Idées

Quand les Etats s’endettent

7 min

L'endettement des Etats est ancien et a porté le développement des marchés financiers. Leur part croissante dans ce financement n'est pourtant pas sans risques, comme les crises grecque et irlandaise l'ont montré en Europe.

Les Etats sont-ils les otages des marchés financiers ? Après s’être beaucoup endettés pour venir au secours des banques et pour tenter de limiter les effets d’une récession sans précédent depuis celle des années 1930, les Etats se retrouvent aujourd’hui sous l’oeil suspicieux de leurs créanciers. De peur de subir le sort de la Grèce ou de l’Irlande et de perdre la sacro-sainte confiance des marchés, tous les Etats de la zone euro prennent le chemin de l’austérité, malgré une reprise chancelante. Faut-il faire payer le contribuable pour rassurer le créancier ? Cette histoire immorale n’est malheureusement pas nouvelle.

Une longue histoire

L’Etat a presque toujours cherché à emprunter pour accroître ses ressources, mais l’organisation du rapport entre l’Etat et ses créanciers a pris dans l’histoire différentes formes (voir page 14). C’est l’Angleterre du XVIIIe siècle qui initie la gestion moderne et financiarisée de la dette publique. Le système mis en place, sous le contrôle du Parlement, apporte suffisamment de garanties aux créanciers pour que la Couronne puisse s’endetter massivement, à des taux en baisse. Certains historiens voient là l’une des origines de la révolution industrielle anglaise : les emprunteurs privés ont ainsi bénéficié d’un marché financier déjà développé et de taux bas.

Le modèle anglais s’impose au XIXe siècle, avec une dette publique constituée de titres homogènes, cotée sur un marché centralisé, et donc très liquide*. Les agents privés vont s’appuyer sur ce marché pour développer leurs propres instruments de financement : les actions et les obligations modernes. Dans le même temps, la diffusion des titres de dette publique est l’un des principaux vecteurs de l’intégration financière internationale : " Les dettes publiques du monde entier sont cotées sur les grandes Bourses européennes, Londres et Paris en premier lieu, et deviennent des instruments privilégiés des paiements ou des crédits internationaux ", explique Pierre-Cyrille Hautcoeur.

Le XIXe siècle est ainsi celui du " rentier public ". La dette de l’Etat, écrit le ministre des Finances Léon Say, constitue " un engagement sacré ". Les Etats veillent d’ailleurs à conserver leur crédit. Tout au long du siècle, l’Angleterre s’astreint ainsi à rembourser l’immense dette accumulée au sortir des guerres napoléoniennes qui dépasse alors 250 % du produit intérieur brut (PIB). Et bien que la France, sous l’Ancien Régime, accumule les épisodes de banqueroutes et de défauts de paiement partiels, elle a toujours honoré ses engagements depuis la Révolution.

Les deux guerres mondiales et la Grande Dépression des années 1930 engagent le siècle suivant sur une voie bien différente. Le caractère " sacré " de la dette résiste mal aux grandes ruptures politiques, comme la révolution bolchevique, qui voit la répudiation des emprunts russes en 1917. Ailleurs, les engagements des Etats se dissolvent dans la dévaluation ou l’inflation. C’est " l’euthanasie du rentier " saluée par Keynes.

A partir des années 1970-80, le contexte macroéconomique change : la lutte contre l’inflation devient prioritaire et interdit le financement monétaire des déficits publics ; parallèlement, les prélèvements obligatoires cessent de progresser au même rythme que les dépenses publiques. La nécessité de financer une dette publique croissante est à nouveau un aiguillon pour le développement et la modernisation des marchés financiers. La concomitance de ces deux mouvements est très nette en France. L’essentiel du financement de la croissance de la dette de l’Etat 1 depuis le début des années 1980 prend la forme d’émissions de titres dont la part dans le financement total, inférieure à 40 % en 1978, devient supérieure à 80 % en 1990 pour atteindre près de 100 % aujourd’hui, soit un encours de 1 148 milliards d’euros fin 2009.

Cette croissance s’accompagne d’une modernisation et d’un décloisonnement des marchés, dont une des motivations est d’élargir la gamme d’investisseurs auxquels l’Etat peut faire appel. Avec la disparition du contrôle des changes et surtout l’adoption de l’euro, on assiste au même mouvement d’intégration financière internationale observé au XIXe siècle. La dette publique est désormais détenue à plus de 70 % par des investisseurs étrangers (à la mi-2010), contre moins de 23 % en 1998.

Une dette supportable ?

Cette évolution orchestrée par l’Etat aura permis de limiter le coût de la dette. Alors que depuis le début des années 1980, la dette de l’Etat rapportée au PIB a été multipliée par 4,5, la charge des intérêts sur cette dette n’est passée que de 1,2 % à 2 % du PIB. Cette charge a même nettement baissé depuis 1997 (voir graphique). Il faut dire que les titres publics des grands Etats rencontrent une forte demande de la part des investisseurs institutionnels : ces gestionnaires de l’épargne des ménages (les fonds de pension, les sociétés d’assurances et les fonds communs de placement) ont en effet besoin d’une masse abondante d’actifs réputés " sans risque " et suffisamment liquides.

Paiements nets d’intérêt sur la dette publique (en % du PIB) et taux à long terme (dix ans) sur les titres publics (en %)

Cette charge de la dette devrait toutefois fortement augmenter dans les années qui viennent, sous le double effet de la croissance du stock de dette et de la remontée probable des taux d’intérêt, aujourd’hui à un plancher historique. D’après la loi de finances 2011, le service de la dette est devenu le premier poste de dépenses de l’Etat, devant l’Education, et il devrait progresser de 28,5 % d’ici à 2013, selon le programme pluriannuel de finances publiques. Alors que pendant ce temps, toutes les administrations sont sommées de se serrer la ceinture. Certains redoutent même une remontée brutale des taux à long terme, tant les besoins de financement des Etats vont être importants en 2011. La France conserve cependant un excellent crédit : elle fait partie de ces Etats réputés solides pour lesquels le loyer de l’argent a baissé depuis le début de la crise.

Un financement volatil

Reste que le financement croissant des Etats par les marchés financiers crée une instabilité potentielle en cas de panique des investisseurs, qui peuvent revendre brutalement d’énormes quantités de titres. Ces revirements d’opinion des marchés sont d’autant plus dévastateurs qu’ils sont brutaux (pendant des années, les investisseurs ont prêté à la Grèce pratiquement aux mêmes conditions qu’à l’Allemagne, avant de lui faire subir des taux punitifs) et autoréalisateurs. Quand les taux d’intérêt montent en flèche, la situation financière d’un Etat peut se dégrader rapidement. Et le défaut de paiement arrive le jour où l’Etat ne trouve plus d’argent frais pour refinancer les titres arrivant à échéance.

Il ne lui reste plus alors qu’à demander l’aide de la communauté internationale. Le Fonds monétaire international (FMI) s’est spécialisé dans ce rôle de sauveteur des Etats en déroute. Mais il se transforme vite en gendarme implacable qui administre la rigueur au profit des créanciers - ce qui lui a valu une solide impopularité.

Le FMI a pourtant avancé une piste intéressante pour rééquilibrer le rapport de force entre un Etat et ses créanciers, sous le contrôle de la communauté internationale. L’idée, proposée au début des années 2000, était d’instaurer un mécanisme légal de mise en faillite des Etats. Objectif : disposer de règles collectives dans les cas où une renégociation de la dette s’avère nécessaire. Cette renégociation est devenue particulièrement difficile, voire impossible, quand les créanciers sont dispersés en une multitude de porteurs de titres. La proposition du FMI permettait de desserrer l’étau autour de l’Etat emprunteur et de négocier un " partage du fardeau " entre l’Etat et l’ensemble des créanciers privés, qui auraient pu se voir imposer un allongement des maturités, voire une réduction des créances. Las, la proposition s’est heurtée à de multiples oppositions, dont celle des milieux financiers. La crise européenne du printemps dernier a cependant remis le sujet sur la table. Si l’Europe arrivait à faire aboutir une telle procédure, ce sera un premier pas à l’encontre de la " dictature des marchés ".

  • 1. Qui représente les quatre cinquièmes de la dette publique.
* Marché liquide

Marché qui permet d'acheter et de vendre facilement des actifs financiers (actions, obligations...).

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