Les alchimistes du risque

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Le système financier américain masquait une immense machine à recycler des dettes de qualité douteuse.

On les appelait les " ninja " : no-income, no-job, no-asset (pas de revenu, pas de travail, pas de patrimoine). Ces ménages américains modestes dont les revenus étaient faibles ou aléatoires ne présentaient pas les garanties suffisantes pour souscrire un prêt immobilier standard, les prêts " prime ". Pour eux, les compagnies de prêts hypothécaires ont inventés les " subprime " , littéralement " en dessous du premier choix ". Les crédits subprime ont représenté jusqu’à 40 % des nouveaux crédits hypothécaires en 2006. En effet, quand la clientèle plus classique des ménages ayant accès au crédit prime a commencé à se tarir, les prêteurs ont alors courtisé une clientèle moins solvable.

Et tous les moyens furent bons pour la séduire : des formules de prêt de plus en plus exotiques se sont développées. La plupart de ces prêts étaient ainsi à taux ajustables, contrairement aux prêts prime, essentiellement à taux fixe. En outre, les prêteurs ont multiplié les ruses pour faire baisser le coût apparent du crédit. Ainsi " 25 % des prêts accordés en 2006 ne comprenaient pas de remboursement de capital les premières années, contre 0 % en 2000, et près de la moitié ont été accordés en fonction des revenus déclarés par les ménages, sans que ceux-ci n’aient à les prouver ", rappelle Florence Pisani, économiste à Dexia AM. Certains pratiquaient même des amortissements négatifs : les deux premières années, les clients étaient appâtés par un teaser rate, un taux d’intérêt d’appel tellement bas qu’ils continuaient en réalité d’accumuler de la dette au lieu de commencer à la rembourser. Une fois la période de promotion passée, la charge de la dette pouvait exploser du jour au lendemain de 25 % ou même de 50 %.

Tous complices

Comment des établissements de crédit ont-ils pu prêter à des ménages aussi fragiles dans des conditions aussi hasardeuses ? La réponse réside dans un système qui allie l’absence de règles protectrices pour les emprunteurs à une extrême sophistication du traitement du risque du côté des prêteurs. Sur le moment, tout le monde y trouvait son compte : les ménages emprunteurs, pour lesquels ces prêts constituaient une chance unique d’accéder à la propriété, comptaient sur la hausse continue des prix immobiliers pour revendre plus cher leur logement ou renégocier leur prêt.

Zoom Un intense lobbying

Le lobby bancaire a-t-il poussé à une sous réglementation de la distribution de crédits immobiliers aux Etats-Unis ? Selon trois économistes du Fonds monétaire international (FMI) 1, la réponse est clairement positive. Depuis 1995, les cabinets de lobbying sont obligés de présenter de manière transparente leurs activités. L’examen de leurs rapports réguliers révèle qu’entre 2000 et 2006, pas moins de 16 projets de loi visant à réguler la distribution des crédits immobiliers ont avorté sous la pression des grandes institutions financières...

  • 1. " Lobbying and the Financial Crisis ", D. Igan et alii,www.voxeu.org, 27 janvier 2010.

Quant aux intermédiaires entre l’emprunteur et l’investisseur final, ils avaient surtout intérêt à " faire du chiffre ". C’est évidemment vrai des courtiers immobiliers, payés à la commission sur le volume de prêts placés, mais aussi des banques, que la titrisation a transformées en courtiers des marchés financiers et qui se rémunèrent non pas avec les intérêts payés par les emprunteurs, mais avec les commissions liées à la fabrication de produits complexes adaptés aux besoins des investisseurs.

Les banques et autres organismes de crédit hypothécaire n’avaient en effet pas de raison d’être très regardants sur les capacités de remboursement des emprunteurs, puisqu’ils allaient se débarrasser des créances accordées et des risques qui leur étaient associés. En offrant la possibilité de transférer le risque, la titrisation conduit les prêteurs à le négliger. La preuve de cette négligence, c’est que la distribution de prêts subprime continuait de plus belle alors même que le taux de défaut sur ce type de prêts commençait à augmenter. Les prêteurs n’auraient jamais distribué une telle quantité de crédits à des ménages aussi fragiles dépourvus de garanties s’ils avaient dû les garder dans leur bilan.

Boîte noire

Encore fallait-il trouver des investisseurs prêts à racheter ces paquets de " crédits pourris ". C’est là qu’interviennent les grands alchimistes du risque, capables de transformer du plomb en or. Les banques d’investissement ont créé des sociétés spécifiques, les SPV - special purpose vehicules -, boîtes noires où s’élabore la titrisation de produits plus ou moins complexes. A l’entrée, les " véhicules " en question achètent des actifs comme des crédits immobiliers ou bien encore des créances diverses (crédits hypothécaires, à la consommation, aux entreprises...), des titres représentatifs de créances mais aussi des produits dérivés . A la sortie, ils vendent des produits dits structurés, c’est-à-dire découpés en différentes tranches présentant des rémunérations et des risques différents, tels les CDO , les collaterised debt obligations, " obligations adossées à des actifs ". Et au coeur de la boîte noire, des modèles mathématiques si complexes que seuls leurs artisans pouvaient les comprendre - et encore !

Deux modèles de crédit

Le métier des banques consiste de moins en moins à accompagner les emprunteurs et à porter les crédits jusqu’à échéance, mais à vendre du risque en empochant des commissions.

Deux modèles de crédit

Le métier des banques consiste de moins en moins à accompagner les emprunteurs et à porter les crédits jusqu’à échéance, mais à vendre du risque en empochant des commissions.

Virtuosité mal maîtrisée ou dissimulation délibérée des risques ? Rétrospectivement, on s’aperçoit combien les erreurs commises sont grossières. La première a été d’évaluer les risques de défaut sur la base de probabilités passées avec des historiques relativement courts, souvent d’une quinzaine d’années seulement. Or, entre 1991 et le troisième trimestre 2007, l’indice du prix des maisons aux Etats-Unis a augmenté tous les trimestres. Tout le monde a cru, ou a feint de croire, que cela continuerait éternellement.

D’où l’autre erreur des modèles : traiter les défauts comme des risques indépendants. Autrement dit sans lien entre eux : si quelques ménages de Denver ne remboursent pas, les autres continueront de payer. Personne ne semble avoir perçu qu’en cas de ralentissement économique prononcé et de baisse des prix immobiliers, les défauts ne pouvaient que se multiplier aux quatre coins du pays, puisque les crédits étaient gagés sur une hypothétique valorisation continue du patrimoine 1.

Les agences de notation : juge et partie

Personne n’a tiqué, pas même les agences de notation censées évaluer la qualité de ces produits. Car, pour pouvoir vendre des titres aussi complexes à une vaste gamme d’investisseurs, les banques avaient en effet besoin du sceau des agences. Celles-ci ne se sont pas fait prier pour participer au business juteux de la titrisation. Mais habituées à juger de la solvabilité des entreprises, elles n’ont pas été très clairvoyantes dans l’évaluation de ces produits financiers complexes. Aussi ont-elles accordé aux tranches supérieures de CDO adossés à des crédits subprime des notes équivalentes à celles des placements sans risque. Il faut dire que leur position ne favorisait pas l’indépendance d’esprit : elles étaient à la fois juge et partie, conseil lors du montage des produits et experts indépendants dans la notation. Et dans les deux cas, payées par les banques émettrices elles-mêmes.

Emissions de CDO au niveau mondial, en milliards de dollars

Ainsi parées de la respectabilité de la note maximale (AAA), les créances titrisées ont pu être vendues à toutes sortes d’investisseurs institutionnels, pour lesquels elles avaient l’attrait de placements sûrs, aux performances quelque peu dopées grâce à l’inventivité des banquiers. Les CDO, notamment, ont connu un véritable engouement de la part des investisseurs. Entre 2001 et 2007, l’encours de ces titres a doublé en moyenne chaque année. Il s’élevait à près de 3 000 milliards de dollars en juin 2007.

Un système bancaire parallèle

Mais les banques ont aussi créé elles-mêmes leur propre clientèle. Elles ont en effet sécrété des sociétés les - special investment vehicules, SIV - qui ont massivement acheté des créances titrisées. Ces structures hors bilan présentaient l’avantage de n’être pas liées par les obligations de fonds propres imposées aux banques et de n’être soumises à aucun contrôle. Elles ont ainsi pu s’endetter massivement, en émettant des papiers à court terme sur les marchés, pour acheter des produits complexes plus rémunérateurs, empochant au passage la différence de taux d’intérêt. Tout comme les banques, ces entités prêtent à long terme en empruntant à court terme. Mais contrairement aux banques, elles ne sont soumises à aucun contrôle, ni aucune contrainte réglementaire.

Zoom A l’ombre des paradis fiscaux

Les paradis fiscaux ne sont pas à l’origine de la crise des subprime. Néanmoins, ils en ont été l’un des acteurs clés, en abritant une bonne partie des opérations du " système bancaire fantôme ". En renforçant la complexité et l’opacité des institutions financières, les paradis fiscaux ont contribué à un accroissement des prises de risque et à la perte de traçabilité de ces risques. Ils ont ainsi nourri la crise et contribué à faire de la finance internationale une zone de non-régulation.

Zoom La finance criblée de dettes

L’originalité de la crise actuelle réside dans le fait que le levier de l’endettement n’a été que modérément mobilisé par le secteur productif tandis qu’il l’était massivement par les ménages et les institutions financières, en particulier les banques d’affaires, les hedge funds , les SIV, etc. Dans le cas des banques classiques, la croissance des crédits est en effet limitée par les règles prudentielles imposées par les banques centrales, qui limitent l’encours de crédits par rapport aux fonds propres. Dans le cas des banques d’affaires américaines et des autres institutions financières non bancaires, tels les hedge funds, la croissance de l’endettement n’est nullement réglementée. Elle est d’autant plus forte que les actifs de la banque ou du fonds sont comptabilisés à leur valeur de marché, et non à leur valeur d’achat. De même que la flambée des prix de l’immobilier permettait aux particuliers d’emprunter des sommes sans proportion avec leurs revenus, puisque gagées sur le prix des biens acquis, l’euphorie financière des années 2003-2006 a encouragé un endettement disproportionné des institutions financières non régulées.

Dette rapportée au PIB, par type d’agent économique, dans les principaux pays industrialisés, base 100 au 1er trimestre 1987

La titrisation a ainsi favorisé l’essor d’un système bancaire parallèle ou fantôme, constitué des banques d’investissement (soumises à un contrôle beaucoup moins strict que les banques commerciales), des SIV et autres hedge funds (fonds spéculatifs), eux aussi gros acheteurs de créances titrisées. C’est là que s’est massivement recyclée la dette subprime. Ne mobilisant que très peu de capital, ces structures ont massivement fait jouer l’effet de levier (voir encadré p. 27). Les banques d’investissement, par exemple, avaient des effets de levier gigantesques, avec des engagements représentant 30 à 50 fois leurs fonds propres. Elles ont donc bénéficié d’une rentabilité nettement plus élevée que les activités bancaires réglementées. Mais en prenant aussi beaucoup plus de risques : disposant de peu ou pas du tout de fonds propres, elles peuvent être rapidement balayées en cas de désaffection des prêteurs ou d’augmentation des pertes. Ce qui est arrivé le jour où les défauts des emprunteurs subprime ont commencé à prendre des proportions inquiétantes.

  • 1. Même aveuglement du côté des rehausseurs de crédits (les compagnies d’assurances garantissant les titres assis sur ces prêts). Le principe de l’assurance consiste à assurer un risque certain mais qui se réalisera selon une probabilité connue : accidents, incendies, vols... A l’inverse, dans ce cas, c’est le modèle " catastrophe naturelle " qui s’est appliqué. Rien d’étonnant alors à ce que l’Etat soit requis pour jouer le rôle d’assureur en dernier ressort.

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