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L’euro et l’Europe, un mariage de plus en plus compliqué

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L'intégration accrue des pays de la zone euro pose de redoutables défis pour l'organisation et l'équilibre de l'Union européenne dans son ensemble.

Pour la construction européenne, il y aura un avant et un après-crise de la zone euro. En obligeant les pays qui partagent la même monnaie à s’intégrer davantage, la crise déstabilise en effet l’Union européenne. A l’époque de sa conception, l’euro avait vocation à devenir la monnaie de tous les pays membres de l’Union. Aujourd’hui cet horizon est manifestement dépassé.

Le Royaume-Uni et le Danemark ont obtenu une clause d’opting-out leur permettant de rester à l’écart. Les autres Etats membres sont en principe tenus de rejoindre à terme la zone euro, mais ils peuvent toujours, à l’instar de la Suède, choisir de ne pas remplir les critères nécessaires pour cela (la Suède a ajourné sine die l’intégration de sa monnaie dans le mécanisme de change européen). Parmi les pays de l’ancien bloc soviétique qui ont intégré l’Union depuis 2004, certains ont rejoint l’euro (la Slovénie, la Slovaquie, l’Estonie), certains s’y préparent comme la Pologne, mais d’autres ne manifestent pas une volonté particulière de la rejoindre. Au total, "il est faux de dire qu’un jour tous les pays seront membres de l’euro", affirmait récemment Jacques Delors. Il faut donc parvenir à consolider l’union économique et monétaire (UEM) sans détricoter l’Union.

De nouveaux dispositifs

Monnaie sans Etat, l’euro a fonctionné pendant la première décennie de son existence avec un dispositif institutionnel a minima. Face à une Banque centrale européenne (BCE) indépendante, les Etats membres menaient chacun leur politique économique, encadrée uniquement par quelques garde-fous en matière budgétaire (le fameux pacte de stabilité limitant le déficit public et la dette publique), à la fois mal conçus et mal appliqués. Résultat : ce dispositif a laissé se développer des déséquilibres majeurs, qui sont à l’origine de la crise dans laquelle la zone se débat depuis trois ans.

Les décisions prises dans l’urgence depuis 2010 ont commencé à transformer le paysage de l’Europe. Un mécanisme d’assistance aux Etats en difficulté de la zone, via le mécanisme européen de stabilité, crée une solidarité financière entre les Dix-Sept, à laquelle les pays hors euro ne participent pas. Sur le plan institutionnel, la nécessité d’une gouvernance dédiée à la zone euro a commencé à être reconnue : des sommets de la zone euro avec les seuls chefs d’Etat et de gouvernement concernés se réunissent depuis 2008 et ont été institutionnalisés en novembre 2011. Ils devraient se tenir désormais au moins deux fois par an, et plus si nécessaire. Mais, pour autant, il n’existe toujours pas de Conseil de la zone euro au niveau des ministres. L’eurogroupe demeure une instance informelle, dépourvu du pouvoir de prendre des décisions de portée juridique.

Aller encore plus loin

Il faudra aller beaucoup plus loin pour parvenir à une "véritable union économique et monétaire", pour reprendre le titre de la feuille de route proposée par le président du Conseil européen Herman Van Rompuy en décembre dernier. Cela implique, tout d’abord, la constitution d’une véritable union bancaire. La responsabilité de la surveillance et du sauvetage des banques ne peut en effet rester l’apanage de chaque Etat, sous peine que les difficultés de financement des Etats et celles des banques ne s’entretiennent mutuellement. Le premier étage de l’union bancaire est sur les rails : il a été acté en décembre 2012 que la supervision des établissements bancaires des Etats de la zone euro (et des non-membres qui le souhaitent) sera confiée à la BCE. Deux autres étages devraient suivre : une garantie des dépôts au niveau européen et un mécanisme commun de résolution des crises bancaires.

La feuille de route prévoit également la mise en place d’un "cadre budgétaire intégré". Au-delà de l’arsenal de nouvelles règles établies pour encadrer les politiques budgétaires nationales, elle préconise la mise en place d’une capacité budgétaire propre à la zone euro, susceptible d’atténuer les chocs affectant certains pays. A terme, les Etats membres de la zone pourraient aussi mutualiser une partie de leur dette. Enfin, ces transferts de souveraineté importants supposent la création d’instances de légitimation et de contrôle démocratique au niveau communautaire. Les formes que pourrait prendre cette gouvernance renforcée de la zone euro restent pour le moment des plus floues. Les processus de décision européens, déjà complexes, risquent cependant de devenir franchement illisibles.

Un "tableau de Picasso"

Pour certains, cette évolution ne fait qu’accentuer un peu plus le caractère déjà différencié de l’Union européenne : tous les pays n’avancent pas d’un même pas sur tous les sujets. Ainsi, le Royaume-Uni et l’Irlande ne font pas partie de l’espace Schengen, qui permet d’éliminer les contrôles aux frontières internes à l’Union ; l’Espagne et l’Italie ont décidé récemment de se tenir à l’écart du brevet européen ; on pourrait imaginer demain une coopération institutionnalisée autour de la défense et de la politique étrangère qui inclurait le Royaume-Uni, mais pas forcément l’Allemagne... Dans cette optique, la zone euro ne serait guère qu’une coopération renforcée* parmi d’autres, dans le cadre d’une Europe à géométrie variable selon les sujets. On s’acheminerait ainsi vers une Union européenne composite, sans perspective dominante, à la manière d’un "tableau de Picasso", pour reprendre l’image de l’ancien Premier ministre italien Giuliano Amato.

Zoom Le Royaume-Uni vers la sortie ?

Le Royaume-Uni sera-t-il le premier pays à sortir de l’Union européenne ? Cette possibilité est prévue par le traité de Lisbonne, tandis que la loi britannique impose désormais un référendum pour tout nouveau traité transférant des compétences au niveau communautaire. Un référendum pour ou contre le maintien dans l’Union a été annoncé par le Premier ministre David Cameron après les élections de 2015. Or l’opinion publique, de plus en plus eurosceptique, est désormais suivie par une fraction importante du Parti conservateur. Certains envisagent pour le Royaume-Uni un statut "à la norvégienne" : le pays sortirait de l’Union, mais resterait membre du marché unique en s’affranchissant des politiques communautaires telles que la politique agricole ou les politiques régionales.

Il n’est cependant pas évident que le pays y gagne : il serait toujours lié par les très nombreuses normes régissant le marché unique et continuerait d’assurer une contribution (certes réduite) au budget communautaire. Surtout, il perdrait toute influence sur les décisions européennes.

Conscient de ces inconvénients, le gouvernement britannique ne souhaite pas une sortie de l’Union ; il préférerait renégocier les termes de l’adhésion britannique et rapatrier certaines compétences au niveau national. Mais sa mauvaise volonté européenne finit par isoler Londres : en préférant le retrait au compromis, le Royaume-Uni se marginalise de lui-même et avance dangereusement vers la sortie.

Mais les pays non membres de la zone euro craignent plutôt la formation d’un noyau dur, constitué par les pays de la zone euro, qui les marginaliserait. D’ores et déjà, l’équilibre des institutions au sein de l’Union évolue. La Commission européenne, qui incarne l’intérêt commun des Vingt-Sept dans son ensemble, sort affaiblie d’une crise qu’elle n’a pas su gérer, au profit de la BCE et du Conseil. Or, les Etats de la zone euro dominent ces deux institutions, ce qui fait craindre aux autres de se voir dicter des politiques qui contreviendraient à leurs intérêts. La question est particulièrement sensible en matière de régulation financière : le Royaume-Uni, notamment, redoute que les Dix-Sept n’édictent des règles financières qui désavantageraient la City et fragmenteraient le marché unique des services financiers.

L’Union européenne, noyau dur ou nébuleuse ?

Pendant que les pays de l’euro cherchent les voies d’une solidarité renforcée, d’autres, à commencer par le Royaume-Uni, sont tentés de prendre le large. Le renforcement de l’UEM pourrait donc paradoxalement conduire à l’affaiblissement de l’Union dans sa forme actuelle. Après avoir été monopolisés par la résolution de la crise de la zone euro, les décideurs européens doivent désormais se préoccuper aussi de redonner des perspectives à la construction européenne dans son ensemble.

* Coopération renforcée

Instaurée en 1997, cette disposition du droit européen permet aux Etats de l'Union qui le souhaitent d'approfondir leur coopération dans un domaine, sans que soit requise l'approbation de tous l es membres. Il faut qu'au minimum neuf Etats membres soient de la partie, et le Parlement européen doit l'autoriser au préalable. Jusqu'ici, cette procédure n'a été utilisée qu'à trois reprises : en 2010 pour la loi sur le divorce, en 2012 pour le brevet européen unique et en cours pour la taxe sur les transactions financières.

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