Entretien

Le mystère de l’austérité européenne

8 min
Philippe Weil président de l'OFCE

Que pensez-vous des politiques économiques menées actuellement en Europe ?

Pourquoi s’est-on lancé dans des politiques d’austérité budgétaire généralisées dont l’effet récessif était quasi certain ? C’est pour moi un grand mystère. Certes, on n’était pas absolument sûr de ce que ces politiques allaient produire, comme le montre le débat qu’on redécouvre actuellement avec les travaux d’Olivier Blanchard, le chef économiste du Fonds monétaire international (FMI), autour du multiplicateur budgétaire* et de sa sensibilité au cycle économique. Il y a une abondante littérature sur ce sujet, mais elle se contredit souvent. Si l’honnêteté exige de reconnaître qu’il n’y a pas d’accord sur le niveau du multiplicateur budgétaire, il existe cependant désormais un consensus sur le fait que ce multiplicateur est bien positif (contrairement aux espoirs fous que certains ont pu avoir) et surtout plus grand en période de récession. Cela a un effet radical sur la détermination de la politique budgétaire optimale.

Si le multiplicateur est constant au cours du cycle, que l’ajustement budgétaire ait lieu aujourd’hui ou demain n’a pas beaucoup d’importance : de toute façon, la peine sera au total quasi identique. Mais si le multiplicateur n’est pas constant, les effets de l’ajustement budgétaire seront très différents selon le moment choisi pour l’imposer. Il vaut mieux, en termes de pertes d’emplois et d’output**, différer une partie de la restriction budgétaire à des jours meilleurs, quand le multiplicateur aura baissé, plutôt que de l’infliger immédiatement en période de récession, quand le multiplicateur est élevé. Or, on a constaté une forme d’autisme généralisé sur ce raisonnement simple : les décideurs politiques n’ont pas tenu compte de la différence quasi certaine de la valeur de ce multiplicateur en fonction de la position dans le cycle économique.

Comment expliquer cet aveuglement ?

J’y vois deux explications. La première tient à ce que, comme le disait John Maynard Keynes, les décideurs politiques sont prisonniers d’économistes défunts : ils sont esclaves de doctrines imperméables aux faits. L’économiste et le décideur politique sont tentés de se comporter un peu comme le médecin de Molière qui, devant un patient mal en point, se dit : je l’ai saigné et pourtant il ne va pas mieux. La théorie m’assure que la saignée est le bon remède, c’est donc que je ne l’ai pas suffisamment saigné. C’est certes un atout pour un dirigeant politique d’afficher son adhésion à une doctrine intangible : celui qui tient compte trop souvent des faits et adapte constamment son action à leur évolution passe rapidement pour une girouette. Mais le pragmatisme reste un atout et une force dont on ne peut se dispenser.

Glenn Hubbard, le conseiller économique de Mitt Romney, en a fourni récemment un exemple frappant aux Etats-Unis. Le candidat républicain a perdu la présidentielle américaine parce qu’il s’est accroché à son refus d’augmenter les impôts des très riches. Moins d’une semaine après l’élection, Hubbard a tiré les conséquences de cette défaite et a déclaré en substance : nous nous sommes trompés ; il faut augmenter les impôts des plus aisés, sans cela nous ne parviendrons jamais à limiter le déficit budgétaire aux Etats-Unis. Les républicains, désavoués par l’électorat, ont immédiatement changé leur fusil d’épaule. En Europe, les dirigeants politiques ont plus de mal à le faire.

Les choses évoluent quand même...

En effet, mais on est parti de très loin : il y a encore un an, on soutenait volontiers en Europe que les multiplicateurs budgétaires étaient négatifs, que plus on se flagellerait, mieux on se porterait. On en est revenu avec une version 2 qui consistait à dire : certes, il est pénible de se flageller, mais si nous ne le faisions pas, nous nous porterions encore plus mal. Cette version 2 est en train d’être abandonnée à son tour, et c’est une bonne chose. Sur ce plan, la publication du papier d’Olivier Blanchard, qui fait suite à bien des travaux de l’OFCE, a été salutaire. Il reste cependant une bonne dose d’autisme, notamment à la Commission européenne.

Et comment vous expliquez-vous cet autisme européen ?

L’explication est d’ordre politique. A partir du moment où vous êtes obligés - et je ne parle pas nécessairement de François Hollande - de pratiquer l’austérité budgétaire pour garder votre influence en Europe, vous suivez sciemment une politique dont vous savez qu’elle ne va sans doute pas marcher. Elle vous permet cependant d’être entendu dans les prochains sommets, de peser dans les décisions... Ceux qui mènent ces politiques espèrent aussi probablement que leur échec finira par faire changer d’avis leurs interlocuteurs et qu’on pourra alors passer à une autre politique économique.

Mais cette démonstration est très coûteuse en termes d’emplois et d’activité économique. Je ne pense donc pas que nos dirigeants ne comprennent pas les avertissements que beaucoup d’économistes - dont ceux de l’OFCE - ont exprimés. Mais leur volonté de garder un cap, de conserver une influence en Europe font qu’au final leurs politiques budgétaires ne sont pas optimales. De l’extérieur, il est facile de considérer qu’ils commettent une erreur, mais trouver les clefs qui, en termes de mécanique politique, permettraient de changer le cours des choses est une affaire réellement complexe.

On entend cependant aussi des discours plutôt optimistes, suite à la baisse des taux d’intérêt des pays en crise...

On observe en effet un répit : les spreads*** se réduisent. L’an passé, les opérateurs financiers réagissaient négativement à l’absence de cap européen. Les mesures adoptées par la Banque centrale européenne (BCE) ont calmé le jeu. Et le débat croissant sur les politiques budgétaires européennes joue lui aussi un rôle important : il existe en effet désormais un consensus sur le fait que l’absence de croissance rend impossible la réduction du ratio dette/PIB. Il ne faudrait pas cependant que ce calme relatif soit interprété comme un encouragement à poursuivre les politiques actuelles. Ce qui fait pour une bonne part que la situation s’améliore, c’est justement que les acteurs financiers anticipent, selon moi, un changement de politique économique en Europe. Il faut se rappeler en effet que si la note de la France avait été dégradée l’an dernier, c’est d’abord et avant tout parce que ses perspectives de croissance étaient insuffisantes. On critique souvent les acteurs des marchés financiers, mais pour le coup ils ont visé juste.

Quelles conséquences le ralentissement de l’économie allemande va-t-il avoir sur la politique de notre voisin ?

En période électorale, l’attention du gouvernement allemand devrait se concentrer sur la nécessité de stimuler la demande intérieure. Du moins, il faut l’espérer. La réaction outre-Rhin aux difficultés récentes n’est pas inintéressante : les Allemands demandent plus d’Europe. Certes, il s’agit de davantage d’Europe allemande, mais c’est davantage d’Europe quand même. Il faut également reconnaître que l’insistance allemande sur les règles, qui peut parfois sembler psychorigide, donne en pratique des marges de manoeuvre supplémentaires vis-à-vis des politiques d’austérité : la crédibilité ainsi acquise sur l’engagement de réduction de l’endettement à long terme permet d’envisager de retarder l’austérité, pour en réduire le coût total.

Il n’en reste pas moins que la notion de crédibilité repose actuellement sur une vision trop étroite : on a tendance en effet à estimer que la moindre promesse budgétaire non tenue ruinerait la crédibilité à jamais. Alors que la crédibilité est un stock qu’on accumule afin de pouvoir la dépenser quand les choses vont mal, comme un bas de laine. Mario Draghi, le président de la BCE, l’a bien compris : il a estimé qu’on pouvait écorner la crédibilité de la Banque centrale européenne pour lutter contre la spéculation. Si on ne l’utilise pas quand on en a besoin, la crédibilité accumulée ne sert à rien.

Mais peut-on vraiment en rester là ? Ne faudrait-il pas trouver les moyens d’une politique discrétionnaire ?

Bien des solutions ont déjà été présentées pour sortir de la crise : blue bonds, red bonds, eurobonds... Elles avaient en général comme caractéristique de sembler de bonnes idées sur le papier, mais de s’avérer infaisables politiquement. A proposer des solutions miracles qui ne peuvent pas, pour des raisons politiques, être mises en pratique, on nourrit le désespoir des citoyens. Ainsi, en théorie, il faudrait une politique discrétionnaire européenne qui aurait un droit de regard sur les politiques publiques nationales. Mais cela poserait un problème de légitimité démocratique, car le pouvoir d’imposer et de dépenser est au coeur de la souveraineté nationale et ne peut être confié, pour l’instant, à des instances européennes, même bienveillantes, dont la légitimité représentative est faible. Rappelez-vous que les révolutions américaine et anglaise ont porté sur le pouvoir de taxation : "What an English King has no right to demand, an English subject has a right to refuse. " ("Ce qu’un roi anglais n’a pas le droit de demander, un sujet anglais a le droit de le refuser"). C’était aussi le cas de la Tea Party originelle aux Etats-Unis 1.

Dans l’immédiat, il faut faire, je crois, avec ce qu’on a : des gouvernements élus qui appliquent des règles issues des traités européens. Ces traités sont contraignants, mais ils offrent, par la crédibilité afférente à des règles d’ordre constitutionnel, un espace de liberté. Servons-nous donc de cette liberté pour suivre une meilleure politique avant que les citoyens s’interrogent sur la légitimité démocratique des instances européennes, qui semblent nous imposer cette cure d’austérité.

  • 1. La Boston Tea Party est considérée aux Etats-Unis comme l’épisode fondateur de la guerre d’indépendance américaine, le premier acte de désobéissance civile. Le 16 décembre 1773, 60 Bostoniens qui protestent contre les taxes imposées par la monarchie britannique sur les exportations de thé destinées aux colonies d’Amérique du Nord prennent d’assaut trois navires marchands britanniques et jettent par-dessus bord leur cargaison.
Propos recueillis par Antoine Rondel et Guillaume Duval

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