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La crise a-t-elle fait reculer la démocratie en Europe ?

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Régie par des règles plus que par des choix, l'Union européenne est en déficit de démocratie. Et ce mode de gouvernement n'est même pas efficace.

L’Union européenne a risqué son existence depuis trois ans. Constatant, début 2010, les fortes réticences à la mise en oeuvre d’une solidarité financière entre pays de l’euro, les marchés financiers se sont en effet mis à douter de la pérennité de la monnaie unique. La crise en Europe a alors muté en crise de l’Europe. Dans l’urgence, les Européens ont donc pris des décisions qui ont (temporairement ?) sauvé l’Union. L’ont-ils fait au mépris de la démocratie ? Dans une certaine mesure oui, et il y a urgence à corriger le tir.

La règle contre le choix

Pour avancer, voire survivre, l’Union doit-elle se passer de l’adhésion des peuples ? Cette question préexistait à la crise et doit être éclairée par le rappel de tendances lourdes. Certes, l’Union se revendique explicitement de la démocratie, notamment aux articles 2 et 10 du traité sur l’Union européenne. Cependant, ses dirigeants ont parfois tendance à se passer du consentement populaire afin de trouver les solutions ainsi que les compromis qu’ils estiment nécessaires. Ils ont de cette manière, soit fait revoter (Irlande), soit contourné par la voie parlementaire (France) les référendums de 2005, clairement négatifs, sur le projet de traité portant Constitution, en transformant celle-ci en traité de Lisbonne.

Autre exemple, ils ont procédé, en novembre 2009 à la désignation du premier président "stable" du Conseil européen dans une opacité absolue. Il ne s’agit pas de nier les compétences de compromis d’Herman Van Rompuy, mais d’observer que les peuples et les parlementaires qui les représentent à l’échelle européenne et nationale n’ont pas été associés à cette désignation, ni informés des critères qui ont abouti à ce choix. Enfin, si les électeurs avaient pu se prononcer de façon directe, il n’est pas évident que le maigre bilan de la Commission Barroso I (2004-2009) aurait permis à celui-ci d’obtenir un deuxième mandat en 2009.

Surtout, l’Union se caractérise par la prévalence de règles qui affaiblissent le principe même d’une sanction démocratique. Du fait de l’importance du droit dans la construction européenne (en réaction aux tentatives d’unification par les guerres), de l’influence de l’ordolibéralisme* allemand associé à une forte réticence des Etats à mettre au point des politiques communes au niveau de l’Union, les Européens s’en sont remis à des règles, gravées dans le marbre des traités, supposées leur permettre de vivre ensemble sans avoir besoin pour cela de recourir à la délibération démocratique. Ainsi, à défaut de coordination des politiques budgétaires, ils ont inventé en 1997 le Pacte de stabilité et de croissance, censé limiter les dettes et les déficits publics.

Taux de participation aux élections du Parlement européen, en moyenne sur l’Union, en %

L’économiste Jean-Paul Fitoussi, dans La règle et le choix, s’inquiétait de cette pratique. "Privilégiant un mode d’intégration qui consiste surtout à contenir les prérogatives des Etats à l’intérieur de normes toujours plus contraignantes, [l’Union] apeu à peu vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne. De fait, le gouvernement de l’Europe ressemble plus souvent à un gouvernement par des règles qu’à un gouvernement par des choix (...) Or, si les démocraties nationales acceptent de se lier les mains pour permettre à la chose publique de devenir européenne, mais que la chose publique à l’échelle de l’Europe n’est pas gouvernée selon les principes de la démocratie, il existe alors un déficit démocratique tant au niveau des nations qu’au niveau de l’Union."

Pragmatisme ou dogmatisme ?

Dans cette opposition entre gouvernement par la règle et gouvernement par les choix, la crise a renforcé le premier au détriment du second. Pourtant, à première vue, les Européens semblent avoir fait preuve de pragmatisme. Dès les premiers mois de la crise en 2007, la Banque centrale européenne (BCE) a fourni en abondance des liquidités aux banques commerciales en assouplissant ses procédures. Puis à partir de mai 2010, elle a accepté de racheter de la dette des Etats en difficulté sur le marché secondaire (c’est-à-dire sur le marché de l’occasion). Par ailleurs, les Etats ont su, certes trop lentement, organiser la solidarité envers les pays boudés par les marchés, en mettant au point d’abord un fonds d’entraide provisoire, le Fonds européen de stabilité financière (FESF), puis un dispositif permanent, le Mécanisme européen de stabilité (MES). Cette institution, centrale désormais pour le fonctionnement de la zone euro, reste cependant étroitement intergouvernementale : ses décisions échappent au contrôle tant du Parlement européen que des parlements nationaux (à l’exception toutefois du Parlement allemand, qui a exigé de son gouvernement le droit d’approuver au préalable les engagements du MES).

De plus, comme s’il fallait expier ces décisions discrétionnaires que l’urgence et le bon sens réclamaient, l’obsession de la règle s’est parallèlement exacerbée. Les textes renforçant la surveillance budgétaire se sont succédé à un rythme effréné, avec comme résultat que ces règles sont devenues totalement incompréhensibles pour les citoyens. D’autant que leurs dispositions se recoupent souvent : "Pacte pour l’euro" en mars 2011, "Six-Pack", c’est-à-dire un paquet (adopté en novembre 2011) de cinq règlements et d’une directive renforçant le Pacte de stabilité et de croissance et instaurant une surveillance macroéconomique, "Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance" (TSCG) signé en mars 2012 au niveau européen et adopté (sans renégociation) par la France en octobre...

Ces textes ne prévoient pas seulement des mesures discutables, mais ils ont tendance à oublier le débat démocratique. Par exemple, ils rendent les sanctions beaucoup plus automatiques en cas de dépassement du déficit, par l’instauration de la "majorité inversée" : l’Etat "fautif" n’échappera à la sanction proposée par la Commission que si le Conseil (des ministres) vote explicitement contre celle-ci à une majorité qualifiée difficile à regrouper. Avec cette règle, la Commission, organe d’essence technocratique, peut donc en pratique forcer la main aux gouvernements, qui sont, eux, issus des urnes. Difficile d’y voir un progrès de la démocratie en Europe...

Un nécessaire sursaut démocratique

Le plus triste, c’est que ce gouvernement par la règle, peu démocratique, n’est même pas efficace non plus. Le Pacte de stabilité n’a pas fonctionné, notamment parce que les Européens avaient négligé de surveiller les dérives de la dette privée. Mais le TSCG ne préservera pas davantage les finances publiques si les Européens ne se préoccupent pas de croissance. Comme le remarque Jean-Paul Fitoussi : "Les doctrines changent en même temps que les théories et plus généralement que la connaissance. La simplicité qui fait leur force est de surcroît peu adaptée à la complexité de nos sociétés. (...) La démocratie, au-delà de sa désirabilité intrinsèque, permet une meilleure adaptation aux circonstances, une plus grande flexibilité." Les surveillances tatillonnes et les sanctions automatiques feront long feu.

Pour faire taire les doutes des marchés financiers sur la volonté politique des Européens de former Union, il faut avant tout susciter davantage l’adhésion des citoyens. Pour cela, pourquoi ne pas donner au Parlement européen, concurremment à la Commission, le pouvoir d’initiative législative, dont il ne dispose pas ? Pourquoi ne pas lui donner des compétences (elles sont aujourd’hui quasi nulles) en matière de recettes communautaires ? Pourquoi ne pas faire du président du Parlement le président du Conseil européen ? Ces mesures - qui inciteraient sans doute les électeurs à se mobiliser pour les élections du Parlement européen - sont à débattre dans le détail. Mais c’est de ce genre d’avancée démocratique dont l’Europe a d’urgence besoin.

* Ordolibéralisme

Théorie économique développée en Allemagne dans les années 1930, notamment par Walter Eucken. Elle donne à l'Etat la responsabilité de créer un cadre légal et institutionnel solide et de maintenir une concurrence "libre et non faussée", sans intervention budgétaire massive ni participation publique active à la production. Cette théorie libérale a fortement influencé la reconstruction de l'Allemagne après la guerre, en réaction à l'étatisme nazi.

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