car il n’est pas faux. Cette génération est la première à être partie en retraite avec un niveau de vie supérieur à celui des actifs : 2007 est la première année où l’on constate que le niveau de vie moyen, dans les ménages dont la personne de référence est âgée de 60 à 69 ans (donc vraisemblablement en retraite), est supérieur à celui des ménages où la personne de référence a de 50 à 59 ans (2 020 euros, contre 1 965).

Même si cette génération a été touchée par l’allongement de la durée de cotisations (passée de 37,5 à 40 annuités), il est clair que le gros des efforts portera sur les générations accédant à la retraite dans les années 2020 : elles ont démarré plus tard dans la vie active et ont connu, pour une partie d’entre elles, des phases d’insertion et de déroulement de carrière bien plus heurtées, alors qu’elles devront sans doute cotiser plus de 40 annuités pour obtenir une retraite à taux plein. D’autant qu’elles ne bénéficieront plus, à l’avenir, des départs en préretraite, massivement utilisés par les grandes entreprises pour réduire ou rajeunir leurs effectifs sans rompre pour autant le pacte social implicite des Trente Glorieuses qui a longtemps garanti l’emploi.

Mais finalement, ce n’est pas dans ces domaines économiques et sociaux que la génération 68 porte la plus grande responsabilité. C’est dans son incapacité à changer en profondeur un mode de vie dont chacun savait bien, au fond de lui, qu’il n’était pas durable, puisqu’il reposait - et repose toujours - sur des accumulations de déchets et de prélèvements sur des ressources non renouvelables insupportables à terme. La chose est d’autant plus paradoxale que c’est au nom même du refus de la société de consommation que nombre de jeunes se sont soulevés en 1968. Mais sans doute était-ce là que résidait le problème : le reste de la population, toutes générations confondues, n’a pas suivi. La responsabilité de la dégradation de la situation actuelle ne pèse pas sur les épaules d’une seule génération : elle est largement collective.

  • 1. L’expression se trouve dans le blog de Jean-Louis Caccomo, maître de conférences à l’université de Perpignan, mis en ligne le 4 décembre 2007. Elle a été reprise notamment dans un article de Marc Lomazzi dans Le Parisien du 21 décembre 2009.
  • 2. Le déclassement, éd. Grasset, 2009.
  • 3. 45 % des personnes de 25-49 ans en emploi avaient un diplôme de l’enseignement supérieur en 2008, contre 19 % en 1988.
  • 4. www.strategie.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_20_Mesure_declassement_web.pdf, p. 16.
  • 5. Il y a eu 80 % de réussites au bac en 1968, contre 60 % en moyenne les années précédentes. Eric Maurin a montré que cela avait permis à des jeunes qui auraient sans doute échoué les années précédentes d’accéder à des postes d’encadrement (La nouvelle question scolaire, éd. du Seuil, 2007). Autre exemple : à la fin des années 1960, il y avait plus de postes à pourvoir au Capes (concours de recrutement de professeurs du second degré) que de candidats...

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