Idées

La spéculation sert-elle à quelque chose ?

7 min

Par leur " gestion active ", les spéculateurs contribuent plutôt à limiter la volatilité excessive des marchés. Mais leur action implique aussi de prendre des paris risqués, qui peuvent avoir des effets déstabilisateurs sur la finance mondiale.

La spéculation a mauvaise presse. Pourtant elle joue, dans certaines circonstances et sous certaines conditions, un rôle utile sur les marchés financiers. Elle a cependant aussi fréquemment des conséquences très négatives. C’est pourquoi elle doit être strictement encadrée par la puissance publique beaucoup plus qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Profondeur et liquidité

Nous vivons dans des économies caractérisées par une division du travail de plus en plus poussée. Le financement des acteurs et l’organisation des relations financières entre eux nécessitent donc des opérations de plus en plus étendues et complexes que l’intermédiation bancaire classique permet difficilement de réaliser. D’où un rôle croissant de la finance de marché.

Nos sociétés sont presque entièrement des sociétés salariales. Pour autant, ces salariés ne sont pas tous devenus des prolétaires, contrairement à ce que prévoyait Karl Marx au XIXe siècle : ils dégagent une épargne qui prend souvent la forme de titres échangés sur des marchés financiers. Même si c’est en général indirectement via des investisseurs institutionnels, banquiers ou assureurs principalement, qui leur vendent des parts d’organismes de placements collectifs de valeurs mobilières (OPCVM) ou d’assurance-vie. Pour que ces acteurs de l’économie réelle puissent trouver sur les marchés financiers le financement dont ils ont besoin ou, au contraire, y vendre les titres qu’ils possèdent au moment où ils le souhaitent, il faut nécessairement que soient présents sur ces marchés un grand nombre de " spéculateurs ", c’est-à-dire d’acteurs économiques qui ne participent à cette activité que dans le seul but de réaliser une plus-value financière sur les transactions opérées.

Ce sont les spéculateurs en effet qui donnent à ces marchés ce que l’on appelle leur " profondeur " : ils permettent que les volumes de titres échangés à tout moment soient si importants que lorsqu’un acteur de l’économie réelle a un besoin urgent d’en acheter ou d’en vendre un certain nombre, même significatif, cela ne provoque ni une chute ni une montée brutale des cours.

Ce sont eux, encore, qui assurent ce que l’on appelle la " liquidité " des marchés : leur présence permet à tout acteur de l’économie réelle désireux de vendre ou d’acheter un titre financier de trouver aisément une contrepartie dans une transaction au moment où il veut la réaliser. De plus, les spéculateurs jouent en permanence sur les petites différences qui apparaissent sur le prix auquel on peut acheter tel ou tel titre financier ou telle ou telle devise lorsqu’ils sont cotés sur différents marchés : ils les achètent sur ceux où leurs prix sont bas pour les revendre là où ils sont plus élevés. Ce faisant, ils jouent un rôle de rapprochement permanent de ces cours puisque leurs achats font monter les prix qui étaient trop bas, tandis que leurs ventes font baisser ceux qui étaient plus élevés.

Mimétisme

Enfin, l’un des problèmes majeurs que posent les marchés financiers, est le caractère " moutonnier " de nombreux acteurs. La valeur d’un titre est censée refléter les profits futurs que la possession de ce titre va permettre d’engranger. Mais ces profits futurs sont par nature incertains et l’appréciation de leur niveau relève toujours du pari. Si les autres investisseurs pensent que le prix d’un titre financier va monter dans les prochaines semaines, le moyen le plus sûr de gagner de l’argent est de faire comme eux et d’acheter le titre en question. Comme tous les investisseurs l’achètent en même temps, le prix du titre en question monte effectivement, et les investisseurs s’enrichissent. Du moins virtuellement, car les cours chuteraient s’ils se mettaient tous à vendre les titres pour réaliser leurs plus-values. Mais par le biais de ce mouvement mimétique, le cours des titres monte le plus souvent trop haut, très loin de ce qu’on peut raisonnablement attendre du côté des profits futurs. A ce moment, certains investisseurs commencent quand même à prendre peur et se mettent à vendre au lieu d’acheter. Et la tendance s’inverse : dès lors, il faut absolument vendre au plus vite pour limiter les pertes. Du coup, les prix descendent très bas, très en dessous du niveau que justifieraient les profits futurs. Cette instabilité excessive des cours et ce décalage fréquent qu’ils affichent avec la valeur reflétant les " fondamentaux "* économiques nuisent gravement au fonctionnement de l’économie réelle.

La gestion active

Contrairement à ce qu’on pense souvent, ces montées et descentes excessives ne sont pas tant le résultat du comportement des véritables spéculateurs que de celui des acteurs financiers qui, au contraire, jouent la sécurité. Le caractère moutonnier des marchés résulte en effet surtout des agissements des investisseurs qui, pour ne pas prendre de risques excessifs, ont pour politique de toujours faire comme les autres. D’où l’appellation de " gestion passive ". C’est le cas de la plupart des investisseurs qui gèrent l’épargne des ménages (assurance-vie, fonds de pension, nombre d’OPCVM...). Les véritables spéculateurs constituent donc, paradoxalement, la principale force de rappel pour limiter cette volatilité excessive des marchés. Il s’agit des investisseurs qui adoptent une politique de gestion dite " active " : au lieu de faire comme tout le monde, ils choisissent à certains moments d’agir à l’inverse des autres. C’est en particulier le cas des hedge funds ou fonds d’arbitrage. Comme ils se mettent à acheter quand tout le monde vend ou vendent quand les autres achètent, ce sont eux qui amortissent la chute des cours ou freinent leur montée. Cette activité spéculative joue donc un rôle a priori plutôt utile.

Le cycle de placement du petit porteur

Ce graphique décrit les réactions généralement observées chez les individus qui se laissent tenter par la spéculation sur les marchés financiers, mais qui, en général, y agissent systématiquement à contretemps, nourrissant avec les commissions qu’ils versent les acteurs du secteur, tout en y laissant leurs économies...

Le cycle de placement du petit porteur

Ce graphique décrit les réactions généralement observées chez les individus qui se laissent tenter par la spéculation sur les marchés financiers, mais qui, en général, y agissent systématiquement à contretemps, nourrissant avec les commissions qu’ils versent les acteurs du secteur, tout en y laissant leurs économies...

La " gestion active " est aussi potentiellement très rentable : quand on fait le premier, et contre tout le monde, le pari que tel titre va cesser de baisser prochainement et qu’on en achète des tombereaux au plus bas quand tout le monde vend, on gagne beaucoup d’argent si le titre se met effectivement à remonter. Mais c’est aussi une activité très risquée : si vous avez acheté de nombreux titres parce que vous aviez parié que leur prix allait remonter et que finalement celui-ci continue à baisser, vous faites une très mauvaise affaire.

L’activité de ces hedge funds peut avoir des effets très déstabilisateurs sur la finance mondiale, parce qu’ils engagent ces paris risqués à très grande échelle, mais avec l’argent des autres. Ils jouent en effet à fond sur ce qu’on appelle l’" effet de levier " : ils empruntent massivement à court terme auprès des banques pour financer des paris qui les bloquent souvent pour plusieurs mois. Quand ces paris sont perdants, les pertes peuvent être colossales, et leur incapacité à rembourser leurs dettes peut avoir un effet dit " systémique " en menaçant la stabilité de l’ensemble du système financier mondial. C’est notamment ce qui avait bien failli se produire en 1998 avec la quasi-faillite du hedge fund Long Term Capital Management (LTCM). Ce fonds avait misé 1 200 milliards de dollars sur un retour rapide à la normale après la crise asiatique de 1997 et s’était trouvé démenti par l’extension de la crise à la Russie en 1998. Il avait fallu à l’époque l’intervention en urgence de la Réserve fédérale américaine pour éviter l’effondrement du système financier mondial.

Ces fonds spéculatifs jouent un rôle de quasi-banque : ils empruntent à court terme pour investir dans des activités où leurs fonds sont bloqués pendant plusieurs mois. Mais ils ne sont pas soumis aux règles de prudence qui encadrent l’activité des banques et limitent en particulier l’effet de levier : le niveau de risque qu’elles sont autorisées à prendre avec l’argent des autres. De plus, la plupart de ces fonds spéculatifs sont implantés dans des paradis juridiques et fiscaux, ce qui implique une totale opacité de leurs activités et facilite les risques qu’ils prennent. Ces fonds spéculatifs sont par nature potentiellement à la fois très risqués et très rentables, mais pour l’instant c’est " pile je gagne, face tu perds " : quand la spéculation réussit, les profits sont colossaux et privés ; quand elle échoue, les pertes sont, elles aussi, colossales mais socialisées pour éviter le risque d’effondrement du système financier...

Bref, sans spéculateurs, les marchés financiers fonctionneraient encore plus mal qu’aujourd’hui et seraient donc incapables de rendre les services que les acteurs de l’économie réelle sont susceptibles d’en attendre. Mais l’activité de ces spéculateurs fait peser des risques considérables sur la stabilité du système financier mondial, raison pour laquelle elle doit absolument être bien davantage encadrée et surveillée qu’aujourd’hui.

* Fondamentaux

Les grandes données structurelles qui déterminent la capacité d'une entreprise à dégager des profits : trésorerie, endettement, perspectives de croissance...

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