Les produits dérivés au coeur de la crise
Présents dans tous les mauvais coups de la finance, les
Crise mexicaine en 1994, crise asiatique en 1997, quasi-faillite du fonds spéculatif américain LTCM en 1998, affaire Kerviel et crise des subprime en 2008, crise des dettes souveraines européennes en 2010..., les produits dérivés sont de tous les mauvais coups de la finance. Et pourtant, depuis leur retour sur le devant de la scène financière à la fin des années 1970, ils n’ont jamais été régulés. Il a fallu une crise d’ampleur historique, comme celle que nous vivons actuellement, pour que leur encadrement s’inscrive au coeur des débats internationaux.
Dérapages, mode d’emploi
Le fait que les produits dérivés soient devenus les instruments de prise de risques financiers est paradoxal, car leur fonction première est de protéger ceux qui les achètent contre les variations inattendues des prix des matières premières, du cours des actions, des taux de change, des taux d’intérêt, etc. Acheter un produit dérivé donne en effet le droit ou l’obligation d’acheter ou de vendre un actif dit sous-jacent (action, devise, pétrole...), ou bien de l’échanger contre un autre, à une date ultérieure et à un prix fixé aujourd’hui 1. Ainsi, une compagnie aérienne peut acquérir le droit d’acheter du pétrole l’été prochain à un prix fixé dès aujourd’hui, ce qui lui permet de ne pas se faire surprendre en cas de hausse inopinée du prix du baril. En face, il y a bien sûr un investisseur qui prend le risque qu’en septembre, le prix auquel il s’est engagé à livrer le pétrole soit peut-être inférieur au prix du marché auquel il devra acheter l’or noir pour le livrer comme prévu, et qu’il en soit donc de sa poche.
Il peut arriver, compte tenu de l’importance du risque, qu’aucun acteur financier raisonnable ne veuille le prendre. On dit alors que le marché est " illiquide ". C’est là qu’entre en jeu le spéculateur, celui qui va prendre des paris fous parce qu’ils peuvent rapporter très gros s’il réussit. Il donne ainsi de la liquidité au marché, dont il permet l’existence. C’est l’aspect positif du spéculateur. Mais il introduit également plusieurs fragilités.
Il mobilise ce qu’on appelle " l’effet de levier ", c’est-à-dire la possibilité de prendre beaucoup de paris en ayant peu d’argent à soi, l’essentiel étant emprunté auprès des banques, quand celles-ci ne jouent pas elles-mêmes le rôle du spéculateur, attirées par des perspectives de profits élevés. Jusqu’au jour où la spéculation échoue. Et là, non seulement le spéculateur a des problèmes, mais aussi toutes les banques qui lui ont beaucoup prêté. Et si ce sont les principales banques du pays, c’est toute l’économie qui se retrouve en danger. Le spéculateur introduit ainsi le risque systémique, c’est-à-dire la possibilité qu’une crise locale devienne une crise généralisée.
De plus, certains produits dérivés, du fait de leur sophistication, mêlée à celles d’autres instruments financiers et à l’utilisation des centres financiers offshore (des paradis fiscaux), contribuent à introduire une forte opacité dans la façon dont les risques sont répartis entre les acteurs. A tel point que les acteurs publics ne savent plus très bien qui a pris quels risques, et qu’ils se retrouvent d’un seul coup à devoir gérer le fait que, par produits dérivés interposés, la faillite de Lehman Brothers entraîne l’ensemble du système financier mondial au bord de l’abîme.
Comment maîtriser les prises de risque ?
Selon les dernières statistiques de la Banque des règlements internationaux (BRI), à la fin juin 2010, 96 % des produits dérivés s’échangeaient par des transactions de gré à gré, c’est-à-dire dont les modalités (le prix, les montants en jeu) sont fixées par les financiers, quasiment en dehors de tout contrôle sur qui prend quels risques et à quelle hauteur. Le G20 veut obliger les banquiers, les fonds spéculatifs, etc. qui participent à ces marchés, d’une part, à enregistrer les transactions sur des marchés " organisés ", mieux contrôlés et transparents, et, d’autre part, à passer par des chambres de compensation.
Celles-ci sont des sortes de " notaires " : elles enregistrent ce que chacun achète et vend, et établissent tous les jours le solde, créditeur ou débiteur, de tous les intervenants. Chaque acteur financier doit effectuer un dépôt initial quand il engage une transaction, ce qui en accroît le coût ; il doit également laisser des titres en garantie (collatéral). Avant la crise, d’après l’Isda, l’association des professionnels des dérivés, seulement 60 % des transactions sur les marchés de gré à gré étaient couvertes par un collatéral (à 85 % en cash). La chambre de compensation demande aussi à ceux dont la position est débitrice de laisser une garantie supplémentaire pour montrer qu’ils ont de quoi payer, ce qu’on appelle des " appels de marge ". Tout cela accroît, là encore, le coût de la spéculation (plus le spéculateur veut jouer, plus il doit montrer qu’il a de quoi perdre). Ces obligations rendent aussi la spéculation plus transparente en permettant de connaître les risques pris par chaque opérateur et de s’assurer que chacun d’eux est solvable.
Si ces mesures vont dans le bon sens, elles ne sont pas pour autant la panacée. Les appels de marge sont d’autant plus faibles que tout va bien et s’accroissent vite quand les marchés flanchent : ils vont dans le même sens que le cycle de la spéculation et ne contribuent donc pas à le contrecarrer. En cas de faillite de l’un des participants, la chambre est censée le remplacer et rembourser ceux auxquels il doit de l’argent, évitant le genre de panique survenue après la faillite de Lehman. Or, les actionnaires des chambres de compensation sont les gros acteurs de la finance, lesquels, en cas de crise, risquent de ne pas vouloir fournir les capitaux nécessaires, renvoyant finalement aux banques centrales le soin d’intervenir. C’est pourquoi les banquiers centraux souhaitent surveiller de près l’activité des chambres de compensation et leur imposer un niveau élevé de capital. Même si l’une d’entre elles a des difficultés, forçant les régulateurs à intervenir pour la sauver, ces derniers pensent que la plus grande transparence des activités leur permettrait d’intervenir plus vite qu’avant, évitant les paniques (voir page 74).
Les acteurs financiers pèsent toutefois de tout leur poids pour limiter les futures contraintes. Compte tenu du rôle de ces acteurs dans toutes les crises financières récentes, les pays du G20 jouent donc une grande partie de leur crédibilité dans l’intensité de la volonté qu’ils mettront en oeuvre pour faire aboutir ces régulations.
- 1. Lorsqu’il s’agit d’un droit, c’est une option ; lorsqu’il s’agit d’une obligation, c’est un future ; lorsqu’il s’agit d’un échange, c’est un swap.