Entretien

"L’Union doit s’appuyer sur la force de son marché"

7 min
Nicole Bricq ministre du Commerce extérieur

L’Union européenne protège-t-elle suffisamment son marché intérieur ?

Dans les années 1990, le multilatéralisme fonctionnait bien et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) jouait son rôle : les accords commerciaux multilatéraux possédaient la vertu de protéger les plus faibles, notamment les pays en développement. Mais petit à petit, le vent libéral a balayé le multilatéralisme et les accords bilatéraux se sont multipliés, ce qui suscite des échanges inégaux puisqu’ils sont le reflet des rapports de force entre pays. Pendant toute cette période, la Commission européenne s’est montrée très allante pour proposer de nouveaux projets d’accords de libre-échange aux Etats membres, qui, de leur côté, n’ont pas été très regardants. Car lorsqu’on examine ces accords, on se rend compte qu’ils ont été placés sous le signe de l’asymétrie. L’Europe a respecté ses engagements internationaux : elle s’est largement ouverte, notamment sur le plan de ses marchés publics. Mais la réciproque n’est pas vraie : 90 % des marchés publics en Europe sont ouverts aux pays tiers, contre seulement 32 % aux Etats-Unis, 28 % au Japon et 16 % au Canada.

Que peut-on faire pour éviter cela ?

La politique commerciale européenne ne s’est pas appuyée jusqu’ici sur la force de marché que représente l’Union européenne, premier marché mondial avec ses 500 millions d’habitants. Nous sommes cependant en train de changer de paradigme. Depuis le traité de Lisbonne, les parlementaires européens ont un droit de regard sur la politique commerciale européenne et ils commencent à demander des comptes : la logique démocratique s’invite dans un domaine qui était jusqu’ici de la seule compétence de la Commission européenne. Le Parlement a ainsi voté récemment une résolution renforçant le mandat de la Commission dans ses négociations d’un accord de libre-échange avec le Japon, afin notamment qu’elle soit ferme sur la suppression des barrières non tarifaires*, qui sont un protectionnisme déguisé.

D’autre part, à la faveur de la crise, on assiste à une prise de conscience de la part de pays comme l’Espagne et l’Italie, qui, en proie aux difficultés, deviennent plus agressifs à l’export. La position de la France est que le principe d’une ouverture doit être maintenu, mais avec des critères qui permettent de juger de la pertinence d’un accord de libre-échange.

Et quels seraient ces critères ?

Début septembre, j’ai présenté en Conseil des ministres les quatre conditions que les prochains accords de libre-échange devront satisfaire pour que la France les signe. Premièrement, que cela crée des emplois en France et en Europe, études d’impacts à l’appui. Deuxièmement, qu’il y ait réciprocité : les barrières tarifaires et surtout non tarifaires doivent être effectivement abaissées. Troisièmement, conditionner ces échanges au respect de normes d’un certain niveau de qualité sociale et environnementale : si avec des pays tiers comme l’Inde, les normes mondiales, comme celles de l’Organisation internationale du travail (OIT), doivent s’appliquer, il faut placer la barre plus haut pour des pays aussi développés que le Canada ou le Japon.

Quatrièmement, enfin, il faut que la baisse de nos tarifs douaniers soit progressive et que l’on puisse mettre en oeuvre des clauses de sauvegarde, en cas de besoin pour des secteurs sensibles, comme la France vient de l’obtenir dans le cadre de l’accord de libre-échange avec le Japon. On s’est en effet notamment aperçu que dans l’accord de libre-échange avec la Corée [voir encadré], cette clause de sauvegarde était insuffisante. Ces principes seront mis à l’épreuve dans la négociation pour l’accord avec le Japon et bien sûr amèneront des compromis.

Le consensus est-il difficile à atteindre entre Européens ?

Il y a dans l’Union des libéraux "unilatéraux" et l’idée qu’il faille mettre des tempéraments à la liberté des échanges leur est profondément étrangère. La Commission est engagée de son côté dans une logique de libéralisation commerciale qui n’en finit pas. Il y avait le Canada, aujourd’hui le Japon, demain peut-être les Etats-Unis et bien d’autres. Donc rien ne va de soi. Prenons l’exemple de l’ouverture de la négociation d’un accord de libre-échange avec le Japon. La France souhaitait éviter de voir le précédent coréen se renouveler. Elle a voulu mettre dès le départ dans le mandat de négociation une mention explicite du secteur automobile, comme produit sensible, et une exigence de clause de sauvegarde efficace, qui permettra de rétablir des droits de douane aux frontières, en cas d’augmentation trop forte des importations japonaises. Le commissaire européen au Commerce, Karel de Gucht, y était au départ opposé. Nous y sommes parvenus. C’est bien la preuve que nous pouvons réussir à imposer nos positions.

Sur le dossier des marchés publics, il y a accord sur le principe, mais la réalité ne suit pas : par deux fois, à l’issue des sommets de juin et d’octobre derniers, le Conseil européen a mentionné explicitement le fait que les Etats s’engageaient à faire avancer rapidement le projet de règlement de la Commission sur la réciprocité des marchés publics : celui-ci prévoit notamment la possibilité d’écarter une entreprise d’un Etat qui n’ouvrirait pas, ou insuffisamment, son marché aux entreprises étrangères. Selon la Commission, une telle réciprocité permettrait aux entreprises européennes de remporter un surcroît de 12 milliards d’euros de marchés. Mais l’accord pratique des Etats manque encore.

Peut-on imaginer que l’Europe se dote d’une taxe carbone à ses frontières dans le but d’introduire un peu de juste échange avec le reste du monde ?

Regardons ce qui s’est passé sur le projet de taxe européenne sur les émissions de gaz à effet de serre des compagnies aériennes. Les compagnies indiennes et chinoises ont pris la tête de la rébellion en refusant de la payer et en menaçant l’Europe de mesures de rétorsion commerciale. Pour finir, l’Union a capitulé en rase campagne et retiré sa taxe. Elle n’est donc pas près d’inclure une taxation carbone dans un mécanisme commercial ! La voie la plus avisée consiste donc à inclure des critères de haute qualité sociale et environnementale dans les accords de libre-échange. C’est d’autant plus urgent qu’à partir de 2016, la Chine obtiendra le statut d’économie de marché, ce qui offrira un meilleur accès au marché européen pour ses produits et la mettra à l’abri d’éventuelles mesures antidumping.

A ce propos, faut-il encadrer les investissements étrangers pour protéger les entreprises européennes ?

Il existe un cadre en France qui permet de préserver nos entreprises dans les secteurs dits "stratégiques". Mais il est certainement insuffisant, et l’Europe, une fois encore, ne bénéficie pas toujours du principe de réciprocité. Pensez aux grands pays émergents qui limitent nos investissements alors que leurs entreprises sont maintenant engagées dans des démarches de rachat d’entreprises européennes, notamment françaises. C’est peut-être le moment de réfléchir à un cadre européen commun.

Zoom L’impact des accords commerciaux désormais évalué

Début novembre, dans le cadre d’un plan d’action pour le secteur automobile, le commissaire européen à l’Industrie, Antonio Tajani, a annoncé le lancement d’études d’impact des accords de libre-échange signés par l’Europe avec des pays tiers, et notamment celui signé avec la Corée du Sud. De quoi donner satisfaction à la France qui, deux semaines plus tôt, avait vu sa demande de mise sous surveillance des importations de voitures sud-coréennes rejetée par le commissaire au Commerce, Karel de Gucht.

La France s’inquiète en effet du caractère déséquilibré des échanges de véhicules entre l’Union et la Corée du Sud : depuis la signature de leur accord de libre-échange en juillet 2011, les importations de véhicules coréens auraient augmenté de 40 % dans l’Union, sans que les exportations européennes vers le Pays du Matin calme ne progressent. Pour expliquer ce déséquilibre, les industriels européens accusent les normes de sécurité et antipollution spécifiques au marché coréen, qui renchérissent le coût de leurs véhicules. Une expérience amère pour les constructeurs européens, qui pressent désormais l’Europe d’être plus exigeante dans les négociations.

L’euro fort a beaucoup désavantagé l’industrie européenne au cours de la décennie 2000 : faut-il doter l’Europe d’une politique de change ou est-ce voué à rester un tabou ?

Sur les dix dernières années, l’excédent industriel européen a été multiplié par trois pour atteindre près de 200 milliards d’euros. Les parts de marché de l’industrie européenne n’ont pas reculé alors que, dans le même temps, celles du Japon ou des Etats-Unis se sont effondrées. Pour parler du cas de la France, à mon sens, la monnaie n’est pas la raison du problème de compétitivité de notre industrie. Regardez les Allemands que l’on prend souvent en exemple, leur monnaie est la même que la nôtre et ils ont un excédent commercial ! Les difficultés viennent notamment du fait que nos entreprises n’innovent pas assez et ne sont pas suffisamment montées en gamme. Le gouvernement vient d’apporter une réponse puissante et volontariste avec le pacte pour la compétitivité, la croissance et l’emploi qui permet de traiter la question de la compétitivité coût et hors-coût.

Propos recueillis par Marc Chevallier

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