Les balbutiements de la puissance

6 min

Première zone économique mondiale, numéro un des donateurs pour l'aide au développement, etc., l'Europe est une puissance de facto, qui reste pourtant invisible sur la scène internationale.

L’Europe veut-elle devenir une puissance ? Elle en a certainement les moyens, mais pas toujours la volonté. Cet horizon s’est en effet plutôt éloigné ces dernières années, notamment à la faveur de la crise économique qui secoue le continent. Mais le jeu géopolitique risque fort de l’y contraindre, les Etats-Unis ne souhaitant plus et ne pouvant plus se voir déléguer toute la charge de la sécurité occidentale.

Une puissance en devenir ?

Sur le papier, l’Union européenne constitue l’un des grands acteurs de la mondialisation. Avec un demi-milliard d’habitants, elle est la première puissance économique du monde (20 % du PIB mondial), la première puissance commerciale (20 % du commerce mondial), la deuxième puissance monétaire depuis que l’euro comptabilise le quart des réserves de change mondiales. Elle est aussi la première puissance pour l’aide publique au développement (60 % de l’APD mondiale), le premier donateur pour la reconstruction des pays en sortie de crise (elle a consacré 8 milliards d’euros à l’Afghanistan depuis 2002, 4,2 milliards aux Palestiniens entre 1994 et 2009) et le premier pourvoyeur d’aide humanitaire dans le monde : en 2011, l’agence humanitaire Echo, avec un budget annuel de près d’un milliard d’euros, a pu aider 150 millions de personnes parmi les plus vulnérables au monde, dans plus de 80 pays. Un tel ensemble européen constitue une puissance de facto qui ne saurait a priori se désintéresser de l’évolution du monde.

Depuis 1999, l’Union s’est d’ailleurs dotée d’une politique de sécurité et de défense commune (PCSD) uniquement axée sur la gestion des crises extérieures : ses membres ont ainsi conduit 26 opérations civiles et/ou militaires en Europe, en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient, comptabilisant 70 000 soldats et 5 000 policiers européens, sous la direction politique et le contrôle stratégique de l’Union elle-même. C’est elle qui met fin au conflit russo-géorgien de 2008 et y déploie depuis une mission d’observation du cessez-le-feu. C’est elle qui conduit l’opération antipiraterie au large de la Somalie (opération Atalante pour la protection des bateaux humanitaires du Pnud). Ce sont les Européens qui ont pris la relève de l’Otan pour la stabilisation militaire de la Bosnie depuis 2003, de même qu’ils ont succédé à l’ONU pour assurer la mission de police au Kosovo. En Afrique, l’Union est intervenue plusieurs fois en République démocratique du Congo, notamment pour assurer la sécurité lors de la présidentielle de 2003 ; la PCSD s’est déployée à la frontière du Tchad et de la République centrafricaine en 2007 pour la protection des convois humanitaires à destination du Soudan. Plus récemment, en 2012, les Européens ont lancé une opération de soutien à la formation de la police du Niger pour la lutte anti-terroriste et elle s’apprête, sitôt acquis le feu vert de l’ONU, à déployer une mission équivalente auprès des forces de sécurité au Mali.

Couronnant le tout, le traité de Lisbonne, entré en vigueur au 1er décembre 2009, confère à cette politique une base juridique et des instruments considérablement renforcés : il inclut une clause d’assistance mutuelle entre les Etats membres ainsi qu’une clause de solidarité en cas d’attaque terroriste ou de catastrophe naturelle. Il innove surtout par la création d’un poste de haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui est également vice-président de la Commission, ce qui devrait permettre l’utilisation cohérente de toute la gamme de moyens d’intervention extérieure de l’Union, qu’ils soient économiques, commerciaux, diplomatiques, humanitaires et militaires.

La tentation du renoncement

Or, dans la réalité, le bilan est tout autre. En dépit de ces acquis remarquables sur un laps de temps très court - un peu plus de treize ans -, le sentiment demeure d’une Europe impuissante, invisible sur la scène internationale, absente de toutes les crises récentes, attentiste à l’égard des Etats-Unis quand ce n’est pas divisée ou silencieuse, sur la Russie, d’une part, le printemps arabe ou le conflit israélo-palestinien, de l’autre. Défense européenne ou pas, l’Union demeure un nain politique, un acteur marginal dans la gestion des crises, et son influence politique sur l’évolution du système international reste largement introuvable. La plupart des pays membres ne voient d’ailleurs aucune difficulté dans cette inexistence stratégique de l’Europe et s’accommodent parfaitement de son effacement sous l’ombre portée de la puissance américaine.

Les Européens sont en effet très divisés sur la notion même de puissance : la France en a fait depuis le général de Gaulle l’un des fondements de son imaginaire collectif et de sa politique européenne. Mais elle a peu d’émules. Un bon nombre de ses partenaires, dont le Royaume-Uni, ne conçoivent de puissance légitime que dans le cadre des nations ou de l’Otan : il n’est pas question pour eux que l’Europe se risque à concurrencer l’Alliance atlantique. D’autres considèrent que cette ambition de puissance est contradictoire avec la construction même de l’Europe, conçue précisément comme une tentative de dilution de la puissance des Etats. D’autres, encore, estiment que la puissance véritable de l’Union ne se joue pas dans le registre diplomatico-militaire : ils valorisent le soft power européen, la puissance civile et normative de l’Union, autrement dit son pouvoir d’attraction sur le voisinage et l’exemplarité de son modèle. Au total, une très grande majorité d’Européens conforte une sorte "d’esquive" stratégique de l’Europe, reproduisant aujourd’hui le partage des tâches de la guerre froide : à l’Otan la responsabilité de la sécurité, à l’Union européenne celle de la prospérité.

Depuis 2009, ces deux conceptions du rôle de l’Europe dans le monde - puissance stratégique légitime pour les uns, puissance civile et normative pour les autres - connaissent chacune une violente remise en question : la défense européenne, après une décennie de succès, s’étiole ; l’exemplarité du modèle civil de l’Union s’effondre tous les jours dans une crise économique majeure.

L’Europe, une grande puissance mondiale

Faut-il en déduire que l’Europe est définitivement condamnée à l’impuissance et l’inexistence politiques sur la scène internationale ? Pas forcément. Certes, la crise économique n’est guère porteuse de grandes initiatives européennes pour la gestion des crises régionales : la priorité de tous les chefs d’Etat reste le rétablissement de la prospérité intérieure et non l’exportation de la sécurité à l’extérieur de l’Union. Toutefois, une nouvelle révolution stratégique est en cours, venant d’Amérique. Les Etats-Unis connaissent en effet, comme l’Europe, une situation économique difficile. Ils ont amorcé une nouvelle orientation stratégique de leurs dispositifs de défense, centrés sur des priorités asiatiques très marquées, et ils attendent des Européens qu’ils assument davantage de responsabilités dans la prévention et la gestion des conflits situés à leur périphérie.

Un rendez-vous avec les responsabilités

Le temps n’est plus où les Etats-Unis pouvaient assumer, militairement, politiquement, financièrement l’ensemble du fardeau de la sécurité occidentale. Par conséquent, le temps de l’abstention stratégique de l’Europe, de son attentisme à l’égard de l’allié américain, va se trouver également révolu. Dans la décennie à venir, l’intérêt, voire la demande des Etats-Unis pour une montée en responsabilité stratégique des Européens sera un élément structurant de l’alliance transatlantique. Les Européens ne pourront pas ne pas leur répondre. Ainsi se décline le paradoxe ultime de la puissance européenne : c’est l’Amérique qui pourrait finalement être le moteur d’une Europe puissance, une Europe apte à rédiger les règles du monde de demain plutôt que résignée à subir des règles écrites par d’autres au bénéfice des autres.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !