La croissance à crédit

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Très classiquement, la crise actuelle trouve son origine dans une bulle immobilière associée à une bulle du crédit. Une dérive attisée par les politiques publiques, mais également par l'abondance de liquidités mondiales.

Enrichissez-vous par la pierre et par la dette. " Ainsi détournée, la fameuse formule de Guizot (" Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne ") aurait pu être la maxime de la décennie qui a précédé la crise. Entre 1997 et 2007, la hausse cumulée des prix des logements avoisine en effet 100 % aux Etats-Unis, 150 % en France, 200 % au Royaume-Uni et en Espagne. Seuls l’Allemagne et le Japon ont échappé à ce mouvement, du fait de la surabondance de l’offre accumulée lors du cycle précédent et d’une croissance démographique déprimée.

Partout cette envolée des prix a été attisée par une forte hausse de l’endettement des ménages. En l’espace d’une décennie, leur dette rapportée à leur revenu disponible est passée de 50 % à 83 % en France, de 53 % à 118 % en Espagne, de 93 % à 138 % aux Etats-Unis et de 102 % à 173 % au Royaume-Uni. La crise actuelle trouve ainsi son origine, très classiquement, dans une bulle immobilière associée à une bulle du crédit. Une configuration souvent observée dans le passé et dont les mécanismes de base sont bien connus : l’augmentation du prix de l’immobilier favorise le crédit, ce qui stimule en retour la demande de logement et nourrit la hausse des prix.

Dette des ménages, en % de leur revenu disponible
Indices des prix du logement

Note : il n’existe par d’indicateur harmonisé des prix du logement. Des différences de méthodologie ou de champ (logement ancien ou neuf, grandes villes ou ensemble du territoire...) rendent les comparaisons internationales peu fiables.

Indices des prix du logement

Note : il n’existe par d’indicateur harmonisé des prix du logement. Des différences de méthodologie ou de champ (logement ancien ou neuf, grandes villes ou ensemble du territoire...) rendent les comparaisons internationales peu fiables.

Le boom du crédit immobilier avait du bon : il a soutenu l’investissement logement, mais aussi la consommation des ménages. C’est pourquoi la plupart des économistes ont longtemps vu d’un bon oeil la progression de l’endettement. " Dans les pays où, profitant de la baisse des taux, les ménages se sont endettés, l’immobilier a connu une activité forte, les transactions entre ménages ont poussé les prix à la hausse, le taux d’épargne des ménages a baissé et la consommation a été particulièrement dynamique, soulignait une étude de l’OFCE en 2005 1. Ainsi, en Espagne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, la croissance a été soutenue par le marché immobilier. " On tiendrait là une bonne part de l’explication des différentiels de croissance observés entre les pays.

L’immobilier, moteur de la croissance

Le premier relais - classique - du boom immobilier sur la croissance est le dynamisme de la construction. Ce fut particulièrement le cas dans un pays comme l’Espagne, où la construction a représenté jusqu’à 13 % de l’emploi total en 2007. Un autre mécanisme, purement psychologique, est ce que les économistes appellent l’effet de richesse  : les ménages, se sentant plus riches, s’autorisent à diminuer leur épargne. Ainsi, l’appréciation de l’immobilier est souvent considérée comme la principale cause de la baisse du taux d’épargne des Français entre 2003 et 2008 - et le secret de la résistance de leur consommation. Au contraire, les ménages allemands, dont le logement perdait de la valeur, ont augmenté leur taux d’épargne sur la même période.

Un dernier mécanisme, propre au monde anglo-saxon, fait de l’inflation immobilière un soutien direct de la consommation, via le crédit. Quand le logement d’un ménage s’apprécie, les banques anglaises ou américaines lui accordent de nouveaux crédits, gagés sur la valorisation de son bien immobilier. Cette " extraction " de la plus-value latente du logement sous forme de liquidité immédiatement mobilisable pour la consommation était estimée par les économistes de l’OFCE à 3 % du revenu disponible 2 des Américains et à 7 % de celui des Anglais en 2004. Une jolie rallonge d’argent de poche à un moment où les revenus de l’Américain moyen stagnaient !

Zoom Une " société de propriétaires "

L’envolée des prix n’a fait évidemment que rendre plus désirable l’accession à la propriété. L’achat de son logement a été vivement encouragé par les politiques publiques, en particulier dans les Etats-Unis de George Bush, lequel a promu la " société de propriétaires " au rang d’idéal social. Le problème, c’est que la " démocratisation " du crédit est passée par les établissements spécialisés dans les prêts aux ménages auxquels les banques classiques refusaient de prêter. Cette solution consistait aussi, plus crûment, à faire payer plus cher le crédit aux emprunteurs les plus vulnérables et à leur faire porter des risques qu’ils ne pouvaient assumer. Ainsi sont nés les fameux crédits subprime , par où la crise est arrivée.

En France, de telles pratiques sont exclues par l’interdiction faite aux banques de prêter au-dessus du taux d’usure (soit un tiers au-dessus de la moyenne des taux pratiqués). Plus généralement, la culture du crédit y est différente : " Les prêts y sont accordés en fonction de la solvabilité des ménages, et non de la valeur de la garantie ", explique Olivier Eluere, économiste au Crédit agricole. Cette prudence se traduit par un endettement des ménages moins développé que dans la plupart des pays de l’OCDE (voir graphique ci-dessus). Au contraire, dans les pays anglo-saxons, l’octroi d’un prêt est déterminé avant tout par la qualité de la garantie, c’est-à-dire par la valeur de l’actif. D’où une dynamique de l’endettement immobilier largement auto-entretenue : plus les prix montent, plus la valeur des garanties augmente et plus il est possible d’emprunter. Et donc plus une demande solvable se développe et plus les prix s’envolent.

Mais quand le cycle se retourne, les ménages se retrouvent avec des dettes hors de proportion avec leur capacité de remboursement. C’est ce qui est arrivé aux Etats-Unis depuis le retournement du marché immobilier. Pas d’autre solution alors que d’abandonner son logement en laissant la clé sur la porte, à charge pour la banque de le revendre pour récupérer son capital. Les mises en vente massives dépriment alors encore un peu plus les prix. Et le cercle vertueux de la société de propriétaires se transforme en descente aux enfers.

Greenspan et les bulles...

Dans ces pays, le marché de l’immobilier s’est donc révélé être un puissant relais des décisions de politique monétaire. L’endettement des ménages a en effet été encouragé par le niveau très bas des taux d’intérêt entre 2001 et 2004. Au lendemain de l’éclatement de la bulle Internet et du 11 Septembre, la Federal Reserve (Fed), la banque centrale américaine, avait descendu très rapidement son taux directeur, jusqu’à 1 %, un record historique à l’époque, et l’avait maintenu très bas pendant deux ans et demi. A un moment où les entreprises, surendettées suite à la bulle Internet, étaient en cure d’austérité, les ménages ont pris le relais. Le crédit immobilier est ainsi devenu une courroie de transmission majeure de la politique monétaire. A l’époque, on avait beaucoup célébré la réactivité et l’audace d’Alan Greenspan, alors à la tête de la Fed, crédité d’avoir préservé les Etats-Unis d’une récession sévère. Rétrospectivement, il apparaît que les taux d’intérêt sont restés trop longtemps trop bas, favorisant un endettement excessif et le gonflement des prix immobiliers (mais également boursiers).

Pour Greenspan, il n’entrait pas dans les missions d’un banquier central de prévenir les bulles. Il expliquait ainsi en janvier 2004 : " Notre stratégie consiste à nous occuper des conséquences de l’apparition des bulles plutôt que des bulles elles-mêmes. " Et se justifiait en expliquant que, pour imposer son point de vue contre celui de millions d’investisseurs, " il aurait fallu que la Fed relève ses taux d’intérêt à des niveaux tels que le pays aurait connu une sévère récession ".

Taux d’intérêt à court et à long termes aux Etats-Unis, en %

La politique monétaire n’explique cependant pas tout. A partir de 2004, la Fed s’est mise à remonter ses taux directeurs. Un tel resserrement aurait dû normalement se répercuter sur les taux à long terme. Il n’en a rien été. A cette époque, Alan Greespan parle de l’énigme (" conundrum ") des taux longs. Enigme dont la globalisation financière fournit sans doute une explication.

Globalisation financière et abondance d’épargne

C’est en effet l’abondance d’épargne disponible dans le monde qui expliquerait la persistance de taux à long terme très bas. Depuis le début de la décennie 2000, un nombre croissant de pays se sont retrouvés exportateurs d’épargne. A l’Allemagne et au Japon, traditionnellement excédentaires, se sont ajoutés deux groupes de pays : les pays pétroliers, dont les excédents ont explosé avec la flambée de l’or noir entre 2002 et l’été 2008, et les pays du Sud-Est asiatique. A la suite de la crise de 1997, ces derniers ont en effet profité de la dépréciation de leur monnaie pour renforcer leur stratégie de croissance tirée par les exportations. Dans le même temps, ils ont accumulé des réserves de change, pour éviter à l’avenir d’avoir à nouveau à subir la tutelle humiliante du Fonds monétaire international. Cette stratégie a été adoptée à grande échelle par la Chine dans les années 2000. Rapidement, l’excédent chinois est devenu la principale contrepartie du déficit américain, dépassant en 2006 l’excédent japonais et celui du Moyen-Orient dans son ensemble en 2007.

Ces excédents d’épargne sont venus combler les énormes besoins de financement des Etats-Unis, dont le déficit extérieur s’est creusé de façon spectaculaire, passant d’un peu plus de 100 milliards de dollars au milieu des années 1990 à 800 milliards en 2006, soit près de 6 % du produit intérieur brut (PIB) américain.

Zoom Les cigales et les fourmis

Les soldes des balances courantes représentent la différence entre ce que gagnent et ce que dépensent les résidents de chacune des régions considérées. Lorsqu’un pays est déficitaire, comme le sont les Etats-Unis, ses résidents dépensent plus qu’ils ne gagnent. Ils peuvent le faire parce que les résidents d’autres régions - excédentaires, celles-là - dépensent moins qu’ils ne gagnent, et réciproquement. Tout se passe comme si le revenu épargné dans les pays excédentaires était prêté aux pays déficitaires. Ces transferts d’épargne ne sont bien sûr jamais directs. Ils résultent d’une multitude de mouvements de capitaux rendus possibles par l’imbrication des systèmes financiers nationaux et l’internationalisation des firmes.

Si l’Union européenne dans son ensemble affichait une balance extérieure proche de l’équilibre, elle a connu, en son sein, des déséquilibres encore plus massifs que ceux des Etats-Unis et de la Chine.

Evolution des balances courantes, en % du PIB

Dans la zone euro, l’endettement a été favorisé par des taux d’intérêt réels très bas, voire négatifs, dans les pays les plus inflationnistes de la zone. L’Espagne et l’Irlande ont ainsi bénéficié de conditions monétaires très favorables, qui ont dopé l’endettement des ménages et le secteur de la construction. Le retournement y est aujourd’hui d’autant plus douloureux.

Balances courantes en 2007, en % du PIB

Mais les déficits étaient encore plus accusés parmi les nouveaux membres de l’Union européenne. En Bulgarie ou dans les Etats baltes, ils dépassaient ainsi 20 % du PIB en 2007, du fait d’une croissance débridée du crédit au secteur privé, largement entretenue par les filiales locales des banques d’Europe de l’Ouest.

Cette situation pouvait paraître a priori mutuellement bénéfique : elle permettait aux Américains de vivre au-dessus de leurs moyens en profitant des excédents d’épargne des Chinois et des pays pétroliers ; elle permettait à la Chine d’engranger un taux de croissance à deux chiffres, fondé sur le dynamisme de ses exportations, tout en plaçant son épargne excédentaire dans des actifs américains " sans risque ". L’alliance du consommateur américain et de l’exportateur chinois a en tout cas dopé un temps la croissance mondiale, qui a été proche de 5 % en moyenne entre 2004 et 2007.

Entre ces deux pôles, le système financier américain a fait le pont. Toute l’ingéniosité des banques américaines a consisté à transformer les prêts risqués consentis notamment aux ménages américains peu solvables en actifs réputés sans risque pour satisfaire la demande de placements issue des pays excédentaires. Car si les Chinois avaient de l’épargne à placer, ils n’avaient aucune intention de prendre des paris risqués.

Rétrospectivement, le système financier paraît avoir fonctionné comme un accumulateur de déséquilibres. Mais sa responsabilité est passée largement inaperçue avant l’éclatement de la crise 3. Certes, l’endettement croissant des ménages, la bulle immobilière, le déficit extérieur abyssal des Etats-Unis : tout cela ne laissait pas d’inquiéter les observateurs. Mais il y a une chose dont presque personne ne doutait, c’est de la santé des banques américaines...

  • 1. " L’immobilier, pilier de la croissance ou épée de Damoclès ? ", octobre 2005.
  • 2. Ensemble des revenus du travail, de la propriété et des prestations sociales, moins les impôts et les cotisations sociales.
  • 3. Les publications de la Banque des règlements internationaux (BRI) attestent cependant, dès 2005, d’une prise de conscience de la sous-évaluation du risque sur les marchés financiers, et de la dépendance critique du système financier à l’égard d’une liquidité susceptible de s’évaporer brutalement.

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