Éditorial

L’Europe a besoin de sens

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J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises", écrivait Jean Monnet dans ses mémoires. Depuis qu’un jour d’octobre 2009, le Premier ministre grec a révélé le déficit abyssal des finances publiques de son pays, la construction européenne a certainement connu la plus grave crise de son histoire, menaçant son existence même. Il est cependant difficile pour l’heure d’en conclure, selon l’axiome du grand architecte de l’Europe, que le projet européen en sort grandi et affermi.

En apparence certes, le pire est derrière nous. A force de sommets de la dernière chance, les chefs d’Etat et de gouvernement européens ont fini par calmer le feu qui menaçait de détruire l’oeuvre la plus emblématique de la construction européenne : l’euro. Après bien des erreurs et des tâtonnements, ils se sont entendus pour mettre en place un dispositif commun d’aide financière aux Etats membres en difficulté, le Mécanisme européen de stabilité (MES). Ils se sont dotés d’un corset de règles destiné à empêcher tout nouveau dérapage des finances publiques à la grecque. Ils ont jeté les bases d’une union bancaire, afin de remédier à la dangereuse fragmentation financière de la zone euro et à l’incapacité de certains Etats à sauver seuls leurs banques. Des tabous ont été brisés : l’Allemagne a surmonté ses réticences pour prendre en charge sa part de la dette grecque ; la Banque centrale européenne (BCE) s’est émancipée de son dogme originel pour s’ériger petit à petit en prêteur en dernier ressort pour les Etats victimes de la défiance des marchés.

On pourra dire que les dirigeants européens ne sont parvenus à un tel résultat qu’à reculons, que cela est intervenu bien tard, que c’est encore trop peu pour écarter totalement le risque d’une rechute. Il n’empêche : l’intégration européenne a davantage progressé durant ces deux dernières années qu’au cours de toute la décennie précédente et une solidarité inédite s’est instaurée entre les Etats membres.

Désunion et scepticisme

Incomplète cependant, cette solidarité s’exerce au prix d’une austérité délétère pour l’économie et les sociétés du Vieux Continent. Et une autre menace couve désormais, celle de la désunion des peuples. A Madrid, Athènes, Rome ou Lisbonne, les populations en colère manifestent contre le chômage, les baisses de salaires et le détricotage des filets de protection sociale. Une purge dont ils font porter le chapeau à l’Europe. Aux Pays-Bas ou en Allemagne, dans le même temps, l’incompréhension grandit à l’égard d’une Europe du Sud coupable à leurs yeux d’être plus cigale que fourmi : pourquoi payer pour l’inconséquence des autres ? Les égoïsmes s’exacerbent, comme en témoignent les discussions de marchands de tapis engagées autour du budget européen. Aux Allemands qui ne veulent pas entendre parler de partager le fruit de leurs efforts pour faire de leur pays une grande puissance exportatrice, aux nombreux mouvements d’Europe du Sud qui n’envisagent plus le salut de leur pays que par la sortie de l’euro, le projet européen apparaît moins comme une promesse que comme une servitude.

"Si le projet européen peut se construire dans la relative indifférence des peuples, il ne peut le faire dans leur scepticisme", affirme avec raison Jacques Delors, autre grand architecte européen, dans l’entretien qu’il nous a accordé. Longtemps, ce projet n’a pu progresser que de manière détournée. Constatant l’impossibilité d’obtenir des Etats qu’ils abandonnent des pans de leur souveraineté pour s’unir politiquement, les bâtisseurs de l’Europe avaient intelligemment choisi de contourner l’obstacle, en créant le marché commun. C’était la stratégie du spill over : d’une interdépendance économique croissante devait découler à terme, inéluctablement, l’Union politique.

Sur ce plan, le bilan n’est pas mince. Au fil de son histoire et de ses élargissements successifs, le projet européen a scellé la réconciliation de la France et de l’Allemagne après deux guerres qui avaient ravagé l’Europe et le monde. Puis il a accueilli l’Espagne, la Grèce et le Portugal qui sortaient de la dictature. Il s’est ouvert, enfin, aux pays d’Europe centrale et orientale qui venaient de s’émanciper du joug soviétique, permettant ainsi la réunification d’un continent divisé par cinquante ans de guerre froide.

Aller plus loin et plus vite

Mais le drame de la construction européenne, c’est que l’intégration économique a atteint son ambition ultime de pacifier l’Europe, tout en échouant à lui apporter une prospérité durable et une solidarité accrue. Avant même la crise financière, le coeur de l’Union s’enfonçait depuis deux décennies dans la croissance molle et le chômage de masse. Face au défi de la mondialisation qui met fin à une parenthèse historique de quelques siècles pendant laquelle l’Occident a régné sans partage sur le monde, les politiques communautaires, au nom de dogmes naïfs, n’ont souvent eu pour résultat que de susciter une course au moins-disant fiscal et social entre Etats européens et d’ouvrir le territoire de l’Union au grand vent d’un libre-échange inconditionnel qui balaie ses capacités industrielles. Faute de s’être accompagné d’une union budgétaire à même de corriger les déséquilibres, l’euro, qui devait mettre fin à la guerre des monnaies sur le continent, a surtout masqué des écarts de compétitivité grandissants entre les territoires. Et il voit sa survie désormais suspendue à des ajustements très douloureux pour les peuples.

Parce qu’elle n’a pas avancé assez loin ni assez vite, l’Europe reste donc aujourd’hui menacée d’un grand recul. Elle doit d’urgence retrouver un projet politique dont ses citoyens puissent mesurer les bénéfices au quotidien. Sa prospérité n’est entravée que par les obstacles qu’elle met elle-même sur sa route. Le chemin d’une intégration plus poussée des pays membres de la zone euro semble en particulier passer par la construction d’une Europe à plusieurs vitesses.

Mais la responsabilité du Vieux Continent va au-delà : la tentation actuelle de lever le pied sur le front de la transition énergétique et de la lutte contre le changement climatique serait une erreur non seulement pour elle, dont l’économie étouffe de sa dépendance aux hydrocarbures, mais aussi pour le monde, qui y perdrait sans doute l’impulsion nécessaire au changement. Auprès des pays arabes ayant courageusement entrepris leur printemps, au Proche-Orient dont les Etats-Unis se désengagent progressivement, l’Europe est également appelée à jouer un rôle de premier plan pour stabiliser la démocratie et étendre l’empire de la paix. Bref, l’Union a rendez-vous avec des responsabilités qui dépassent ses propres frontières, mais qu’elle ne pourra les assumer qu’en s’accordant sur ce qu’elle veut réellement devenir.

Compte tenu de leur rôle passé et du poids qu’elles conservent dans une Union qui comptera bientôt vingt-huit membres, l’Allemagne et la France ont une obligation particulière dans la relance du projet européen. L’Allemagne doit aujourd’hui dépasser ses traumatismes hérités de l’histoire. A commencer par ceux de l’hyperinflation des années 1920 et de l’étatisme belliqueux de la période nazie, qui l’empêchent d’envisager un approfondissement de l’intégration européenne autrement que dans le cadre d’un ordolibéralisme étroit, c’est-à-dire soumise à un corpus de règles strictes et intangibles, assorties de sanctions. Confronté à l’hétérogénéité des pays qui composent aujourd’hui l’Europe et face aux nécessaires adaptations de la politique économique de chacun d’eux à une conjoncture accidentée, ce mode de gouvernement par les règles peut s’avérer contre-productif. Sans compter qu’il pose un lourd problème de légitimité démocratique dans le cadre institutionnel actuel de l’Union. En accord avec le poids qui est le sien en Europe depuis la réunification, l’Allemagne doit aujourd’hui prendre pleinement conscience de son rôle politique et des responsabilités qui l’accompagnent.

La France doit, elle aussi, faire son examen de conscience. Interrogée sur l’avenir de l’Europe, elle s’est longtemps réfugiée derrière l’idée nébuleuse d’un "gouvernement économique", en se gardant bien de préciser les contours d’une architecture qui aurait logiquement dû l’amener à aliéner une part de sa souveraineté dont elle reste jalouse. Elle n’a pas non plus saisi la main tendue de l’Allemagne, quand, par deux fois au cours des vingt dernières années, celle-ci lui a proposé d’avancer vers l’Union politique. Elle doit désormais cesser de rêver à une Europe qui ne serait qu’une France en grand.

La tâche primordiale des dirigeants européens d’aujourd’hui est donc de retrouver une vision qui les a désertés depuis presque vingt ans. Une vision qui avait poussé leurs prédécesseurs à dépasser les égoïsmes nationaux pour construire une oeuvre commune dont ils ne verraient pas l’aboutissement.

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