Idées

Les entreprises face à l’endettement

6 min

Après dix ans de financement facile, les entreprises ont désormais intérêt à réduire un endettement qui a notamment servi à rémunérer leurs actionnaires.

Une page se tourne : après plus d’une décennie durant laquelle les entreprises ont pu mobiliser toujours plus de capitaux au service de leur activité, la crise entamée en 2007 semble marquer la fin de l’ère du financement facile. Non seulement les marchés d’actions, qui avaient porté le développement des entreprises ces dernières années, se dégonflent, mais les mécanismes classiques de l’endettement semblent durablement s’enrayer. Un mouvement de désendettement apparaît inévitable, dont l’ampleur menace d’aggraver le ralentissement de l’économie.

Les canaux de financement

L’endettement est au coeur de l’activité des entreprises. Dans les économies de marché contemporaines, elles sont contraintes de lever une masse croissante de capitaux afin de financer leurs immobilisations, c’est-à-dire les bâtiments, les machines ou les stocks nécessaires à leur production. Deux voies se présentent à elles pour obtenir ces capitaux. Soit elles les trouvent auprès d’investisseurs qui, en échange de leur apport, prennent une participation au capital sous la forme d’actions. Ces actionnaires se voient alors dotés d’un droit de regard sur la gestion de l’entreprise, qui comprend celui d’affecter le surplus qu’elle dégage au versement d’un dividende pour rémunérer leur prise de risque. Soit les entreprises s’endettent, et elles s’engagent à rembourser le capital mobilisé à l’échéance du prêt et à verser à celui qui l’avance une rémunération sous la forme d’intérêts.

Si les premiers prêteurs sont les banques, les entreprises, les plus grandes en particulier, disposent d’autres voies pour s’endetter. D’abord, auprès des marchés financiers, par l’émission de titres de dettes, appelés obligations s’il s’agit d’un emprunt à long terme, ou bons de trésorerie pour les prêts à court terme. Ensuite, auprès de leurs clients et de leurs fournisseurs : cela consiste alors pour les firmes à obtenir de leurs clients qu’ils paient le plus tôt possible les produits qu’elles leur fournissent tout en repoussant au maximum l’échéance de ce qu’elles doivent à leurs fournisseurs. Ce mode de financement ayant donné lieu à bien des abus de la part des grandes entreprises, son recours est de plus en plus encadré par la loi. Dernier mode d’emprunt possible : le financement intragroupe, par lequel la société-mère (le plus souvent) prête à l’une de ses filiales l’argent dont elle a besoin.

Depuis la fin des années 1980, l’endettement a joué un rôle moindre dans le financement des entreprises, du moins en apparence. Avec la libéralisation des marchés financiers, les firmes ont en effet de plus en plus privilégié le financement par actions. Elles ont très largement ouvert leur capital aux investisseurs, afin de trouver les fonds nécessaires à leur expansion internationale et à la boulimie d’acquisitions dans lesquelles elles se sont lancées.

Encours de passif des sociétés non financières françaises rapportés à leur valeur ajoutée, en %

N. B. : les différentes ressources des entreprises françaises présentes à leur passif ont été rapportées à la valeur ajoutée produite chaque année par ces entreprises, afin de montrer l’évolution de la quantité de capital mobilisée auprès des acteurs financiers pour réaliser cette production. Il est normal que leur total soit supérieur à 100 %.

Encours de passif des sociétés non financières françaises rapportés à leur valeur ajoutée, en %

N. B. : les différentes ressources des entreprises françaises présentes à leur passif ont été rapportées à la valeur ajoutée produite chaque année par ces entreprises, afin de montrer l’évolution de la quantité de capital mobilisée auprès des acteurs financiers pour réaliser cette production. Il est normal que leur total soit supérieur à 100 %.

Ce mouvement se lit dans le passif des entreprises françaises, c’est-à-dire les ressources dont elles disposent : le poids des actions y a doublé en l’espace de trois décennies, passant de 28 % en 1979 à 57 % en 2009. Dans le même temps, la part de l’ensemble de leurs dettes, qu’il s’agisse des emprunts bancaires, des obligations ou des créances commerciales, y a régressé de 71 % à 43 %. Les dettes bancaires seules représentent désormais un quart de leur passif, contre près de 40 % trente ans plus tôt. Dans ce capitalisme devenu " actionnarial ", les entreprises semblent donc avoir de moins en moins recours aux voies classiques de l’endettement, en particulier bancaire.

Le poids de la dette reste fort

Les apparences sont cependant trompeuses. D’abord, parce que cette évolution est très largement le fait des grands groupes cotés en Bourse. La masse écrasante des entreprises n’a pas accès aux marchés financiers et dépend donc toujours exclusivement des banques pour se financer. Le resserrement brutal du crédit à l’automne 2008, puis de nouveau depuis l’été 2011, l’a rappelé de manière cruelle, entraînant des difficultés de paiement pour des milliers d’entreprises, allant parfois jusqu’au dépôt de bilan. Ensuite, si l’endettement pèse proportionnellement aujourd’hui moins lourd qu’hier dans le bilan des entreprises, c’est simplement que le financement par actions y a progressé beaucoup plus vite.

Pour autant, les entreprises sont loin d’avoir lâché la dette pour les actions ; elles ont plutôt cherché à jouer sur tous les tableaux. Hormis dans quelques pays, le poids de l’endettement des entreprises dans le produit intérieur brut (PIB) n’a en réalité pas cessé de s’élever depuis la fin des années 1990 jusqu’au début de la crise financière. Profitant de la baisse historique des taux d’intérêt durant cette période, les entreprises ont en effet cherché à exploiter au maximum l’effet de levier lié à l’endettement.

L’effet de levier s’exerce lorsqu’une entreprise est capable, par son activité, de dégager une rentabilité économique* plus importante que le coût de son endettement. Elle a alors tout intérêt à s’endetter au maximum parce que cela augmente mécaniquement la rentabilité des capitaux engagés par les actionnaires de l’entreprise : plus la dette est importante, plus les capitaux propres dégageront de profit grâce à cet écart entre la rentabilité et les intérêts payés. Au Royaume-Uni, en Italie et surtout en Espagne, les entreprises ont usé et abusé de cet effet de levier pour doper leur rentabilité : l’endettement des entreprises espagnoles a ainsi été multiplié par plus de 2,5 depuis la fin des années 1990 !

Taux d’endettement des sociétés non financières, en % du PIB

A qui profite la dette des entreprises ?

Cette boulimie de dette n’a cependant pas vraiment profité à l’activité économique. L’investissement des entreprises n’a en effet pas suivi la même dynamique. L’endettement a surtout servi à soutenir la montée des versements de dividendes aux actionnaires des entreprises : la part de ces dividendes a atteint, en France, 27 % de l’excédent brut d’exploitation (la marge de l’entreprise après paiement des fournisseurs et des salaires) en 2008, contre seulement 17 % en 2001. Lorsque la crise est survenue, la restriction brutale du crédit a mis les entreprises aux abois pour trouver à refinancer leur dette. Et la hausse des taux d’intérêt a transformé l’effet de levier en effet de massue : le coût du crédit est soudain devenu plus élevé que la rentabilité dégagée par nombre d’entreprises, menaçant leur survie.

Là où les excès avaient été les plus criants, les entreprises n’ont guère eu le choix que de chercher à se désendetter pour alléger le poids du boulet des remboursements. La politique monétaire accommodante de la Banque centrale européenne a cependant amorti le choc. Ainsi en France, après avoir baissé en 2009, les encours de crédits bancaires aux entreprises se sont redressés en 2010. La crise des dettes souveraines, qui frappe durement le bilan des banques européennes, menace cependant à nouveau de tarir le robinet du crédit. Pour contourner ces restrictions, les entreprises qui ont accès aux marchés ont de plus en plus recours à l’émission d’obligations : selon l’agence de notation Fitch, le marché obligataire a représenté 73 % de la dette émise par les grandes entreprises européennes en 2010.

Alors que les obligations d’Etat suscitent une méfiance croissante de la part des investisseurs, celles des grandes entreprises deviendront peut-être à leurs yeux les nouvelles valeurs refuges. Mais elles pourraient aussi subir le même sort par effet de contagion. Pour les grandes comme les petites entreprises, le désendettement apparaît donc incontournable à brève échéance. Un phénomène inquiétant parce qu’il est plus probable qu’il entraînera, dans le contexte actuel de panne de la croissance, davantage une baisse de l’effort d’investissement des entreprises qu’une réduction des dividendes versés aux actionnaires. De quoi aggraver le marasme de l’économie.

* Rentabilité économique

Capacité à générer de la richesse à partir de l'outil de production. Se calcule en rapportant l'excédent brut d'exploitation à la somme des immobilisations et du besoin en fonds de roulement.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !