Deux siècles de crise

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Depuis le milieu du XIXe siècle, les crises jalonnent l'histoire économique et divisent les économistes. Elles marquent aussi les esprits, pour les plus importantes d'entre elles : 1929 et 2008.

Rupture d’équilibre pour les uns, produit de l’instabilité chronique des économies capitalistes pour les autres, les crises jalonnent l’histoire économique et divisent les économistes. Dans les sociétés traditionnelles, principalement agricoles, elles se présentent sous la forme d’une insuffisance de la production et d’une flambée des prix. Avec le développement du capitalisme marchand, puis industriel, la crise a pris des formes nouvelles, parfois paradoxales, tels la surproduction, le surendettement et les krachs boursiers, obligataires ou monétaires.

Les deux visages de la crise industrielle

Particulièrement visible au XIXe siècle, l’instabilité des économies capitalistes a culminé avec la Grande Crise des années 1930. Elle s’est résorbée de façon spectaculaire après la guerre, du fait notamment du succès de la régulation keynésienne et de la mise sous contrôle de la sphère financière. La dérégulation et la globalisation des marchés financiers à partir des années 1980 s’est en revanche accompagnée d’un retour des crises, qui s’apparentent souvent à de véritables cataclysmes économiques.

A la différence des crises à l’ancienne (voir encadré), caractéristiques des sociétés agricoles, les crises du monde capitaliste sont essentiellement endogènes, c’est-à-dire le produit de son propre développement. Dans des économies dynamisées par le progrès technique et la généralisation de la logique concurrentielle, la crise se présente sous le jour nouveau de l’excès de production. La baisse des prix élimine les marges de profit et décourage l’investissement, déprimant l’emploi et les salaires. Enigme centrale de l’économie politique naissante, la possibilité d’une surproduction est d’abord niée par l’économie classique qui postule, après Jean-Baptiste Say, que toute offre crée, par les revenus qu’elle génère, ses propres débouchés. La monnaie n’étant qu’un voile jeté sur l’économie réelle, son existence n’a pas d’incidence sur l’équilibre naturel entre l’offre et la demande dont la pérennité est garantie par la flexibilité des prix.

Une première brèche est ouverte dans cette belle assurance par les travaux de Thomas Malthus et Jean de Sismondi. Ils mettent en avant l’autonomie des comportements d’épargne, en particulier de la classe des capitalistes. Si les revenus des salariés, proches du niveau de subsistance, ont toutes les chances d’être intégralement dépensés, rien n’assure en revanche que l’épargne des capitalistes sera investie ; auquel cas, la demande finale sera inférieure à l’offre.

Zoom La crise à l’ancienne, crise de subsistance

La notion de crise à l’ancienne ne se rapporte pas tant à une période historique qu’à un mode de production, essentiellement précapitaliste. Centrée sur la production de biens de première nécessité, l’activité économique y est gouvernée par des variables exogènes : la démographie, le climat, la guerre et les épidémies. Dans ces conditions, la crise n’est jamais seulement économique. En l’absence de progrès techniques et de gains de productivité, elle ne vient pas briser une dynamique de croissance, elle rompt l’équilibre précaire qui existe entre l’offre alimentaire et les besoins de la population, provoquant parfois de véritables saignées démographiques, comme en France à la fin du XVIIe siècle.

A son tour, la flambée des prix alimentaires réduit la demande rurale pour les produits de l’artisanat urbain et ampute sévèrement le pouvoir d’achat de la main-d’oeuvre des villes. En se diffusant à l’ensemble du champ social, la crise menace alors les équilibres budgétaires et donc politiques, poussant les couches urbaines à se révolter contre la pression fiscale et les pouvoirs en place. Un scénario classique dont les émeutes de la faim, qui se sont propagées en 2007-2008 des Philippines au Mexique, ont rappelé l’actualité.

Karl Marx pousse plus loin la critique de la loi de Say et met en évidence les implications du caractère monétaire de la production marchande. Les biens ne s’échangent en effet pas entre eux mais contre de la monnaie. Or, celle-ci ne sert pas seulement d’intermédiaire des échanges, elle fait aussi office de réserve de valeur ; elle peut donc être conservée pour elle-même. Le problème dépasse la question de l’épargne ou de sa canalisation vers l’investissement. Il porte sur le décalage temporel que la monnaie introduit entre l’acte d’achat et l’acte de vente, qui rompt l’équilibre théorique entre l’offre et la demande, ce qui, dans le cas du processus de production, oblige l’entrepreneur à prendre ses décisions sur la base d’une demande hypothétique.

L’existence de la monnaie est par ailleurs indissociable de l’essor du système de crédit qui permet de décupler le niveau de l’investissement par rapport à l’épargne disponible. Aiguillonné par la quête du profit et le jeu concurrentiel, facilité par le crédit, le développement des capacités productives s’opère de façon anarchique, portant la production globale à un niveau incompatible avec la valorisation de l’ensemble du capital engagé. L’instabilité du système est accentuée par les conflits de répartition, la pression exercée par les capitalistes sur les salaires en vue de maximiser les profits entravant l’écoulement de la production sur le marché intérieur. "Solution violente et momentanée des contradictions existantes", la crise vient alors forcer la dévalorisation des capitaux investis en excès, la baisse des prix mettant en faillite les unités de production les moins rentables, encourageant la concentration et la rationalisation de la production, jusqu’à ce que les conditions soient réunies pour une reprise de l’accumulation.

Si la crise procède souvent d’un désir excessif d’accumulation, elle se présente sous la forme d’une sous-utilisation massive du potentiel productif de l’économie. Démontrée par John Maynard Keynes, la possibilité que l’équilibre sur le marché des biens coexiste avec une situation de sous-emploi durable de la force de travail découle de l’incertitude radicale qui affecte la décision d’investir et pèse sur les comportements d’épargne et de thésaurisation. Tant que la demande future anticipée par les entrepreneurs est déprimée par l’état présent de l’économie, la rentabilité attendue du capital a toutes les chances de tomber en dessous du taux d’intérêt, faisant basculer l’investissement, la production, l’emploi et donc les revenus dans une spirale dépressive.

Le rôle du crédit

Essentiels à la compréhension du caractère structurellement instable du capitalisme, ces éléments d’explication privilégient la dynamique propre à la sphère réelle de l’économie. Celle-ci est toutefois indissociable des développements inhérents à la sphère financière, comme le montre amplement le rôle central des krachs financiers ou bancaires dans le déclenchement de la plupart des crises majeures depuis le début du XIXe siècle. L’essor rapide du crédit, caractéristique des phases d’expansion et donc d’optimisme sur les perspectives de profit, s’accompagne généralement d’une spéculation intense sur les marchés d’actifs, boursiers ou immobiliers. Détourné de sa fonction de financement de la croissance, l’endettement alimente l’inflation financière. Celle-ci est d’autant plus spectaculaire que la hausse des cours se nourrit d’elle-même, la demande d’actifs étant motivée davantage par l’anticipation du prix futur, elle-même dérivée de la tendance présente des prix, que par les perspectives normales de rentabilité de l’actif considéré.

Croissance du PIB des Etats-Unis, en %

La montée des contraintes financières, qui découle de l’épuisement des possibilités d’endettement et du renchérissement progressif du crédit, provoque le retournement du cycle financier. Dès lors que le point de retournement du marché est atteint, la chute des prix prend la forme d’un mouvement auto-entretenu. La dévalorisation rapide des actifs déséquilibre les bilans financiers des investisseurs qui perdent l’accès au crédit et n’ont d’autre choix que de liquider en catastrophe les actifs achetés au prix fort. La reprise du marché est alors conditionnée par la purge des bilans financiers, tant des agents débiteurs que des banques qui les financent, processus qui peut s’étaler sur plusieurs années en fonction des niveaux d’endettement atteints, de l’ampleur des pressions déflationnistes et de la réaction des autorités monétaires.

Le coût exorbitant des crises financières

L’impact de la mondialisation financière

Ce schéma, réitéré avec une régularité étonnante jusqu’à la Première Guerre mondiale (crises financières de 1817, 1825, 1837, 1847, 1857, 1866, 1873, 1884, 1890, 1900, 1907, 1929), semble d’autant plus implacable que la politique monétaire, fortement contrainte dans le régime de l’étalon-or, est impuissante à réguler le cycle financier. L’incapacité des banques centrales à assumer un rôle de prêteur en dernier ressort exacerbe à son tour la gravité des crises, ouvrant la porte à la déflation, voire à la dépression (voir graphique page 21).

Inversement, l’autonomie conférée après 1945 à la politique monétaire par l’institution du cours forcé* et la mise sous contrôle de la sphère financière explique la quasi-disparition des crises bancaires et boursières jusqu’à la fin des années 1970. Elles contribuent aussi grandement à la résorption des fluctuations cycliques (voir encadré page 23), observée dans les économies avancées au cours de cette période. Le retour des crises financières à partir des années 1980 coïncide à son tour avec la dérégulation financière et l’intégration mondiale des marchés de capitaux qui ont desserré les contraintes financières pesant sur les agents privés et publics.

L’évolution de la forme des crises suit précisément les phases successives de l’intégration financière internationale : crise d’endettement bancaire dans les pays en développement dans les années 1980 ; crises de finance directe (Mexique, Asie, Russie), qui font suite à l’ouverture financière des économies émergentes dans les années 1990 ; crises bancaires dans les pays scandinaves et au Japon à la même époque ; crise de la finance complexe à partir de 2007, consécutive à l’essor des produits dérivés et aux innovations financières de la fin des années 1990. Dans tous les cas, le coût financier considérable de la crise (voir tableau) explique la violence des ajustements récessifs, malgré l’activisme des banques centrales, qui font barrage, tant bien que mal, au retour de la déflation.

Le mécanisme de change et les crises monétaires

Essentiel pour la prévention comme pour la gestion des conséquences des crises financières, le rôle des banques centrales est conditionné par le régime monétaire dans lequel elles évoluent. Le carcan imposé par l’étalon-or à la gestion de la liquidité comme du taux de change explique dans une large mesure la spirale déflationniste dans laquelle a sombré l’économie mondiale au début des années 1930. De même, la gravité exceptionnelle de la crise argentine au tournant des années 2000 est indissociable des distorsions considérables introduites par le currency board** institué en 1991 : celui-ci garantissait la pleine convertibilité à parité fixe du peso en dollar. Exceptionnelles sous le régime de Bretton Woods, les crises de change ont été beaucoup plus fréquentes dans le cadre du Serpent monétaire européen, puis du Système monétaire européen (SME), dont la mise en place dans les années 1970 est contemporaine de l’essor des marchés d’euro-dollars.

En régime de changes fixes, l’ouverture financière n’est en effet gérable que si les politiques macroéconomiques sont coordonnées. En cas de choc extérieur, à l’image des chocs pétroliers de 1973-1974 et 1979-1980, des réponses divergentes des politiques économiques provoquent un déséquilibre des échanges d’autant plus marqué que les économies sont intégrées entre elles. Les anticipations se focalisent alors sur la perspective d’un ajustement des parités qui, sans coopération monétaire entre les banques centrales, devient inévitable. Le resserrement des politiques monétaire et budgétaire que la contrainte extérieure impose précipite alors l’économie dans la récession. Les crises du SME de 1982-1983 et de 1992-1993 illustrent parfaitement ce type d’enchaînements.

En principe abolies par le passage à la monnaie unique, les crises de change ont ressurgi en Europe sous une forme inédite avec la crise de la dette souveraine à partir de 2010. En supprimant les contraintes de balances des paiements, la monnaie unique a en effet favorisé la formation de déséquilibres financiers massifs dans les pays de la périphérie européenne. Qu’ils prennent leur origine dans l’endettement du secteur privé (Irlande, Espagne) ou public (Grèce, Italie), ceux-ci se traduisent in fine par une explosion des besoins de financement publics, gonflés par la récession et/ou la socialisation des pertes bancaires.

La contrainte extérieure réapparaît alors sous la forme d’une crise d’endettement des Etats, qui ne peuvent compter, à la différence des Etats-Unis, du Royaume-Uni ou du Japon, sur leur Banque centrale pour monétiser leurs dettes. Consenti à des conditions draconiennes, le soutien des autres Etats européens permet, dans le meilleur des cas, d’éviter la faillite des Etats, mais non de poser les bases d’une reprise de l’activité, entretenant ainsi la dérive des finances publiques. Imposée par les marchés, la dévalorisation des titres de la dette publique déstabilise en retour les bilans bancaires. Synthèse de toutes les formes de crise (bancaire, monétaire, financière), la crise de la zone euro s’alimente de l’incapacité des Etats qui la composent à s’entendre sur les modalités de sa résolution.

* Cours forcé

Régime monétaire dans lequel le papier-monnaie doit être accepté en paiement à sa valeur nominale et ne peut être converti en monnaie métallique. Instauré une première fois pendant la première guerre mondiale, le cours forcé devient définitif avec l'abolition de l'étalon-or dans les années 1930.

** Currency board

Régime de change établissant une parité totalement fixe entre la monnaie nationale et une autre monnaie, souvent le dollar, afin de rétablir la confiance des agents au sortir d'une période d'hyperinflation.

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