Idées

Le défi de la conversion écologique

6 min

La conversion écologique de nos économies implique de limiter les volumes de production, de rendre les biens plus durables et aisément recyclables et de transformer leur mode d'utilisation.

C’est un des grands paradoxes du système économique actuel. Alors que près de 80 % des emplois sont désormais offerts par le secteur des services, jamais la consommation de produits industriels n’a été aussi élevée. La dynamique de l’emploi repose en effet aujourd’hui essentiellement sur le développement des services marchands et non marchands que se rendent entre eux les habitants des territoires - ce que les économistes appellent " l’économie résidentielle ". Les personnes qui travaillent à l’hôpital envoient leurs enfants à l’école, les enseignants font des courses, les salariés du commerce empruntent les transports en commun pour aller à leur travail, et tout ce petit monde va chez le coiffeur, au cinéma, au restaurant, etc. Commerce et transports, éducation, santé, sécurité et services sociaux, loisirs et restauration fournissent désormais la majorité des emplois. De là à en déduire que nous serions entrés dans une économie de services dématérialisée, il n’y a qu’un pas, qu’il ne faut pourtant pas franchir.

Car les progrès continus de la productivité dans l’industrie - et le recours aux importations en provenance de pays à bas salaires pour nombre de produits à forte intensité de main-d’oeuvre - permettent de consommer toujours plus de produits industriels, tout en consacrant de moins en moins de temps à les produire et de moins en moins d’argent à les acheter. De fait, on observe une baisse spectaculaire du prix relatif des produits industriels. Elle favorise aussi bien une diffusion des innovations - le téléphone mobile, par exemple - qu’un renouvellement rapide des biens.

Ce renouvellement fait l’affaire des industriels comme de la distribution. Certains produits tombent en panne prématurément et sont conçus pour être non réparables ; d’autres sont remplacés par nos soins afin de satisfaire à la mode et aux diktats de la publicité, y compris quand ils demeurent en parfait état d’usage. Loin de se limiter aux vêtements et aux chaussures, cette logique s’étend à une multitude de produits industriels, des lavabos à l’électroménager en passant par la voiture.

Signal imparfait

La surconsommation qui en résulte - qui ne bénéficie pas à tous compte tenu des inégalités de revenus - entraîne celle des matières premières et de l’énergie. Et donc un gâchis fantastique de ressources non renouvelables, dont les énergies fossiles. Tout cela amplifie les émissions de CO2 et remplit les décharges du monde entier de matériaux recyclables ou non, comme certaines matières plastiques. Enfin, nombre de procédés de production et d’articles continuent d’incorporer des produits de synthèse comportant d’importants risques sanitaires.

Cette dynamique est facilitée par l’insuffisance des normes existantes et par le prix des matières premières, qui oscille autour de leur coût marginal d’extraction, comme si leurs stocks étaient infinis. Le marché fournit ici un signal très imparfait. Il encourage cette destruction du capital limité de la planète, aussi longtemps que l’offre répond à la demande. Et quand ce n’est plus le cas, soit les prix explosent - comme on l’a vu sur le marché du pétrole à plusieurs reprises - au risque de casser l’activité, soit un protectionnisme à l’envers se met en place comme l’illustre l’exemple des terres rares : la Chine, principal producteur, rationne désormais ses exportations pour servir ses propres industriels.

Différentes solutions sont envisageables pour sortir de cette fuite en avant destructrice et riche de conflits futurs pour l’accès aux ressources. La première exigence, pour aller vers une économie réellement soutenable sans renoncer aux biens industriels, est d’imposer aux fabricants de produits manufacturés complexes (voitures, équipements ménagers, appareils électroniques...) d’assembler des composants aisément dissociables et identifiables, afin d’en rendre le recyclage possible à des coûts limités et d’en faciliter le remplacement. De quoi allonger la durée de vie des produits. Produire des biens recyclables suppose souvent d’en modifier la nature. La firme néerlandaise Desso, spécialiste des revêtements de sol, a transformé la composition de ses moquettes pour aller vers un modèle cradle to cradle*. Elle intègrera, à terme, des matières premières entièrement biodégradables ou recyclables en fin de vie à ses nouveaux produits 1.

Vers une chimie renouvelable

Mais une économie circulaire ne peut être développée au sein d’une seule entreprise. La plupart des productions engendrent des sous-produits et des déchets. L’enjeu est de parvenir à ce que les effluents ou les sous-produits d’une usine A soient valorisés par une usine B. Il existe peu d’exemples de solutions d’ " écologie industrielle " intégrée - on cite toujours en exemple l’écosystème de Kalundborg, au Danemark 2. En revanche, de multiples synergies se développent dès lors que la rentabilité est au rendez-vous, notamment au plan énergétique. Nombre de cimenteries - grosses consommatrices d’énergie - brûlent ainsi à haute température (2 000 °C) des vieux pneus qui finiraient autrement à la décharge. De même, les rejets de vapeur ou d’eau chaude engendrés par de nombreux procédés industriels sont désormais valorisés pour chauffer des serres ou alimenter le chauffage urbain.

Reste qu’une grande partie des produits de l’industrie ne peuvent être recyclés, soit du fait de leur composition chimique, soit parce qu’ils ne peuvent être dissociés d’un autre composant, soit enfin parce qu’ils ont vocation à être éliminés lors de leur usage, comme c’est le cas des matériaux de traitement de surface (peintures, vernis, etc.), d’assemblage (colles), de certaines matières plastiques, des produits d’entretien, des cosmétiques, etc. On retrouve ici la plupart des produits chimiques et parachimiques, qu’ils soient utilisés comme consommation intermédiaire dans les procédés industriels ou comme consommation finale par les ménages ou les entreprises. Passer à une économie soutenable suppose donc de développer une chimie renouvelable, transformant des matières végétales et ne fabriquant que des molécules biodégradables et sans risque sanitaire avéré. Au-delà, la chimie verte non seulement produit des matériaux biodégradables à partir d’intrants renouvelables, mais elle les obtient par des procédés " doux ", notamment peu coûteux en énergie.

Economies de production

Reste ensuite à produire moins, afin de limiter les conflits d’usage : les cultures industrielles, qu’elles soient traditionnelles (coton) ou récentes (végétaux destinés à produire des agro-carburants), occupent des surfaces retirées à la production alimentaire. Consacrer demain de nouvelles surfaces à la production de végétaux pour la chimie n’arrangera rien. D’où la nécessité de limiter le volume des productions en rendant les biens plus durables et aisément recyclables, et en transformant leur mode d’usage.

En effet, il ne suffit pas de produire autrement, il faut aussi utiliser autrement. C’est le principe de l’économie dite de fonctionnalité, qui consiste, pour des industriels, à vendre un service plutôt que des produits, ou encore de l’économie collaborative, qui consiste, pour des ménages, à partager l’usage des biens sous forme de prêts ou d’échange. La firme Xerox - " the document company " - est souvent citée en exemple parce qu’elle vend des solutions de gestion de la chaîne documentaire à ses clients et non plus des photocopieuses 3. De même, Michelin Fleet Solutions propose aux entreprises de transport un contrat qui prend en charge l’ensemble de leurs besoins en pneumatiques en échange d’une facturation au kilomètre parcouru. Les services de vélos et d’auto-partage s’inscrivent dans la même logique : vendre l’usage plutôt que le bien. De quoi inciter les producteurs à fabriquer des produits plus durables, qui font l’objet d’une utilisation bien plus intense, mais en bien moins grand nombre.

  • 1. Voir Cradle to Cradle, par Michael Braungart et William McDonough, Editions Alternatives, février 2011.
  • 2. Voir " L’écologie industrielle, exercice pratique ", Alternatives Economiques n° 206, septembre 2002, disponible dans nos archives en ligne.
  • 3. Voir " Le cas Xerox, du produit au service ", Alternatives Economiques n° 294, septembre 2010, disponible dans nos archives en ligne.
* Cradle to cradle

Littéralement " du berceau au berceau ", démarche où l'on produit des biens entièrement recyclables à partir d'intrants eux-mêmes recyclés.

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