La troisième révolution industrielle

6 min

Les technologies de l'information et de la communication ont marqué l'entrée dans une nouvelle ère, entraînant des bouleversements majeurs, tant pour les entreprises que pour les salariés.

Selon l’économiste Joseph Schumpeter, les révolutions industrielles naissent de " grappes " d’innovations radicales qui offrent de nouveaux horizons de croissance à l’économie. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, la machine à vapeur de Watt, la machine à filer de Hargreaves et les progrès de la métallurgie marquent les débuts de la première industrialisation. Cent ans plus tard, la découverte de l’électricité, du moteur à explosion et du téléphone ouvrent la voie à la deuxième révolution industrielle.

De la même manière, survient à la fin du XXe siècle une troisième révolution industrielle qui prend appui sur l’apparition des TIC, les technologies de l’information et de la communication. Les premiers jalons en sont posés à la toute fin des années 1960 et au début des années 1970 : mise au point d’Arpanet en 1969 1, création du premier microprocesseur Intel en 1971, et mise en vente de l’Apple II, l’ancêtre de l’ordinateur de bureau en 1976. Toutes les périodes d’innovation intensive n’entraînent cependant pas nécessairement une révolution industrielle dans leur sillage. Si les TIC ont joué ce rôle ces dernières décennies, c’est parce qu’elles possèdent plusieurs caractéristiques qui leur ont permis de se diffuser dans l’ensemble de l’économie et d’enclencher une profonde reconfiguration des processus de production et des organisations du travail.

Des cycles d’innovation successifs

La première de ces caractéristiques est que le développement de leur puissance (capacités et vitesse de calcul, stockage des données, miniaturisation...) est exponentiel. Gordon E. Moore, l’un des fondateurs de la société Intel, affirmait dès 1965 que la vitesse des processeurs doublerait en moyenne tous les deux ans. Cette prophétie, connue sous le nom de " loi de Moore ", s’est vérifiée tout au long des trente années suivantes.

Cette dynamique va nourrir plusieurs cycles d’innovation successifs : progrès de l’informatique et de la bureautique, apparition de l’Internet fixe bas débit, mise au point du haut débit, développement de la mobilité, etc. C’est la seconde caractéristique des TIC : ce sont des " general purpose technologies " (GPT), disent les économistes, des technologies à usages multiples. Autrement dit, elles ouvrent un champ de possibilités qui dépassent largement leur usage initial. Ainsi, les créateurs d’Arpanet et des premiers microprocesseurs ne pouvaient imaginer que leurs découvertes allaient donner jour aux messageries personnelles, au commerce électronique, à la musique et aux films numériques, aux progiciels de gestion intégrés, aux jeux en ligne et en réseau, aux GPS embarqués, aux smartphones...

Les TIC reposent par ailleurs sur des innovations qui favorisent elles-mêmes quantité d’autres innovations. Non seulement parce qu’elles permettent aux chercheurs d’échanger davantage et plus vite, y compris à longue distance, mais aussi parce qu’elles révolutionnent presque tous les domaines de recherche qui font appel au traitement de l’information : imagerie médicale, géolocalisation, technologies de simulation, génétique...

Enfin, du fait de la rapidité de ces cycles d’innovation, les prix des appareils informatiques et des terminaux numériques chutent rapidement à mesure que ces technologies se diffusent. Du coup, le nombre des personnes qui ont accès aux TIC croît très vite. En 1992, 2 % des foyers des pays de l’OCDE utilisaient Internet ; à la fin des années 2000, ils étaient plus de 70 %.

De gros efforts d’adaptation

Mais, si l’apparition des TIC a marqué le début d’une nouvelle révolution industrielle, leur pouvoir de transformation du tissu économique n’a pas été immédiat. Car elles ont impliqué d’importants efforts d’adaptation, à la fois des entreprises, des salariés et des institutions. Selon Philippe Askenazy, cette transition, comme dans le cas de l’électricité à la fin du XIXe siècle, a duré une vingtaine d’années 2. La révolution technologique en cours ne s’est donc pas traduite tout de suite par des gains d’efficacité. Aux Etats-Unis comme en Allemagne, en France ou au Japon, la productivité du capital a décru au contraire de 1973 à 1992. Ce n’est qu’au début des années 1990 que les économies développées ont retrouvé le chemin des gains de productivité. Au même moment, les TIC ont commencé à représenter une part croissante de la consommation, que ce soit directement (achats d’ordinateurs) ou indirectement (achats de biens dans lesquels elles sont incorporées : automobiles, téléphones, etc.).

Par ailleurs, les entreprises se sont réorganisées en développant de nouvelles pratiques de travail. La précédente révolution industrielle s’était accompagnée d’une transformation similaire, avec le passage du factory system, qui plaçait la machine à vapeur au centre de l’atelier, à l’organisation scientifique du travail (OST) - le taylorisme -, qui donna naissance à une nouvelle segmentation des activités productives : le travail à la chaîne. A la fin du XXe siècle, les TIC ont rendu possible le déploiement à grande échelle des méthodes expérimentées au Japon dans les années 1960 et connues sous le nom de " toyotisme " : une organisation du travail tournée vers " l’adaptabilité à la demande, la réactivité, la qualité et surtout l’optimisation du processus productif "3. Elles ont ainsi pris toute leur part au développement du juste-à-temps dans l’industrie, favorisé le sur-mesure et permis, via la mise en réseau, une meilleure coordination des échanges avec les fournisseurs et les sous-traitants. Elles ont ainsi multiplié les possibilités d’externalisation, parfois à très longue distance (les TIC sont en ce sens l’un des rouages du grand Lego(r) productif qui caractérise la mondialisation). Elles facilitent également la transmission directe d’informations entre salariés et entre services, raccourcissant de ce fait la voie hiérarchique grâce à la possibilité donnée au vendeur, par exemple, de gérer directement les stocks depuis une console tactile tout en conseillant le client.

Le développement de ces technologies a également provoqué un mouvement de recomposition capitaliste encore à l’oeuvre actuellement. Comme toutes les " grappes " d’innovation observées par Schumpeter, celle-ci s’accompagne en effet d’une dépréciation du capital existant. Autrement dit, les entreprises qui tardent à les adopter perdent de la valeur et sont rapidement doublées par leurs concurrentes. Surtout, quantité de petites entreprises innovantes voient le jour dans les différents créneaux ouverts par les TIC et bousculent les acteurs traditionnels. Depuis les industries du disque et de la vidéo à la presse, en passant par la librairie, la photographie, le tourisme et la télévision, l’inventaire des secteurs qui ont vu leur modèle économique mis à mal est long et loin d’être clos.

Du coup, pour les plus grandes entreprises de la vieille économie, le plus court chemin pour investir ces nouveaux marchés en croissance est d’acquérir ces nouveaux entrants ou de fusionner avec. Les années 1990 ont ainsi donné lieu à un jeu de grandes manoeuvres capitalistiques, notamment autour des start-up de l’Internet. Jeu qui a alimenté d’importantes dérives spéculatives, comme l’a montré l’éclatement de la bulle Internet en 2000, et qui semble reprendre aujourd’hui.

Bouleversement technologique, changements organisationnels, réorientation du capital..., cette nouvelle révolution industrielle entraîne aussi des conséquences sociales. Car, contrairement à la précédente, elle favorise les plus qualifiés et s’avère assez impitoyable avec les autres. Elle détruit progressivement certains métiers, dévalorise l’expérience acquise dans les anciennes organisations du travail, notamment par les seniors, et offre une prime à l’adaptabilité permanente. Dans de nombreux secteurs, les salariés voient leurs outils de travail évoluer de manière quasi constante. Une transformation dont le rythme est parfois usant et les coûts sociaux souvent élevés.

  • 1. Réseau militaire d’échange et de partage d’informations mis en place par le Pentagone, qui préfigure l’Internet actuel.
  • 2. Voir Les décennies aveugles, par Philippe Askenazy, Le Seuil, 2010, premier chapitre.
  • 3. Dans La croissance moderne, par Philippe Askenazy, Economica, 2001.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet