Quel modèle pour la zone euro ?

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Avec la crise, l'Union européenne s'est dotée d'un modèle d'assurance mutuelle entre Etats qui n'est pas satisfaisant. Une solution alternative consisterait à faire mouvement vers le schéma fédéral.

On aurait pu attendre que depuis 2010, la réponse à la crise de la zone euro conduise à une avancée du fédéralisme. Cela aurait été conforme à la prédiction des pères fondateurs, notamment celle de Jean Monnet, qui attendait que l’Europe se construise dans les crises. En réalité, la réponse à la crise a plutôt conduit à l’émergence d’un modèle d’assurance mutuelle entre les Etats, avec pour contrepartie un renforcement progressif de la discipline budgétaire.

Deux logiques opposées

La divergence entre le fédéralisme embryonnaire de l’Union européenne et la logique intergouvernementale de la gouvernance économique de la zone euro ne date pas d’aujourd’hui. Elle a été présente dès les premiers pas de l’euro. Mais cette divergence s’est accentuée à la faveur de la crise. La question est maintenant de savoir si ces deux modèles peuvent coexister et éventuellement converger d’une manière ou d’une autre.

Pour comprendre la différence entre les deux modèles, le plus clair est de partir de ce qui se passe lorsqu’un pays requiert l’assistance du fonds de secours européen. Dans le système qui s’est construit depuis 2010, ce n’est pas le budget communautaire qui est mobilisé, ce sont ceux des partenaires, sur la base de leurs propres ressources et donc conditionnellement à l’approbation de leurs parlements nationaux. Concrètement, chaque pays prend sa part des crédits à la Grèce.

Un autre régime aurait été envisageable : il aurait été possible d’étendre les missions du fonds européen mis en place en 2010 pour financer l’assistance à la balance des paiements des pays membres de l’Union n’appartenant pas à la zone euro et qui bénéficie d’une garantie du budget communautaire. Pour financer l’assistance à la Hongrie, par exemple, l’Union européenne emprunte sur les marchés, avec cette garantie. Mais après quelques hésitations, le refus a été net. Le budget européen a été à peine mobilisé, pour un montant faible et de manière temporaire. C’est le modèle de l’assistance mutuelle qui l’a emporté.

Le système de gouvernance qui en résulte se caractérise par une très faible représentation de l’intérêt général européen. La Commission en est porteuse, mais son rôle est borné. La Banque centrale européenne (BCE) exprime elle aussi un intérêt collectif, mais dans un domaine étroit. Le Parlement n’a pratiquement aucun rôle : il ne vote pas l’impôt et n’exerce pas le contrôle sur les ressources engagées dans l’assistance, qui sont mobilisées par les parlements nationaux. Ces derniers sont comptables de l’intérêt national et non de l’intérêt européen. On ne peut leur reprocher d’agir sur cette base. Quant aux Etats, seule l’ultima ratio chère à Angela Merkel (selon laquelle l’aide ne doit être fournie qu’en dernier ressort) les conduit à dépasser le calcul des intérêts nationaux. En d’autres termes, les décisions ne peuvent être prises qu’au bord du précipice, car sa proximité est ce qui contraint les acteurs à prendre en compte leur communauté de destin. C’est pour cela, par exemple, qu’il a fallu si longtemps pour se décider sur le dernier paquet grec.

Approfondir le modèle d’assurance mutuelle

Comment ce système d’assurance mutuelle peut-il évoluer ? Une première possibilité serait de demeurer dans la même logique mais en trouvant une réponse aux problèmes qu’il rencontre aujourd’hui : faiblesse de l’exécutif et faiblesse de la représentation de l’intérêt général. Pour résoudre le problème de l’exécutif, la solution la plus tentante consisterait à confier la présidence de l’eurogroupe au commissaire chargé des Affaires économiques et monétaires. Elle reviendrait cependant, en matière de surveillance, à fusionner les fonctions de procureur et de juge, car le rôle central de la Commission est de gérer les avertissements et les sanctions. Ce serait exorbitant.

Deux solutions alternatives sont donc concevables. La première consisterait à constituer un exécutif bicéphale composé du commissaire et d’un ministre des Finances en charge de la présidence de l’eurogroupe, de la représentation externe de l’euro et de l’Union bancaire. L’inconvénient de cette solution serait de conduire à la constitution d’un second pôle économique et financier - le Trésor européen - qui serait nécessairement en rivalité avec la Commission. Ce ne serait pas la meilleure manière de donner unité et autorité à la zone euro. La seconde réponse consisterait à extérioriser la surveillance des déficits excessifs en la confiant à une entité distincte des services de la Commission en charge de l’économie et des finances. La mise en place d’un tel comité budgétaire indépendant du commissaire libérerait celui-ci de son rôle de procureur et permettrait alors d’envisager qu’il cumule ses fonctions avec celle de président de l’eurogroupe, sur le modèle du haut représentant pour la politique étrangère. Cette solution supposerait une modification des traités, mais elle aurait l’avantage du parallélisme avec un schéma qui se met en place dans les Etats sous l’impulsion du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG).

Pour résoudre le problème de l’intérêt général, il ne serait pas possible de miser sur le seul Parlement européen (au moins tant que celui-ci n’aura pas la responsabilité des ressources mobilisées en faveur de l’assistance). La solution consisterait à envisager une assemblée parlementaire combinant représentants de la commission en charge de l’économie du Parlement européen et représentants des commissions des finances des parlements nationaux de la zone euro 1. Cette commission des finances de la zone euro devrait contrôler l’exécutif et se prononcer sur la mise en place de programmes d’assistance. Elle devrait pouvoir être saisie par l’exécutif d’une proposition de censure d’un budget national juridiquement suspensive. Sur cette base, il serait possible d’introduire des eurobonds. Il n’est pas garanti cependant qu’une telle légitimation suffise à rendre ce contrôle politiquement acceptable par les citoyens des pays de la zone euro. Mais évidemment, constituer une instance parlementaire à partir de commissions des finances nationales hétérogènes dans leur taille et leurs missions soulèverait de nombreuses difficultés.

Opter pour un modèle fédéral

Approfondir le modèle de l’assurance mutuelle ne va donc pas de soi. Peut-on alors envisager une issue de nature fédérale ? Cela supposerait de mobiliser une ressource commune. Concrètement, la zone euro (à défaut de l’Union européenne) devrait alors être dotée d’une capacité d’emprunt pour financer les programmes d’assistance, d’achat de titres et de recapitalisation bancaire. Cette capacité d’emprunt serait gagée sur un pouvoir de taxation, éventuellement contingent (permettant de lever des ressources, mais pour des besoins déterminés). Cela supposerait la création d’une instance parlementaire spécifique à la zone euro, susceptible de voter l’impôt. Dans cette logique, un budget zone euro pourrait voir le jour, en vue de financer des biens publics spécifiques aux pays participant à l’Union monétaire ou des programmes de stabilisation et de transfert. Les eurobonds seraient les titres émis par le Trésor européen et non des titres nationaux bénéficiant d’une garantie conjointe. L’exécutif zone euro serait responsable devant le Parlement correspondant, élu au suffrage universel et non plus composé de représentants des parlements nationaux.

En dehors de toute question d’acceptabilité politique immédiate, cette perspective soulève plusieurs questions. La première est que l’existence de biens publics propres à la zone euro ne va pas de soi : la plupart des dépenses auxquelles on peut penser trouveraient place dans un budget communautaire plutôt que propre à la zone euro. Un budget zone euro pourrait reposer sur des dépenses de transfert, de préférences fortement contracycliques. L’assurance chômage est un candidat. Cela impliquerait de briser un vieux tabou selon lequel l’Union n’intervient pas dans les transferts aux individus, mais surtout cela induirait une harmonisation des politiques du marché du travail. Il est difficile en effet d’envisager une assurance chômage commune tout en laissant aux Etats l’entière responsabilité des politiques réglementaires qui concourent à déterminer le niveau du chômage. Une telle évolution ferait sens économiquement, elle serait cependant très discutée. Enfin, il n’est pas certain que le budget zone euro tel qu’il résulterait d’une mise en commun de certaines dépenses soit suffisant pour assurer une stabilisation macroéconomique, ni que le volume d’émission de dette correspondant soit suffisant pour faire de l’obligation correspondante l’actif sûr de la zone euro. Il pourrait en quelque sorte y avoir insuffisance de l’offre d’eurobonds, et donc persistance de la situation actuelle de fragmentation financière.

L’Union monétaire européenne est donc prise entre deux logiques dont la coexistence n’est pas aisée, celle - de nature fédérale - de l’Union européenne et celle - de nature intergouvernementale - de l’assistance mutuelle. La pérennité du modèle assurantiel suppose de répondre aux problèmes de la faiblesse de l’exécutif et de l’insuffisante représentation de l’intérêt général. Le modèle peut être approfondi, non sans difficultés, et dans la mesure de l’acceptabilité d’un régime qui met les autorités nationales sous forte pression. L’alternative consiste à faire mouvement vers le schéma fédéral. Constituer la zone euro en fédération et se rapprocher d’un modèle voisin de l’exemple américain ne serait cependant concevable qu’à la condition d’une intégration économique assez forte pour fournir un soubassement à un mode de gouvernance et de régulation de nature fédérale2.

  • 1. L’article 13 du TSCG prévoit la création d’une "conférence parlementaire" de ce type, mais sans définir ses compétences et ses pouvoirs.
  • 2. Ce texte prend appui sur l’article "La zone euro entre deux modèles" publié dans Problèmes économiques, numéro spécial Journées de l’économie, novembre 2012.

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