Pourquoi la récession est devenue mondiale
Sur l’échelle de Richter des crises qui ont secoué la finance et l’économie depuis un siècle, celle de 2008-2009 n’est guère surpassée que par celle de 1929. En deux trimestres, fin 2008 et début 2009, la production industrielle des trente pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) est retombée à son niveau de 1996. Dans ces mêmes pays, 15 millions de personnes ont perdu leur emploi entre début 2008 et fin 2009. Et leur nombre pourrait atteindre 25 millions en 2010. Au niveau mondial, la production a été négative en 2009 pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale.
Exceptionnelle, cette crise l’est à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle touche le coeur du système, les banques, qui fournissent à l’économie son oxygène, le crédit ; ensuite, parce qu’elle affecte simultanément toutes les régions du monde : même les pays qui n’ont pas participé aux excès financiers des années 2000, notamment au Sud, ont subi la crise via la contraction des échanges internationaux et le reflux brutal des mouvements de capitaux. Retour sur les multiples canaux qui ont transformé une secousse financière en une récession mondiale.
En anglais, la source de tous ces mécanisme tient en un mot : deleveraging (en français, inversion de l’effet de levier) . Pendant des années, le système financier a en effet déversé une avalanche de crédits dans l’économie, en s’endettant lui-même massivement, notamment au niveau des institutions les moins régulées, les hedge funds (les fonds spéculatifs) et les banques d’investissement. La crise inflige aux banques des pertes en capital massives. Pour améliorer leur ratios de fonds propres (le montant des crédits qu’elles distribuent à leurs capitaux propres), elles sont conduites à resserrer drastiquement le robinet du crédit. Résultat : tous les secteurs qui dépendent du crédit souffrent.
1. Le canal du marché immobilier
Et en premier lieu le secteur immobilier. La soudaine prudence des banques en matière de crédit entrave les achats immobiliers des ménages, ce qui enclenche ou amplifie la baisse des prix. Du coup, la construction dégringole. Aux Etats-Unis, épicentre de la crise, le retournement du marché immobilier est le plus sévère de l’après-guerre. Les prix immobiliers ont reculé de 20 % en 2009 par rapport à 2008. Les mises en chantier, qui s’élevaient à 2 millions de logements par an en 2006, étaient tombées à 500 000 l’an dernier, un point bas depuis la création de la statistique en 1959 ! Un secteur important de l’économie se trouve ainsi sinistré : l’investissement en logement ne représentait plus que 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) l’an dernier, contre 6 % deux ans auparavant.
Les pays les plus touchés sont bien sûr ceux où les ménages s’étaient le plus massivement endettés pour acheter de l’immobilier et où ce secteur pesait le plus lourd dans l’économie nationale. En Espagne, notamment, la frénésie immobilière avait fait tripler le prix des appartements entre 1997 et 2007, une hausse qui n’est dépassée en Europe que par celle enregistrée en Irlande et au Royaume-Uni. L’enrichissement des ménages - à 90 % propriétaires de leur logement - s’est fondé sur une croissance explosive de l’endettement, qui atteignait 135 % de leur revenu disponible en 2007, contre 47 % dix ans plus tôt. Parallèlement le secteur de la construction avait gonflé, au point d’occuper 13 % des actifs espagnols - soit environ le double de la France. Pas étonnant dans ces conditions que la péninsule Ibérique pâtisse très durement de la crise, avec une croissance en repli de 3,6 % en 2009 et surtout un taux de chômage qui avoisine désormais les 20 % !
2. Le canal de la richesse
L’éclatement de la bulle immobilière n’a pas seulement sinistré le secteur de la construction, il a aussi amputé la richesse des ménages. Au moment même où le cours des actions dégringolait. En mars 2009, la capitalisation boursière avait fondu de moitié par rapport à la mi-2008, aux Etats-Unis comme dans la zone euro (avant de se reconstituer en partie). Si bien que les ménages se sont soudain sentis beaucoup moins riches. Ces " effets de richesse " , comme disent les économistes, sont le deuxième canal de transmission de la crise financière à l’économie réelle. Ils ont été particulièrement violents pour les Américains, qui avaient largement profité de l’augmentation de leur patrimoine pour obtenir des rallonges de crédit. Si bien que, dans la phase de double bulle immobilière et boursière, ils en étaient venus à dépenser presque plus qu’ils ne gagnaient. La source du crédit étant tarie, leur patrimoine s’étant en partie évaporé - non seulement le patrimoine immobilier, mais également leurs plans de retraite par capitalisation -, leur emploi étant parfois menacé, les ménages américains ont réappris à se serrer la ceinture. Bridant ainsi la consommation, principale source de la croissance.
Sur tous ces plans, les Français ont été un peu moins éprouvés que d’autres. L’économie hexagonale a été victime des mêmes mécanismes, mais avec une moindre ampleur. Les prix immobiliers ont moins baissé et la construction moins fléchi qu’ailleurs, notamment grâce au dynamisme démographique de la France, qui contribue à soutenir la demande de logements. Si la bulle immobilière - les prix des logements ont doublé entre 1997 et 2007 - est allée de pair avec une hausse substantielle de l’endettement, celle-ci a été moins extravagante qu’en Espagne, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Irlande, ou même au Danemark ou en Finlande. De sorte que les ménages français ont été moins pris à la gorge par le retournement immobilier. Les Français figurent en outre parmi les champions du monde de l’épargne, puisqu’ils mettaient de côté 15,5 % de leurs revenus début 2008. Si ce taux est remonté depuis à 17 % (troisième trimestre 2009), la hausse est beaucoup moins brutale qu’aux Etats-Unis par exemple. En outre, cette épargne est le plus souvent placée dans des produits à faible risque (un Français sur six seulement détient directement ou indirectement des actions). Et même si le système de retraite par répartition est régulièrement réformé, il leur donne l’assurance de toucher un jour une retraite sans être à la merci des aléas des marchés financiers.
3. Le canal du financement des entreprises
Le troisième canal de transmission de la crise a été celui du financement des entreprises. Durant quelques mois, toutes les sources de financement se sont taries. Du côté des marchés de capitaux, la dégringolade des Bourses jusqu’en mars 2009 a rendu un temps impraticable l’émission de nouveaux titres. Du côté des marchés obligataires, les investisseurs se sont mis à fuir les obligations émises par les entreprises au profit de celles jugées " sans risque " des Etats - un phénomène de " fuite vers la qualité " propre à toutes les paniques. Les primes de risque se sont envolées, notamment pour les emprunteurs jugés les plus sûrs. Quant au crédit bancaire, il est resté accessible pour les grandes entreprises, bénéficiant d’une position solide, jusqu’à ce que le retour de la confiance sur les marchés financiers leur permette d’émettre à nouveau des titres, notamment des obligations. En revanche, les petites entreprises, qui n’ont pourtant pas d’alternative au financement bancaire, ont vu leur accès au crédit se réduire drastiquement. En particulier les entreprises en situation difficile, auxquelles les banques ont retiré leur soutien de peur de ne pas être remboursées.
Résultat, les faillites se sont multipliées. Aux Etats-Unis, elles ont bondi de 54 % sur un an en 2008, et devraient avoir progressé encore de 45 % en 2009, d’après les estimations d’Euler Hermès. En France, la poussée est moins spectaculaire - 15 % en 2008 et 17 % en 2009 -, mais elle se rapproche du record de 1993. Les entreprises du secteur de la construction sont, sans surprise, les plus touchées. Mais il s’agit en général de très petites structures. En revanche, les grosses défaillances - en 2009, dix entreprises réalisant un chiffre d’affaires de plus de 150 millions d’euros ont fait faillite - se retrouvent dans l’industrie ou le commerce.
Au-delà du cas extrême des faillites, le rationnement du crédit pose un problème à des entreprises françaises fortement endettées. Leur dette brute représentait en effet 121 % de leur valeur ajoutée en 2008, un niveau qui dépasse celui atteint en 2001, à la veille de l’éclatement de la bulle Internet. La progression récente de l’endettement s’explique moins par le dynamisme de l’investissement que par la montée des versements de dividendes aux actionnaires, qui atteignait 27 % de leur excédent brut d’exploitation en 2008, contre 17 % en 2001.
Avec un taux d’autofinancement au plus bas, des banques qui ne leur prêtent qu’à reculons, des profits entamés par la crise et préemptés par les actionnaires, les entreprises françaises n’ont guère de marge pour investir. Et risquent d’aborder la reprise en mauvaise posture.
4. Le canal du commerce extérieur
L’autre caractéristique de cette crise, c’est son extension mondiale. Même les pays dont les banques n’avaient pas trempé dans le juteux business des subprime ont été ébranlés. La crise s’est diffusée au monde entier à travers deux canaux : une contraction brutale et sans précédent du commerce international et une inversion non moins brutale des flux de capitaux internationaux.
Le volume du commerce mondial de biens et services s’est contracté de 12,3 % en 2009. La chute libre des échanges au cours des six mois qui ont suivi la chute de Lehman Brothers a surpris tous les observateurs. Elle s’explique à la fois par la désorganisation des circuits de financement du commerce international et par la contraction de la demande intérieure des pays du Nord.
Les économies les plus dépendantes des exportations ont bien sûr été les plus touchées. Au Nord, les champions traditionnels de l’exportation que sont l’Allemagne et le Japon enregistrent en 2009 des récessions sévères : l’activité s’est contractée de 4,8 % en Allemagne en 2009 et de 5,3 % au Japon, d’après les estimations du FMI de janvier dernier. Alors même que ces deux pays étaient restés en dehors de la frénésie immobilière de 2002-2007.
Les pays du Sud, globalement plus ouverts aux échanges internationaux que les pays riches, ont subi en outre la chute du prix des produits de base. Le prix de l’ensemble des matières premières a en effet chuté de moitié au cours du dernier trimestre 2008, affectant des pays aussi divers que la Russie, dont les deux tiers des exportations sont énergétiques, l’Argentine, principalement exportatrice de produits alimentaires, ou encore l’Afrique du Sud, surtout concentrée sur les minerais. Mais c’est plus largement toute l’Afrique, dont les exportations sont axées sur les matières premières, et la majorité des pays d’Amérique latine qui ont vu s’effondrer leurs revenus d’exportation.
Dans ces pays, ce recul des exportations a fortement freiné l’activité productive domestique, plombé les recettes fiscales (qui dépendent pour une large part des recettes d’exportation) et creusé les déficits publics. Selon les estimations de la Banque africaine de développement, le solde budgétaire des pays d’Afrique subsaharienne devrait passer d’un surplus de 2,8 % du PIB en 2008 à un déficit de 5,4 % en 2009. De quoi contraindre nombre de pays africains à pratiquer des politiques d’austérité budgétaire et à tailler dans les investissements de fond que sont les dépenses de santé, d’éducation, de construction d’infrastructures, etc.
Ces pays n’ont en effet pas la capacité de pratiquer des politiques de relance, car ils ont bien plus de difficultés à financer leur dette publique que les pays du Nord. Comme à chaque période de troubles financiers, les investisseurs privés prennent peur. Quant à l’aide au développement, elle risque d’être la première sacrifiée à l’heure où les pays riches cherchent eux aussi à faire des économies.
5. Le canal des flux de capitaux internationaux
La crise se diffuse en effet aussi via la contraction des financements extérieurs. Alors que, début 2008, les capitaux affluaient encore vers les marchés émergents, attirés par la croissance de ces pays et la dégradation au Nord, un brutal retournement s’est produit à l’automne 2008. La prise de conscience que les pays émergents allaient eux aussi être touchés par la crise a conduit les investisseurs à une plus grande méfiance. Mais les pays émergents ont aussi été victimes des difficultés des établissements financiers américains et européens, qui ont coupé brutalement des lignes de crédit et liquidé leurs portefeuilles de titres pour rembourser investisseurs et créanciers. D’où une chute spectaculaire des investissements en actions et en obligations aussi bien que des crédits bancaires.
Certaines Bourses, en Afrique du Sud, au Brésil, au Chili, en Corée du Sud, en Inde, en Thaïlande et en Russie, ont connu des sorties nettes de capitaux et une très forte chute des cours. Elles sont ensuite reparties en flèche au printemps dernier, les investisseurs renouant avec la conviction collective qu’il y avait quelques bons coups à réaliser. Le caractère extrême d’une telle volatilité ne permet pas d’assurer les financements stables de long terme dont les pays en développement ont besoin.
Mais la situation est d’autant plus grave que la dépendance aux financements extérieurs était plus forte. Les pays d’Europe centrale et orientale (Peco), en particulier, ont joui jusqu’en 2008 d’un afflux de capitaux privés en provenance de l’Ouest qui leur a permis de vivre très largement au-dessus de leurs moyens. Avec un marché intérieur très ouvert aux produits d’Europe de l’Ouest, et des banques occidentales prêtes à leur faire largement crédit, il était tentant d’accéder aux standards de consommation occidentaux. En 2007, la croissance du crédit au secteur privé avait été de l’ordre de 50 % par an en Europe de l’Est. Ce boom était entretenu depuis le début de la décennie par les filiales locales des banques d’Europe de l’Ouest, qui détiennent l’essentiel du réseau bancaire de l’Europe émergente. Jusqu’au jour où les difficultés des maisons mères ont entraîné un resserrement brutal du crédit - credit crunch - à l’Est, privant ces économies du principal carburant de leur consommation et de leur investissement.
Pire : dans nombre de pays, les crédits avaient souvent été contractés en devises étrangères et non en monnaie locale, pour bénéficier de taux d’intérêt plus faibles. En Hongrie, par exemple, plus de la moitié des crédits accordés aux ménages (60 %) et aux entreprises (48 %) était libellée en euros en 2007. Quand les investisseurs ont retiré leurs billes pour se rabattre sur des territoires plus sûrs (selon le processus classique en temps de crise de " fuite vers la qualité "), les taux de change des monnaies d’Europe de l’Est se sont effondrés. Entraînant une perte brutale de pouvoir d’achat sur les produits importés et une explosion du poids des dettes privées, puisqu’il fallait continuer à rembourser les intérêts et le capital en euros. La gestion de la crise financière à l’Ouest a aussi aggravé la fuite des capitaux : ainsi, en octobre 2008, quand les gouvernements d’Europe de l’Ouest ont promis, dans le désordre, de garantir les dépôts effectués dans leurs banques, les comptes se sont vidés à toute vitesse à l’Est.
Les conséquences sur l’activité de ces pays sont massives. Les plus durement touchés sont les pays baltes, avec un effondrement de l’activité de 18 % en 2009 en Lettonie et Lituanie. Ces pays paient en effet le prix de déficits extérieurs abyssaux (jusqu’à 22 % du PIB en Lettonie en 2007) qu’ils doivent aujourd’hui résorber sans dévaluer leur monnaie, ancrée à l’euro. La Roumanie accuse une chute de 8 % de son PIB, la Bulgarie et la Hongrie une baisse de l’ordre de 6 %.
L’Europe de l’Est apparaît ainsi comme une des régions les plus sinistrées par la crise. Celle-ci a mis un brutal coup d’arrêt au processus de rattrapage des économies occidentales qui était la promesse contenue dans l’adhésion des Peco à l’Union européenne. La crise jette aussi une lumière crue sur la faiblesse des mécanismes de solidarité internes à l’Union, puisque certains pays membres de l’Union européenne, comme la Hongrie, la Lettonie et la Roumanie, n’ont eu d’autre choix que de faire appel au Fonds monétaire international pour pouvoir payer leurs créanciers, comme n’importe quel pays en développement. Une manifestation, parmi beaucoup d’autres, des difficultés de l’Union à gérer les conséquences de la crise en son sein.