Le paroxysme : la faillite de Lehman Brothers

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La mi-septembre 2008 marque l'entrée dans une troisième phase de la crise, celle d'une panique boursière et d'une paralysie des marchés financiers associées à la faillite de la banque Lehman Brothers.

Tout s’est joué le week-end des 13 et 14 septembre 2008 aux Etats-Unis. Henry Paulson, le secrétaire américain au Trésor, et Ben Bernanke, le patron de la Federal Reserve (Fed), la banque centrale américaine, constatent le vendredi 12 que deux banques d’affaires, Merrill Lynch et Lehman Brothers, sont au bord de la faillite. Ils passent les deux jours suivants à échafauder une solution : Bank of America est intéressée pour racheter Merrill et la Britannique Barclays lorgne sur Lehman. Le premier deal débouche, mais celui avec la Barclays échoue. Dans son récit de la crise publié en février 2010 1, Paulson affirme que le gouvernement britannique a bloqué la transaction par crainte de devoir assumer les risques pris par Lehman. Une source interne à la banque d’affaires américaine affirme à l’inverse que les Britanniques étaient prêts à garantir pour moitié la valeur des actifs de Lehman si le gouvernement américain garantissait l’autre moitié, ce que Paulson aurait refusé. Quoi qu’il en soit, à la fin du week-end, Lehman Brothers n’a pas de repreneur.

Faire un exemple

Le lundi matin, la faillite de Lehman est annoncée. Ancien dirigeant de la banque d’affaires Goldman Sachs et proche du Parti républicain, Paulson n’est pas un chaud partisan de l’intervention directe de l’Etat dans la finance. Il refuse une nationalisation temporaire de la banque et une recapitalisation avec des fonds publics. Il se dit par ailleurs que la faillite d’un établissement aura des vertus à long terme en montrant que, si l’Etat est prêt à intervenir pour gérer les crises, certains acteurs peuvent y laisser leur peau. Une façon de minimiser l’ " aléa moral " , c’est-à-dire le fait que, assurés d’être de toute façon sauvés par la puissance publique, les banquiers n’hésitent pas à prendre les risques les plus inconsidérés. Enfin, il pense qu’après l’effondrement de Bear Stearns en mars et son rachat par JP Morgan, les marchés ont eu le temps d’intégrer et de se préparer à la disparition d’une autre banque, même Lehman et ses 630 milliards de dollars d’actifs. Les grands patrons de la finance américaine présents dans son bureau le confortent dans cette idée.

Paulson et Bernanke ont tout de même deux craintes. Ils ont constaté qu’au moment des problèmes de Bear Stearns, en mars, le marché des " repos " (repurchase agreements), là où les banques d’affaires gèrent leurs liquidités par des emprunts et des prêts de court et de très court termes, s’était coincé, les banques refusant de se prêter les unes aux autres. Pour éviter que cela ne se reproduise, la Fed va annoncer qu’elle permet aux banques d’affaires de lui apporter une gamme assez large de titres financiers en contrepartie desquels elle leur prêtera de l’argent. De plus, Paulson fait pression sur les établissements financiers privés pour qu’ils annoncent la création d’un fonds privé commun doté de 70 milliards de dollars et ouvert aux établissements en difficulté.

Ecart entre le taux d’intérêt à trois mois des eurodollars et celui des bons du Trésor américain, en points de pourcentage

Ils savent également que des compagnies d’assurances, des hedge funds et d’autres établissements financiers ont vendu un nombre important de CDS (collaterized debt obligations) sur les obligations émises par Lehman, c’est-à-dire des assurances qui permettent à ceux qui les souscrivent d’être remboursés si la banque d’affaires était amenée à ne pouvoir payer ses dettes. Ce qui va se produire avec la faillite. Avec, en plus, cette particularité du marché des CDS qui fait que l’on peut acheter une protection contre le non-remboursement d’une obligation... sans que l’on détienne cette obligation. C’est ainsi que, si la dette obligataire de Lehman Brothers est évaluée à environ 155 milliards de dollars, le montant des contrats de CDS sur cette dette est estimé à l’époque à 400 milliards de dollars. Le marché des CDS étant opaque, Paulson et Bernanke ne peuvent savoir qui sera vraiment touché. Les suites de la faillite ne sont donc pas complètement maîtrisées. Mais ils décident de tenter le coup.

Réactions en chaîne

Enorme erreur. La faillite de Lehman va entraîner une série de réactions en chaîne amenant la finance mondiale dans un état de panique totale. Au moment des difficultés de Bear Stearns en mars, les actionnaires avaient perdu leur investissement, mais les détenteurs d’obligations émises par la banque avaient été remboursés. Pas pour Lehman. Du coup, les vendeurs de CDS sont dépassés par les événements et l’un des premiers d’entre eux, l’assureur AIG, fait faillite. Ce qui force le gouvernement à dépenser 180 milliards de dollars pour que les banques qui se sont assurées contre la faillite de Lehman auprès d’AIG touchent bien leurs indemnités d’assurance. Lorsqu’un assureur fait faillite, les assurés prennent généralement une part du coût à leur charge en acceptant d’être remboursés à moins de 100 % de ce à quoi ils ont droit. En pleine crise, les grandes banques internationales refusent tout compromis et l’Etat américain paie plein pot, dont 12,9 milliards pour Goldman Sachs, 11,9 milliards pour la Société génerale, 11,8 milliards pour la Deutsche Bank...

De leur côté, les hedge funds (les fonds spéculatifs) se mettent à vendre les actions des banques d’affaires, craignant qu’une autre ne passe à la trappe, alimentant de ce fait une forte baisse des cours boursiers. Et ils se mettent à parier en même temps sur la faillite à court terme des banques, entretenant un mouvement de baisse inexorable des cours. Les deux grandes banques d’affaires indépendantes restantes, Goldman Sachs et Morgan Stanley, sont fortement attaquées et voient fondre leurs cours de Bourse. Si elles devaient y passer elles aussi, les cibles suivantes seraient les banques commerciales. Et là, c’est l’ensemble du système de distribution américain - et donc mondial - du crédit qui risquerait de s’effondrer.

D’autant plus que, dans le même temps, le marché interbancaire, celui où les banques se prêtent de l’argent entre elles, part en vrille. Le taux d’intérêt des prêts au jour le jour passe de 3,1 % le 15 septembre à 6,4 % le 16, avant de rebaisser ensuite et de connaître un nouveau pic le 30 septembre à 6,9 %. Et même à ce taux-là, les banques ont tellement peur de la situation de leurs consoeurs qu’elles refusent de prêter.

Et ce n’est pas fini. Les fonds de placement à court terme, l’équivalent de nos Sicav, qui avaient acheté de la dette à court terme de Lehman en pensant tenir un placement sûr, se retrouvent avec une bonne partie de leurs actifs qui ne valent plus rien. L’un d’entre eux, le Reserve Primary Fund, passe à la trappe. Le marché du financement à trois mois s’écroule, touchant aussi bien les banques que les multinationales, y compris celles qui sont en situation solide et ont l’habitude d’y recourir pour financer leurs affaires courantes.

Enfin, l’Europe est touchée à son tour, par le biais du Royaume-Uni. Le 17 septembre, la banque immobilière HBOS fait faillite et passe dans les mains de sa concurrente, Lloyds TSB. Ouvrant ainsi une ère où les règles anticoncentration sont mises de côté dans nombre de pays européens. Et tout ça du fait d’une seule faillite !

Capitalisation boursière des grandes banques, en milliards de dollars

Les banques se retrouvent alors prises dans un double piège. Une crise de liquidité , c’est-à-dire une incapacité à trouver des financements de court et moyen termes pour assurer leurs affaires au jour le jour. Et une crise de capital, c’est-à-dire une incapacité à trouver des investisseurs prêts à leur faire confiance, alors même que la dépréciation de la valeur des actifs qu’elles détiennent entraîne des pertes qui mangent leur capital, tandis que la chute des cours de Bourse fait en outre fondre la valeur de ce dernier. Ce qui met en péril l’existence même des banques. Le temps de la gestion de la crise au coup par coup prend alors fin. Dans une frénésie d’interventions publiques, ministères des Finances et banquiers centraux font feu de tout bois pour empêcher le système bancaire mondial de s’effondrer et, avec lui, l’ensemble de l’économie.

Les Etats au chevet des banques

Le 18 septembre, sentant que le système financier mondial est en train de s’écrouler, Paulson prend une mesure drastique : il annonce que l’Etat américain met 700 milliards de dollars sur la table pour racheter les créances toxiques détenues par les banques. En vidant ainsi leurs poubelles, le gouvernement espère qu’elles n’auront plus besoin de courir après le capital et que les marchés boursiers se calmeront. Par ailleurs, les banques centrales se mettent à injecter des dollars et des euros par centaines de milliards pour aider les banques à se refinancer. De plus, la Fed et les autorités monétaires britanniques interdisent aux vendeurs de titres financiers de vendre dans deux heures ou dans deux jours des actions à un prix fixé maintenant, en jouant sur le fait que leur prix va baisser entre-temps et qu’au moment où l’on devra les acheter pour les livrer, on les vendra plus cher que ce qu’on les achète. Cette pratique courante des acteurs de marché est dorénavant qualifiée par les autorités de " manipulation du marché " !

La réaction des autorités publiques semble d’abord fonctionner. La Bourse se calme. Un peu. Mais le 25 septembre, un coup de tonnerre éclate : le plan Paulson est rejeté par une majorité de représentants, les idéologues libéraux dénonçant le " socialisme financier " du plan et joignant leurs voix aux parlementaires - républicains, mais aussi démocrates -, qui redoutent de se voir sanctionnés, lors des élections de novembre, par des électeurs alors hostiles au sauvetage des banques. La double crise, de liquidité et de capital, explose de plus belle et les Bourses flanchent.

L’Europe, cette fois, est sérieusement touchée : Fortis, Hypo Real Estate, Dexia ne doivent leur survie qu’à des aides publiques massives. Les banques britanniques réclament également des fonds publics à leur gouvernement. Le 3 octobre, le plan Paulson est finalement voté.

Un plan en trois points

Côté européen, le 9 octobre, Gordon Brown, le Premier ministre britannique, met sur la table un plan de soutien au système bancaire anglais qu’il propose comme modèle d’intervention pour l’ensemble des pays. Il comporte trois dimensions.

D’abord, débloquer le marché interbancaire : puisque les banques ne veulent plus se prêter d’argent à court terme, les banques centrales doivent annoncer conjointement qu’elles fourniront des liquidités de manière illimitée. Certaines, comme la Banque centrale européenne (BCE), l’ont déjà fait. De plus, chaque gouvernement doit proposer à ses banques d’échanger les actifs illiquides - dont personne ne veut - contre des bons du Trésor, sans risque.

Ensuite, débloquer les financements de moyen terme des banques : puisqu’elles ne veulent pas se prêter d’argent à cet horizon et que les entreprises commencent également à souffrir de la situation, les Etats doivent garantir les émissions d’obligations à horizon de quelques mois à trois ans. Si la banque ou l’entreprise fait défaut, c’est l’Etat qui remboursera la dette ainsi contractée. La Fed avait pris les devants en annonçant quelques jours auparavant qu’elle était prête à acheter directement ces obligations si elles ne trouvaient pas preneurs : ce n’est plus seulement une banque centrale, mais une banque publique de financements à court terme !

Enfin, il faut recapitaliser les banques importantes et saines : les Etats doivent renflouer le capital des banques qui ne trouvent plus d’investisseurs. Une nationalisation partielle qui permet de redonner de l’oxygène à leur bilan et leur procure des réserves à mettre en face de leurs actifs risqués.

Le dimanche 12, en réunion de crise à l’Elysée, les dirigeants européens s’engagent à une action massive et coordonnée inspirée du menu anglais, chacun y puisant pour mettre en avant ses propres priorités. Paulson annonce alors le 13 qu’il suit la voie européenne et débloque 250 milliards de dollars pour recapitaliser les principales banques américaines. L’Arabie Saoudite, l’Australie, l’Inde, la Suisse, etc., annoncent également leur plan d’intervention.

Devant cette volonté de reprise en main de la finance, les Bourses se calment. Durant les mois qui suivent, les différents plans nationaux se mettent en place. Les banques sont recapitalisées. Le marché interbancaire se remet doucement à fonctionner. Le moment le plus chaud de la crise financière est passé. Il est temps de gérer ses effets désastreux sur la croissance et l’emploi.

Zoom Les pouvoirs publics ont-ils été à la hauteur ?

Rétrospectivement, les banques centrales, plus proches des marchés financiers, semblent avoir pris plus rapidement la mesure de la crise que les politiques. Dès le 18 septembre 2007, Ben Bernanke, le gouverneur de la Réserve fédérale américaine, commence à baisser les taux d’intérêt, avant d’ouvrir de plus en plus grand au fil des mois les vannes à liquidités pour les banques. Des interventions qui tranchent avec la gestion au coup par coup de Henry Paulson, alors secrétaire américain au Trésor, et l’immobilisme des leaders européens qui ne réagiront que lorsque la panique sera là.

L’idéologie libérale ambiante, hostile à l’intervention de l’Etat dans la finance, a sa part de responsabilité. Paulson aurait pu lessiver les actionnaires en forçant les banques à prendre leurs pertes, nationaliser temporairement les banques en les renflouant avec des fonds publics, remercier les dirigeants et restructurer les établissements avant de les revendre au privé. Il a préféré éviter aux banques de reconnaître la perte de valeur de leurs actifs toxiques et maintenir des dirigeants qui, deux ans après avoir été sauvés de leurs excès par les contribuables, s’octroient des bonus mirobolants.

  • 1. Henry Paulson, On the Brink. Inside the Race to Stop the Collapse of the Global Financial System, éd. Business Plus, 2010.

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