Les mots de la croissance

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Croissance

Les économistes ont tellement marqué ce terme de leur empreinte qu’ils n’éprouvent même plus le besoin de préciser "croissance... de quoi ?". Car il s’agit pour eux de la croissance des quantités produites de biens et de services ou, plus brièvement, de la croissance économique. Tant qu’il s’agit de produits qui ne changent pas d’une année sur l’autre, la mesure de la croissance est facile : tonnes d’acier ou quintaux de blé, il est aisé de voir s’il y a ou non une augmentation des quantités produites, donc une croissance.

Mais à partir du moment où les produits changent - des aciers spéciaux au vanadium se substituent à l’acier de base, l’écran plat remplace le téléviseur à tube cathodique, etc. -, il n’en est plus de même. Il faut alors, pour additionner des choux et des carottes, recourir aux prix pratiqués. Et si ces prix ont entre-temps augmenté, il faut faire la distinction entre ce qui est la conséquence d’une amélioration de qualité, qui alimente la croissance, puisque les acheteurs disposent de meilleurs produits, et ce qui relève d’un simple coup de pouce sur les étiquettes.

Une telle tâche est souvent impossible dans une économie où les services prennent une place de plus en plus grande : si le journaliste pigiste se fait payer davantage, est-ce parce que son papier est meilleur, plus approfondi, mieux écrit, ou parce qu’il a majoré ses tarifs ? Et le médecin qui augmente sa consultation à 30 euros, est-ce parce qu’il soigne mieux, consacre plus de temps à chacun de ses patients ou pour arrondir ses fins de mois ? En d’autres termes, dans l’augmentation des ventes constatées d’une année sur l’autre, qu’est-ce qui relève de l’inflation (qu’il faut retirer) et qu’est-ce qui relève du reste, appelé "croissance en volume", qui mesure les augmentations de quantité et de qualité ?

La croissance sur laquelle on glose tant est donc une mesure qui s’appuie sur de nombreuses conventions. C’est même presque une abstraction, mais une abstraction aux conséquences concrètes puisqu’elle est devenue, au fil du temps, le critère décisif de performance des différentes sociétés : grossir plus vite que les autres, voilà le fin du fin, si l’on ose dire. Il n’en a pas toujours été ainsi.

Les économistes classiques, qui étaient pourtant les témoins des bouleversements d’une révolution industrielle en train de prendre forme, pensaient plutôt que la croissance ne durerait qu’un temps ; très vite, le nombre des hommes (pour Thomas Malthus), la répartition des revenus (pour David Ricardo) ou l’épuisement du changement technique (pour John Stuart Mill) l’empêcheraient de se poursuivre ; l’état stationnaire était donc inéluctable. Même Alfred Marshall, qui avait pourtant mis le doigt sur l’existence des rendements croissants pour certaines entreprises, n’imaginait pas une société en croissance continue.

Finalement, seul Karl Marx, qui faisait de l’accumulation continue "la loi et les prophètes" du capitalisme, avait vu juste. La croissance est peut-être une abstraction, mais c’est une abstraction dans laquelle le système tout entier puise son dynamisme. Même s’il va dans le mur à force d’ignorer les problèmes environnementaux ou sociaux que cette course incessante engendre.

Croissance potentielle

Les économistes adorent ce genre de concept, faussement simple et délicieusement alambiqué. Imaginons que je sois un fan de vélo : tous les dimanches, j’ai l’habitude de faire le même circuit et je sais qu’il me faut 58 minutes en temps normal, 56 minutes en forçant un peu, pour le parcourir. Mais aujourd’hui, j’ai mis une heure et quart : ma croissance potentielle (en fait, ici, ma vitesse potentielle) n’a pas été atteinte, à la fois parce que je n’étais pas en forme (cause endogène) et parce qu’il y avait un vent contraire (cause exogène).

La croissance potentielle, c’est donc celle qu’un pays devrait normalement obtenir sans surchauffe, c’est-à-dire sans provoquer de hausse des prix, grâce à ses potentialités : la progression et la qualification de sa population active, ses investissements, ses infrastructures, etc. S’il n’atteint pas ce rythme ou s’il l’atteint au prix d’une inflation croissante, c’est que des obstacles s’opposent à cette croissance potentielle.

Première difficulté : comment chiffrer cette croissance "normale", celle que l’on pourrait atteindre s’il n’y avait pas les obstacles en question ? Habituellement, on additionne la croissance de la population active (la quantité de travail en plus) et les gains de productivité envisageables (l’efficacité du travail). Mais comme on connaît mal cette dernière grandeur, on se borne en général à mesurer ce qu’il en a été dans le passé, par exemple sur les dix dernières années, et à supposer que ce qui a été sera. C’est un des péchés mignons des économistes : ils ont toujours tendance à penser que demain sera comme hier (ce qui est évidemment faux, mais cela leur permet d’extrapoler).

Deuxième difficulté : identifier les obstacles à la réalisation de cette croissance potentielle (tous les nouveaux arrivés sur le marché du travail ne trouvent pas un emploi). Car, évidemment, le principal intérêt de la notion de croissance potentielle est de savoir pourquoi j’ai pédalé moins vite que d’habitude. Là, c’est la bouteille à encre : la flexibilité du marché du travail, explique l’OCDE ; les impôts, affirment des hommes politiques libéraux ; la mondialisation, assure l’association Attac ; les anticipations des employeurs, disent les keynésiens...

Croissance verte

La croissance commence à perdre sa (bonne) réputation : elle créait jusqu’alors des emplois, elle contribue désormais à prélever un peu plus dans une cave au contenu limité. D’où la notion de "croissance verte". C’est une économie qui fait bon ménage avec l’environnement : par exemple, les déjections des volailles servent à produire de l’énergie qui chauffe la maison et fait fonctionner le tracteur.

Certains vont même plus loin : l’économie verte, c’est la baguette magique qui permet de relancer la croissance sans ses effets désastreux. Sauf que la croissance, cela veut dire aussi des revenus en hausse, donc davantage de gens qui prennent l’avion, qui achètent des téléviseurs ou des ordinateurs, etc., donc davantage de métaux rares contenus dans ces derniers et d’émissions de gaz à effet de serre. Le papier d’emballage vert écolo risque donc de masquer la bonne vieille économie salissante, aux relents de pétrole, de nucléaire et de métaux lourds.

Développement

Les économistes aiment se faire plaisir : la plupart assimilent croissance et développement. Plus, c’est mieux. Mais il n’y a que les enfants pour croire que la force de leur père s’apprécie à son tour de taille, ou les généraux de certaines armées pour estimer que la vaillance se mesure au nombre des médailles. Croissance et développement sont comme le passif et l’actif d’un bilan : le passif mesure les ressources disponibles, l’actif ce qu’on en a fait. De même, la croissance mesure - plus ou moins bien - ce que l’on a produit ; le développement s’intéresse à l’usage qui en est fait et se pose la question de savoir si ces ressources supplémentaires, mais aussi les apports non quantifiables, comme les réformes politiques ou sociales, ont amélioré ou non la vie de l’ensemble de la société.

Le développement ne s’intéresse pas aux grandeurs économiques, mais à la capacité des gens à mieux maîtriser leur destin, à mieux utiliser leurs potentialités, à mieux faire face aux malheurs de l’existence et aux défis de la nature. Bref, à vivre en hommes, pas seulement en consommateurs. La croissance n’implique pas le développement : si les ressources nouvelles se payent d’une mise à l’écart de certains, si elles sont accaparées par d’autres sans que l’ensemble de la société en bénéficie, croissance et développement divergent.

Développement durable

Le concept de développement durable est apparu à la fin des années 1980, lorsqu’il a fallu traduire le terme anglais sustainable development, utilisé en 1987 dans le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, dit "rapport Brundtland". A vrai dire, Ignacy Sachs, un des premiers économistes à s’intéresser aux questions de développement, utilisait depuis longtemps le terme d’éco-développement, qui n’a pas eu le même écho médiatique. Soutenable, durable ou écologique, dans tous les cas c’était la même idée qui était mise en avant : le modèle de développement des sociétés industrielles n’est pas généralisable à l’ensemble de la planète. Il n’est même pas assuré d’un quelconque avenir à long terme dans les sociétés riches, parce qu’il ne se soucie ni de ce qu’il prélève dans les ressources non renouvelables ni de ce qu’il rejette comme déchets polluants.

Même si, sous la plume de certains, le fossé croissant entre le Nord et le Sud de la planète jette un doute sur la capacité des nations riches à creuser indéfiniment l’écart sans risquer, un jour ou l’autre, une déflagration sociale, le développement durable vise d’abord à rompre avec l’économie de prédation des sociétés riches - je prélève et je rejette sans compter, les suivants sauront bien trouver des solutions. Léguer une planète vivable aux générations futures concerne ces sociétés au premier chef, puisqu’elles sont à l’origine des trois quarts des prélèvements et des rejets qui posent problème.

Mais les sociétés en question n’en sont pas encore totalement convaincues, comme le montrent la prudence, les réticences, voire les refus, lorsqu’il faut prendre des engagements précis pour réduire le rythme de certains rejets (les gaz à effet de serre, notamment). Les riches n’aiment pas se serrer la ceinture ; ils préfèrent parier : "Les scientifiques trouveront bien comment nous sortir de là, à quoi bon s’en faire."

Productivité

C’est la potion magique qui donne aux travailleurs une force surhumaine : chaque heure de travail utilisée en France produit, en moyenne, sept fois plus de richesses qu’il y a un siècle. Il faut environ cinquante fois moins de temps pour produire le même kilo de blé. Ce prodigieux accroissement de l’efficacité trouve sa source dans plusieurs composantes. D’abord, le facteur capital, comme disent les économistes orthodoxes : les machines et l’utilisation de certains inputs, comme l’énergie ou les produits phytosanitaires. Ensuite, l’organisation du travail : spécialisation, mais aussi analyse des temps et des informations pour réduire les déperditions. Enfin, les hommes eux-mêmes, grâce à leur formation et à leur intelligence.

Si l’on sait à peu près mesurer le résultat de tout cela, c’est-à-dire la production réalisée par heure de travail, appelée productivité apparente ou productivité horaire du travail, on ne sait pas imputer ce résultat à chacun des facteurs susceptibles d’en être à l’origine. On en est donc réduit à mesurer les accroissements de travail et de capital, et à mesurer la production supplémentaire qui ne provient ni de l’un ni de l’autre : c’est la productivité globale des facteurs. Certains la qualifient de mesure du progrès, d’autres de mesure de notre ignorance. N’est-ce pas la même chose, au fond ?

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