Entretien

La responsabilité sociale est-elle soluble dans la sous-traitance et l’intérim ?

4 min
Nicolas Jounin sociologue, maître de conférences à l'université Paris-VIII. Pendant un an, il a travaillé comme ouvrier intérimaire du bâtiment. Il a tiré un livre de son expérience : Chantier interdit au public (éd. La Découverte, 2009)

Que pèsent la sous-traitance et l’intérim dans le BTP ?

Pour l’ensemble des entreprises de gros oeuvre de plus de 200 salariés, le taux de sous-traitance est supérieur à 40 %. Certains métiers sont entièrement sous-traités. Depuis une trentaine d’années, on constate une " extériorisation " croissante de la main-d’oeuvre par les grandes entreprises du secteur. L’intérim s’est également fortement développé du fait notamment des sous-traitants, qui l’utilisent eux-mêmes de plus en plus. Le BTP a ainsi perdu 42 000 artisans entre 1990 et 2005, mais a gagné 52 000 emplois intérimaires. Le ferraillage 1 est un exemple intéressant : il a été externalisé il y a vingt ans, puis il a été " intérimisé ".

Pourquoi le taux de sous-traitance est-il si élevé dans le BTP ?

Cette sous-traitance ne concerne pas des fonctions de haute technicité, il s’agit de tâches déqualifiées que les entreprises assuraient elles-mêmes mais qu’elles souhaitent abandonner. La sous-traitance est économique, parce que le droit du travail est plus souple pour les petites et moyennes entreprises (PME) ainsi que pour les agences d’intérim. De plus, ces entreprises sont de fait contraintes de transgresser la loi afin de survivre sur un marché très concurrentiel. Leurs commanditaires procèdent ainsi à une externalisation des illégalités.

Qu’est-ce que cela signifie en termes de responsabilité sociale ?

La responsabilité sociale est particulièrement diluée dans le BTP. Du point de vue juridique, on peut dire que les entreprises générales de BTP ont réussi ainsi à transformer des contrats de travail en contrats commerciaux, en confiant le soin de gérer les salariés à des employeurs intermédiaires.

Pourtant, dans l’intérim, il existe bien un contrat entre la firme utilisatrice et les salariés ?

Dans beaucoup de cas, ce contrat n’est formellement signé qu’à la fin de la mission. Cela permet de facto au chef de chantier de renvoyer les ouvriers quand il le souhaite. Pour gagner en flexibilité, mais également pour des raisons de discipline. L’incertitude qui entoure le travailleur évite toute forme de rébellion. Il faut souligner que, fréquemment, les salariés de l’intérim sont socialement affaiblis : économiquement nécessiteux, ils sont aussi souvent légalement précarisés par des titres de séjour fragiles, voire un séjour irrégulier. Si je reprends l’exemple du ferraillage, très " intérimisé ", on constate que c’est un métier non seulement d’étrangers, mais d’étrangers à statuts précaires, voire sans papiers.

Quel est l’effet de cette externalisation massive sur la production ?

Il peut y avoir un impact sur la qualité de la construction, car moins les entreprises s’engagent vis-à-vis de leurs salariés, moins ceux-ci s’engagent vis-à-vis de leurs employeurs. Les entreprises le savent, mais elles ne veulent pas remettre en cause ce système de précarité dont elles tirent tant d’avantages. Alors, elles trouvent des aménagements. Tous les acteurs qui ont un rôle dans la gestion de la main-d’oeuvre, des entreprises aux agences d’intérim, en passant par les chefs de chantiers, entretiennent des relations privilégiées avec une partie, mais une partie seulement, du personnel qu’ils utilisent.

Zoom Bouygues et Vinci : même les titulaires sont précaires

Bouygues et Vinci sont deux acteurs majeurs du BTP. Tous deux utilisent massivement la sous-traitance (bien qu’aucun chiffre précis ne soit communiqué sur ce sujet, en dépit de nos demandes) et l’intérim. Cela n’exclut pas, bien entendu, l’utilisation d’intérimaires ou de sous-traitants par leurs propres sous-traitants. D’où la dilution des responsabilités exposée par le sociologue Nicolas Jounin (voir entretien ci-dessus). Néanmoins, les chiffres publiés par ces deux groupes montrent déjà une différence considérable au niveau de la fréquence des accidents du travail entre les intérimaires employés directement par eux et les salariés titulaires. Une étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), du ministère du Travail, souligne en outre qu’" un intérimaire a en moyenne deux fois plus de risques de porter des charges plus de vingt heures par semaine et de travailler à genoux qu’un ouvrier en contrat à durée indéterminée "1.

Indicateurs sociaux de Vinci construction et Bouygues construction, en 2008

Cependant, même les salariés titulaires subissent une forte précarité dans ce secteur. Vinci, qui a le mérite de publier cette information, indique que 38 % des salariés dits en contrat à durée indéterminée (sachant qu’un contrat de 18 mois est considéré comme durable dans la construction) ont quitté l’entreprise au cours de l’année 2008. Une grande partie de ces départs étant due à la fin " normale " de ces contrats... durables.

  • 1. " Les ouvriers du bâtiment et des travaux publics ", Premières informations, Premières synthèses n° 07.3, février 2008.

Quelles sont les conséquences sur la sécurité des travailleurs ?

L’intérim et la sous-traitance sont clairement des facteurs d’accroissement des accidents du travail. Les travailleurs intérimaires ou sous-traitants ne sont pratiquement pas formés à la sécurité. En outre, leurs statuts sont plus précaires et ils sont davantage contraints par les exigences de cadence. Ils ont donc tendance à prendre plus de risques et à être moins regardants sur la sécurité. Plus généralement, ils ont moins de droits que les ouvriers de l’entreprise générale, et moins de possibilités de les faire valoir.

Mais il existe bien des règles strictes en matière de sécurité ?

Oui, mais la réglementation en matière de sécurité, en l’absence de moyens donnés aux ouvriers pour la respecter, peut avoir des effets pervers : elle n’élimine pas les conduites à risque, mais elle impose le silence à leur sujet.

Dans quelle mesure les grandes entreprises du secteur, telles que Vinci ou Bouygues, savent qu’elles emploient des salariés dans des conditions illégales, avec de graves problèmes de sécurité, par exemple ? N’ont-elles pas mis en place des chartes pour améliorer les conditions de travail des sous-traitants et des intérimaires ?

Elles se sont donné les moyens de ne pas savoir en déléguant le " sale boulot " à des employeurs intermédiaires. Cependant, elles doivent bien se douter que l’intérêt économique qu’elles trouvent à externaliser se paie de ce genre de pratiques. Quant aux chartes, en l’absence de transformation des exigences des commanditaires en matière de prix et de cadences, elles auront le même rôle qu’un certain nombre de règles de sécurité : elles imposeront le silence à ceux qui sont contraints de les transgresser ou serviront à transférer sur les sous-traitants les responsabilités - " ils n’ont pas respecté la charte ! " - en cas de mise en cause.

Comment les dirigeants des grandes entreprises de construction ont-ils réagi à votre livre ?

Aucun n’a dit que j’étais un menteur !

  • 1. Ensemble des armatures d’acier dans le béton armé.
Propos recueillis par Claire Cotentin

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