L’Europe et la croissance : le dialogue de sourds

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En Europe, tenants des réformes structurelles et partisans des politiques contra-cycliques s'affrontent sur les moyens de doper la croissance. Une opposition sous-tendue par des différends théoriques et des conflits d'intérêts.

Affermir la croissance en Europe, tout le monde est pour. Mais dès qu’il s’agit de savoir comment faire, le consensus se fissure. Derrière le terme "politiques de croissance", chacun met des prescriptions différentes, voire franchement opposées. Comment expliquer des recommandations aussi divergentes au service d’un même objectif ?

Les apôtres des réformes structurelles

Schématiquement, le débat se polarise autour de deux positions. D’un côté, les apôtres des réformes structurelles, tels que la Commission européenne ou l’OCDE, qui estiment que le rôle de la politique économique est avant tout d’améliorer le fonctionnement des marchés et des institutions pour doper la compétitivité des économies et favoriser le développement de l’offre productive.

Demande intérieure, base 100 au 1er trimestre 1999

Des actions qui ne font certes sentir leurs effets qu’à moyen et long termes. Mais les politiques macroéconomiques conjoncturelles sont, quant à elles, jugées impropres à relancer l’activité. La politique monétaire, dans la doxa européenne, ne vise qu’un seul objectif : la stabilité des prix, considérée comme un souverain bien qui conditionne tous les autres. Quant à la politique budgétaire, nombre d’arguments théoriques ont conduit à mettre en doute son efficacité (voir encadré ci-contre). L’explosion des déficits et des dettes publiques depuis 2008, et la pression exercée par les marchés sur les coûts de financement d’un certain nombre d’Etats interdiraient de toute manière l’usage de l’instrument budgétaire pour soutenir la croissance.

Les chantres du soutien à la demande

A l’inverse, un nombre croissant d’économistes, à l’instar de Paul Krugman aux Etats-Unis ou Paul de Grawe en Europe, ou d’institutions, telles que l’OFCE en France, récusent cette vision. Ils estiment que non seulement les politiques de soutien de la demande fonctionnent, mais qu’elles marchent aujourd’hui à l’envers en Europe. Au lieu d’être contracycliques, autrement dit de soutenir une activité chancelante, elles sont procycliques : la rigueur drastique imposée aux pays en difficulté de la périphérie de la zone accentue encore la récession. Quant à l’argument de la contrainte exercée par les marchés financiers, brandi par les thuriféraires de l’austérité, il est en partie fallacieux. Car ce n’est pas la rigueur qui rassure les marchés, mais l’intervention de la banque centrale en tant que prêteur en dernier ressort aux Etats.

Les autorités européennes se trompent donc de stratégie. Certes, les pays en crise ont besoin de restaurer leur compétitivité dégradée, ce qui passe sans doute en partie par des réformes structurelles. Certes, leur déficit budgétaire doit être contenu pour éviter un emballement incontrôlable de la dette publique. Mais améliorer la compétitivité en comprimant les salaires et en précarisant les salariés ne peut conduire qu’à un appauvrissement collectif si la demande s’effondre.

Zoom L’efficacité de la politique budgétaire et la querelle du multiplicateur

L’Etat peut-il influencer le niveau d’activité en faisant varier les dépenses et les recettes publiques ? C’est l’enjeu du débat sur l’ampleur du multiplicateur budgétaire.

Le principe de base du multiplicateur est qu’une dépense publique supplémentaire (ou une baisse d’impôt) provoque un surcroît de revenu, lequel est au moins partiellement dépensé, ce qui suscite une production supplémentaire et de nouveaux revenus. Par effets d’entraînement successifs, l’accroissement du revenu national engendré peut être plus important que la dépense initiale. On dit alors que le multiplicateur a une valeur supérieure à un. Mais le mécanisme peut fonctionner aussi en sens inverse. Une baisse de la dépense des administrations publiques - ou une augmentation d’impôt - ponctionne les revenus et freine l’activité.

A la suite de la Grande Dépression et des travaux de Keynes, et dans les décennies d’après-guerre, la politique budgétaire était considérée comme l’instrument majeur au service de la croissance - la politique monétaire étant largement contrainte par l’objectif de préservation de la parité de la monnaie, dans le système de taux de change fixes institué à Bretton Woods. La politique budgétaire a cependant été remisée au second plan à partir des années 1980, du moins en Europe. Son efficacité est considérée comme limitée par un ensemble de contraintes.

Certaines sont liées à ses effets secondaires, qui annulent en partie ses bénéfices : fuite par les importations dans des économies de plus en plus ouvertes, hausse du taux d’intérêt dès lors que le déficit public est financé sur les marchés... ; d’autres tiennent aux délais de mise en oeuvre de ces politiques, dont les effets se font dès lors souvent sentir à contretemps. D’autres encore, plus théoriques, relèvent de ce que les économistes appellent "l’équivalence ricardienne" : anticipant des hausses d’impôts futures, les agents réagiraient à un creusement du déficit par une augmentation de leur épargne ; si bien que certains vont jusqu’à considérer qu’une restriction budgétaire peut favoriser la croissance (multiplicateur négatif), en libérant des financements pour le secteur privé et en lui ouvrant des perspectives d’allégements d’impôts.

Mais la dégradation de la conjoncture dans la zone euro a invalidé cette vision. Toutes les conditions sont au contraire réunies pour maximiser l’impact récessif des politiques budgétaires : la demande privée est extrêmement déprimée ; les taux d’intérêt, déjà proches de zéro, ne peuvent baisser davantage ; et l’austérité est pour ainsi dire "coordonnée". Comme l’explique l’OFCE, "à l’effet restrictif national de l’ajustement s’ajoute celui des partenaires qui passe par le canal du commerce extérieur. La restriction budgétaire d’un pays se transmet ainsi aux autres pays".

Le Fonds monétaire international (FMI) le reconnaît explicitement : "Les multiplicateurs utilisés dans les prévisions de croissance ont été systématiquement trop bas depuis le début de la grande récession." Habituellement fixés à 0,5, ils seraient plutôt de l’ordre de 0,9 à 1,7. L’impact restrictif des politiques d’austérité menées dans la zone euro est donc bien plus important que prévu.

Il faudrait au contraire laisser la dépense publique pallier la déprime durable de la demande privée, d’autant que la politique monétaire a atteint ses limites. En effet, les taux d’intérêt ont beau être extrêmement faibles, cela ne suffit pas à inciter les agents privés déjà criblés de dettes à s’endetter à nouveau, ni les banques, fragilisées par les créances douteuses, à leur prêter. Dans ce contexte, la dépense publique est le dernier rempart contre la dépression.

Des modèles et des objectifs différents

D’où viennent ces divergences d’appréciation ? Relèvent-elles de l’économie positive, autrement dit de différences dans la représentation des phénomènes économiques ? Ou bien de désaccords sur les objectifs prioritaires à assigner à la politique économique ? Ou bien encore masquent-elles des conflits d’intérêt ? Sans doute un peu des trois.

Des désaccords peuvent tout d’abord naître des différences dans les modèles utilisés par les économistes pour prévoir la conjoncture et évaluer l’impact de telle ou telle mesure. Ces modèles sont fondés sur des constructions statistiques dont l’estimation est particulièrement délicate. Premier exemple : le multiplicateur budgétaire (voir encadré ci-dessus), qui estime l’impact d’une variation des dépenses publiques sur le produit intérieur brut (PIB). Il a récemment été réévalué par le Fonds monétaire international (FMI), qui reconnaît avoir sous-estimé l’effet des politiques de rigueur sur la croissance dans la zone euro. Autre exemple : l’estimation du PIB potentiel (voir encadré page 50) a, elle aussi, de lourdes implications pratiques. Lorsqu’il est supérieur au PIB observé, cela signifie qu’il existe des capacités de production inutilisées et que l’activité peut être stimulée sans craindre une accélération de l’inflation. Si, au contraire, les modèles estiment le PIB potentiel au-dessous du PIB observé, la bonne politique consiste non pas à relancer la demande, mais à stimuler l’offre.

En outre, il existe aussi des différences sensibles dans les objectifs assignés à la politique économique selon les traditions nationales. A cet égard, l’Union économique et monétaire est très imprégnée de l’esprit de l’ordo-libéralisme allemand : celui-ci donne la priorité à la stabilité des prix et des finances publiques, encadrée par des règles et garantie par des organes indépendants du pouvoir politique. Cette doctrine inspire toujours l’arsenal de règles et de dispositifs de surveillance budgétaire dont l’Europe s’est dotée, du pacte de stabilité au TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance). Ce qui revient, de fait, à interdire toute action discrétionnaire d’une certaine ampleur en matière de politique budgétaire.

Le reflet d’intérêts divergents

Les préférences pour les politiques structurelles ou conjoncturelles ne reposent pas seulement sur des différends théoriques ou des traditions historiques. Elles masquent aussi de réels conflits d’intérêts. Tous les pays ne sont pas égaux face à la crise. Ceux qui ont le plus besoin de soutenir leur croissance sont aussi ceux qui ont le moins de moyens pour le faire, parce que leurs finances publiques et leurs comptes extérieurs sont très dégradés. C’est pourquoi une forme de partage du fardeau de l’ajustement est indispensable. Idéalement, il faudrait à la zone euro une capacité budgétaire commune, plus importante que le modeste budget européen actuel. Il faudrait surtout que ce budget remplisse un rôle de stabilisation conjoncturelle au profit des pays dépourvus de marges de manoeuvre.

Zoom Le PIB potentiel

Le produit intérieur brut (PIB) potentiel d’une économie est le niveau de production maximum compatible avec la stabilité des prix. Il dépend essentiellement du niveau des facteurs de production - travail et capital - et de leur productivité. Pour l’augmenter, il faut donc élever l’une de ces composantes. Prenons la quantité de travail. Celle-ci découle à son tour de trois facteurs. Deux sont relativement faciles à mesurer : la durée du travail et la population active. Le troisième, le taux de chômage compatible avec la stabilité des prix, est plus délicat et fait l’objet d’estimations économétriques discutables. C’est essentiellement pour faire baisser ce taux que la Commission européenne ou l’OCDE prônent à longueur de rapports de rendre les salaires plus flexibles (à la baisse) et les licenciements plus faciles.

Qu’est-ce que le PIB potentiel ?

Toutes les politiques visant à accroître le PIB potentiel ne relèvent cependant pas des réformes structurelles. Ainsi une politique macroéconomique de soutien à l’investissement, via une baisse des taux ou une augmentation de l’investissement public, a pour effet d’augmenter le stock de capital, et donc le potentiel de production.

L’idée est défendue par la Commission et par le président du Conseil européen. Mais elle implique une mutualisation des ressources à laquelle les Etats du Nord de l’Europe ne sont pas prêts. A tout le moins, il faudrait que les pays en situation d’excédent courant, tels que l’Allemagne, relancent leur demande intérieure pour faciliter l’ajustement des pays déficitaires.

En réalité, politiques de l’offre et politiques de la demande devraient se compléter plutôt que s’affronter. Nul doute que les pays en crise ont besoin à la fois de réformes structurelles et de soutien conjoncturel. Mais prescrire les premières revient à renvoyer chaque Etat à ses responsabilités, tandis que les secondes impliquent une forme de solidarité entre les Etats. Et c’est sans doute là, autant que dans les arguties théoriques, que le bât blesse.

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