Finance : la machine à dettes

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La libéralisation et les innovations financières ont changé le métier des banques. Transformées en courtiers des marchés financiers, elles vendent les crédits qu'elles ont initiés plutôt que de les porter jusqu'à échéance. Un modèle hautement rentable.

Stimulée par la déréglementation, le décloisonnement et la globalisation des marchés financiers, la finance directe met en relation directe épargnants et emprunteurs sur le marché des capitaux, à travers l’émission de titres (actions, obligations). Tandis que les créances détenues par les banques ne s’effacent en principe de leurs bilans qu’avec l’extinction des dettes correspondantes, ou leur annulation en cas de défaut, un titre peut être cédé par son détenteur à un prix variable selon la situation de l’offre et de la demande sur le marché des capitaux. Ce mode de financement direct de l’économie a pris le pas dans nombre d’économies avancées sur l’intermédiation bancaire.

Une évolution qui aurait pu marginaliser les banques. Celles-ci étaient en effet doublement menacées : dans leur fonction d’octroi de crédit, d’une part, du fait de l’apparition de nouvelles sources de financement moins coûteuses pour les entreprises (puisque non grevées du coût de l’intermédiation bancaire) ; et dans leur activité de collecte de dépôts, d’autre part, l’épargne des ménages se détournant des dépôts bancaires classiques au profit de nouveaux instruments de placement plus rentables (Sicav, fonds de placement, etc.) et à peine moins liquides. Aux Etats-Unis, la part des dépôts bancaires dans les actifs de l’ensemble du secteur financier est ainsi passée de 50 % en 1980 à 25 % en 2000 1.

Un nouveau modèle bancaire

La solution pour les banques a consisté à prendre place sur le marché des capitaux. Le nouveau modèle bancaire, dit d’octroi et de cession des crédits (originate and distribute), consiste ainsi pour les banques à se défaire de leurs créances et à en organiser la conversion en titres négociables et la diffusion sur le marché financier. Produit des innovations financières des années 1980, la technique de la titrisation donne aux banques la possibilité de se débarrasser de leurs créances en les transformant en titres financiers pour les vendre à des investisseurs prêts à en assumer le risque.

L’avantage pour les banques est triple : en épurant leurs bilans des créances les plus risquées, elles se protègent tout d’abord du risque de non-recouvrement de ces créances ; elles économisent par là même le coût des provisions qu’elles auraient été tenues de constituer si elles avaient conservé les créances en question ; enfin, elles améliorent le rapport de leurs fonds propres à leur encours de crédit, ce qui leur permet d’accorder de nouveaux crédits.

Zoom L’explosion de la titrisation

Une des innovations majeures qui valait au système financier américain, il y a trois ans encore, sa réputation de robustesse et son insolente prospérité, c’est la titrisation. La logique de la titrisation est de transformer une créance bancaire en un titre pouvant faire l’objet de transactions. Par exemple, une banque accorde des prêts immobiliers à ses clients. Au lieu de conserver ces crédits à son bilan, elle les vend à un organisme financier qui émet en contrepartie des titres de dette qui seront vendus à des investisseurs.

Encours des obligations ABS aux Etats-Unis, en milliards de dollars

Au départ, dans les années 1980, l’essentiel de la titrisation concernait des crédits hypothécaires souscrits par des ménages dotés d’une bonne solvabilité et correspondant au cas typique de l’endettement immobilier américain : à taux fixe sur trente ans (prêts prime). Et les titres ainsi émis étaient garantis par deux organismes financiers créés par le gouvernement américain, connus sous les sobriquets de Fannie Mae et Freddie Mac. Puis d’autres organismes se sont mis à émettre des titres à partir de prêts à des entreprises, de prêts à la consommation, de découverts de cartes de crédit, des prêts pour financer des fusions-acquisitions ou des LBO (leveraged buyout) et surtout des crédits immobiliers non garantis (les fameux subprime), destinés aux ménages américains les moins solvables.

Tous ces titres forment la grande famille des ABS (asset backed securities, en français " valeurs mobilières adossées à des actifs "). Dans le cas particulier des crédits hypothécaires, on parle de MBS (mortgage backed securities).

Par idéologie ou par pragmatisme, les gouvernements ont longtemps vu d’un bon oeil ce processus. La diffusion maximale du risque qu’il était censé produire réduit en effet les risques dits systémiques , autrement dit les risques que des défauts de paiements massifs, comme ceux des pays en développement dans les années 1980, provoquent la faillite de banques de taille importante, obligeant les pouvoirs publics à intervenir pour prévenir des défaillances en chaîne et le spectre d’une panique bancaire. Les emprunteurs, pour leur part, ne pouvaient que bénéficier du nouvel environnement financier. Les banques pouvant se défausser des risques pris sur les clients moins solvables en les transférant sur le marché des titres, l’accès au crédit bancaire était désormais ouvert à une gamme plus large d’emprunteurs.

Pour organiser la conversion de leurs créances en titres, les banques ont créé des structures ad hoc - des véhicules - qui reprennent les créances, les regroupent par tranches de risque et s’en servent pour émettre sur le marché financier des obligations dites ABS, asset backed securities , dont la valeur est en principe garantie par les crédits dont elles sont la contrepartie. L’argent ainsi obtenu finance le rachat initial des créances des banques. Ces titres sont acquis par les investisseurs financiers, mais aussi par d’autres établissements financiers en quête de rendements attractifs. Souscrits massivement par les banques d’affaires et les hedge funds , les titres en question peuvent à leur tour être utilisés comme garanties pour le déblocage de crédits à court terme par le système bancaire, qui finance ainsi leur acquisition.

Hautement rentable à court terme, le nouveau modèle bancaire s’est rapidement diffusé aussi bien dans les banques de dépôt classiques que dans les banques d’affaires, telles Bear Stearns, Lehman Brothers ou Merrill Lynch. Il portait le mythe d’un marché financier autorégulé à l’échelle mondiale, capable de disséminer les risques vers les acteurs les mieux à même de les supporter, et donc d’éliminer tout risque systémique.

L’emballement

Inférieur à 100 milliards de dollars en 1980, l’encours des obligations de type ABS a franchi aux Etats-Unis le seuil des 11 000 milliards en 2006. Initialement émises sur la base de crédits accordés aux entreprises ou de prêts hypothécaires garantis, ces créances titrisées se sont progressivement étendues à d’autres classes d’actifs comme les crédits à la consommation, les cartes de crédit, les prêts aux étudiants, puis, dans la seconde partie des années 1990, aux prêts hypothécaires non garantis (voir graphique p. 22). La croissance de ce type de prêts s’est ensuite emballée dans les années 2000, dans un contexte d’extrême liquidité des marchés financiers.

A la suite de l’éclatement de la bulle Internet, puis des attentats du 11 septembre 2001, la Federal Reserve (Fed), la Banque centrale des Etats-Unis, a en effet réduit son taux directeur de 6,5 % fin 2000 à 1,75 % fin 2001. La baisse des taux s’est poursuivie jusqu’à un plancher historique de 1 % à la mi-2003, niveau qui allait être maintenu jusqu’à la mi-2004. En voulant amortir l’impact récessif du krach du Nasdaq (la Bourse américaine des valeurs technologiques), la Fed a créé les conditions de formation d’une nouvelle bulle spéculative, dont la flambée de l’immobilier et celle de la Bourse étaient les manifestations les plus visibles. A quoi s’ajoutait le fait que les excédents courants croissants des pays pétroliers et des économies émergentes d’Asie accentuaient la situation d’extrême liquidité des marchés mondiaux, encourageant les comportements d’endettement sur l’ensemble des marchés.

Zoom Le poids exorbitant de la finance

Sur les soixante dernières années, le poids du secteur financier américain est passé de 2,3 % à 7,7 % du PIB. La rupture coïncide avec la phase de dérégulation qui commence au début des années 1980. A partir de là, la rémunération par employé du secteur financier commence à s’écarter de plus en plus des salaires dans le reste de l’économie, jusqu’à atteindre presque le double du salaire moyen dans le privé. Il faut dire que la part des profits captés par la finance dans les années 2000 est montée jusqu’à 40 % de l’ensemble des profits des sociétés américaines, alors qu’elle n’emploie qu’un peu moins de 5 % de la main-d’oeuvre.

Part des profits du secteur financier dans l’ensemble des profits réalisés aux Etats-Unis, en %
Salaire moyen dans la finance et dans l’assurance aux Etats-Unis rapporté au salaire moyen du privé, en équivalent temps plein

L’argent facile, et donc peu rémunéré, incite en effet les investisseurs à se détourner des placements classiques et à prendre davantage de risques en faisant jouer au maximum l’effet de levier de l’endettement. L’essor spectaculaire des obligations basées sur les subprime , dont l’encours représentait le quart de l’ensemble des titres ABS en 2006, est l’une des expressions de cette quête agressive du rendement, qui a conduit les organismes de crédit hypothécaire à proposer des prêts immobiliers à haut risque aux ménages américains les moins solvables. Jacques Adda

  • 1. Voir " New Landscape, New Challenges : Structural Change and Regulation in the US Financial Sector ", par Ashok Vir Bhatia, IMF Working Paper n° 07/195, FMI, août 2007.

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