Aux grands maux, les grands remèdes

7 min

La crainte que l'économie ne s'enfonce dans la dépression a suscité de fortes réactions des pouvoirs publics. La relance a cependant été plus timide en Europe, d'où finalement une récession plus sévère.

Face à un horizon économique extrêmement sombre, les gouvernements ont ressorti la vieille artillerie de la relance. Des Etats-Unis à la Chine, en passant par tous les pays d’Europe, chacun y est allé de son plan. Keynes fait à nouveau des émules. Les plus ardents chantres du laisser-faire se sont convertis à l’intervention publique.

Evolution par le FMI des prévisions de croissance du PIB mondial pour 2009, à diverses dates, en %

Lecture : tous les trimestres jusqu’en juillet 2009, le FMI a revu à la baisse ses prévisions de croissance pour 2009. Alors qu’il anticipait encore une progression de 3,9% de l’activité en juillet 2008, il tablait sur une récession mondiale de - 1,4 % un an plus tard. Entre-temps, la faillite de Lehman Brothers était passée par là.

Evolution par le FMI des prévisions de croissance du PIB mondial pour 2009, à diverses dates, en %

Lecture : tous les trimestres jusqu’en juillet 2009, le FMI a revu à la baisse ses prévisions de croissance pour 2009. Alors qu’il anticipait encore une progression de 3,9% de l’activité en juillet 2008, il tablait sur une récession mondiale de - 1,4 % un an plus tard. Entre-temps, la faillite de Lehman Brothers était passée par là.

Il faut dire que cette crise est le type même de crise de la demande décrit par le grand économiste de Cambridge. Le rationnement du crédit de la part des banques bride la demande et fait chuter toutes les formes d’investissement. La remontée de l’épargne des ménages, qui ont vu fondre leur patrimoine et qui craignent pour leur emploi, entrave la consommation. Les chefs d’entreprise anticipent une baisse des ventes et réajustent leur production et leurs effectifs à la baisse. Le chômage augmente. Deux cercles vicieux menacent alors de transformer la récession en une dépression profonde.

Gare aux effets de second tour

Le premier tient à ce que les économistes appellent des effets de second tour. Les banques, qui sont largement à l’origine de la crise (voir article précédent), en subissent également les conséquences. Comme l’explique Xavier Timbeau, de l’OFCE, " pour chaque entreprise dont elles se protègent en arrêtant de la financer, les banques voient arriver une entreprise victime des impayés de la première ou du ralentissement induit de l’activité. Pour chaque emprunt immobilier refusé, c’est un autre ménage qui devra vendre l’appartement dont il n’arrive plus à payer les mensualités à un prix plus bas qu’il ne l’a acheté. Et à chaque fois, la pression augmente sur le bilan des banques, qui cherchent à nouveau à échapper aux créances toxiques qu’elles fabriquent elles-mêmes. C’est le paradoxe du désendettement : c’est un objectif dont la poursuite éloigne la réalisation ".

Les difficultés des entreprises et des ménages rejaillissent sur les banques et les entraînent dans de nouvelles vagues de dépréciation d’actifs et de pertes. De rapport en rapport, le Fonds monétaire international (FMI) a ainsi revu à la hausse ses estimations de pertes bancaires. En octobre 2009, il évaluait à 1 500 milliards de dollars les pertes de valeurs que les banques auraient encore à subir sur leur portefeuille d’actifs d’ici la fin de l’année 2010, en plus des 1 300 milliards déjà enregistrés depuis la mi-2007. De quoi prolonger encore le rationnement du crédit...

La déflation en perspective

L’autre cercle vicieux se nomme " déflation ", autrement dit la baisse du niveau général des prix. Le propre de la baisse des prix, quand elle est généralisée, est de prendre à contre-pied les paris faits sur l’avenir par les entrepreneurs. Comme le souligne Keynes, toute activité productive suppose une mise de fonds qui n’a une chance d’être récupérée que si les prix ne chutent pas entre le moment où l’investissement est engagé et le moment où le produit arrive sur le marché. La baisse du niveau général des prix oblige en effet les entreprises à vendre à un prix ne couvrant pas leurs coûts. Il suffit qu’elle soit anticipée pour que des pans entiers de l’activité soient paralysés, les entreprises préférant liquider leurs stocks et réduire l’emploi plutôt que de continuer à produire à perte. A quoi s’ajoute, de façon symétrique, l’effet dissuasif qu’elle exerce sur la consommation : pourquoi acheter maintenant si les prix doivent baisser demain ? Conséquence d’une chute prolongée de la demande en dessous des capacités d’offre de l’économie, la déflation a pour effet de différer l’ensemble des décisions de dépense, ce qui, ajouté à la montée du chômage, déprime davantage la demande, et donc les prix.

Zoom Keynes et les anticipations autoréalisatrices

Comme l’avait bien vu Keynes dans les années 1930, face au ralentissement de l’activité, les acteurs économiques développent des " anticipations " pessimistes. Keynes estimait que ces anticipations jouaient un rôle extrêmement important. Lorsque tous anticipent un ralentissement de l’activité, la demande effective (qui, dans son langage, ne désignait pas la demande observée, mais la demande attendue) aboutit à geler nombre de projets d’investissement, ce qui engendre une contraction effective (d’où le terme) de l’activité par une sorte d’autoréalisation. Ce que nous craignons se concrétise précisément parce que cela influence nos actes, dans le domaine économique comme sans doute dans d’autres domaines. Loin d’être un mécanisme équilibrant, les forces du marché aggravent encore la situation. Un cercle vicieux se développe alors : moins de consommation engendre moins d’investissement, qui provoque moins d’activité, qui suscite davantage d’épargne de précaution, qui... La récession (une légère réduction d’activité) risque alors de dégénérer en dépression (un ralentissement marqué et durable).

Ces anticipations pessimistes accentuent encore la baisse des cours boursiers, initiée par la réallocation des actifs financiers : les titres les moins sûrs et les plus incertains en termes de valorisation sont vendus au profit de titres d’Etat, même assortis d’un intérêt faible, parce qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Là encore, Keynes retrouve une actualité brûlante. Il a été le premier à expliquer que, lorsque l’efficacité marginale anticipée du capital diminue, seul l’Etat est en mesure de capter l’épargne de précaution qui se développe et ne s’investit plus. Le rôle de l’Etat est alors de procéder à un recyclage public de cette épargne, sous forme de dépenses publiques, de manière à mettre fin à la dépression issue d’une dépense privée en diminution.

Au prix d’une dette publique accrue ? Evidemment : puisque les épargnants se ruent sur les titres d’Etat, c’est le moment d’en émettre, pour recycler cette épargne de précaution dans des dépenses publiques nouvelles. L’argent public doit alors être dépensé rapidement, de manière à relancer la demande et retourner les anticipations.

A ces enchaînements négatifs dans la sphère réelle de l’économie se superpose une dynamique non moins perverse dans la sphère financière. Dans un contexte de surendettement du secteur privé, les effets d’une baisse des prix risquent d’être catastrophiques pour les débiteurs, qui doivent faire face à la fois à la contraction de leur patrimoine financier et à l’alourdissement de la valeur réelle de leurs dettes.

Zoom L’envolée du chômage

Tous les pays ne sont pas également touchés par la remontée du chômage. Aux Etats-Unis, son taux a plus que doublé en deux ans, passant de 4,6% en 2007 à près de 10 % fin 2009. Le bond est encore plus gigantesque en Espagne, où 19 % de la population active, près d’un actif sur cinq, sont aujourd’hui à la recherche d’un emploi. En revanche, le chômage n’a accusé en Allemagne qu’une hausse de 0,5 point, pour s’établir à 7,5 %, alors que le décrochage de l’activité, mesuré par le recul du produit intérieur brut (PIB), y a été nettement plus sévère qu’aux Etats-Unis.

Comment s’explique ce paradoxe ? Outre-Atlantique, où il est facile pour les entreprises d’ajuster leurs effectifs, celles-ci ont massivement licencié. En Allemagne, elles ont au contraire gardé leurs salariés, en abaissant la durée du travail et en ayant recours au chômage partiel. Deux modèles diamétralement opposés: aux Etats-Unis, l’ajustement à la baisse d’activité se traduit par une diminution du nombre de personnes en emploi et repose essentiellement sur les salariés qui perdent leur poste. Outre-Rhin, l’ajustement passe par une baisse du nombre d’heures travaillées et son coût est réparti entre les entreprises, les salariés et l’Etat, qui en assume la part la plus importante.

Taux de chômage dans quelques pays de l’OCDE, en %

La France se situe à mi-chemin de ces deux modèles. Le taux de chômage dépasse désormais 10 %, contre 7,5 % il y a deux ans. Les entreprises hexagonales ont réduit leurs effectifs, en mettant fin d’abord aux contrats d’intérim et aux contrats à durée déterminée (CDD). Le coût de l’ajustement est donc en grande partie supporté par la frange de la population active la plus vulnérable, en général la plus jeune et la moins qualifiée.

Les entreprises sont particulièrement pénalisées, puisque la baisse de leurs prix de vente accroît automatiquement leur taux d’endettement. Les banques, dont les bilans sont déjà grevés par les actifs à valeur fondante accumulés dans la phase d’euphorie financière, ne peuvent que tenter de réduire le crédit au fur et à mesure que se dégrade la situation financière de leurs clients. Et le crédit se restreint encore un peu plus...

Seule une intervention publique rapide et énergique peut éviter que ces deux spirales infernales ne plongent l’économie dans un marasme dont il sera très difficile de sortir. Que faire ? Venir au secours des banques en les recapitalisant ou en les débarrassant de leurs actifs toxiques, comme l’ont fait les gouvernements, est certes incontournable, mais cela ne suffit pas si, derrière, la situation économique continue de se dégrader. Baisser massivement le loyer de l’argent, comme l’ont fait les banques centrales, est tout aussi indispensable, mais cela cesse d’être efficace quand les taux directeurs se rapprochent de zéro. Les autorités monétaires peuvent alors agir non plus seulement sur le coût du crédit (les taux d’intérêt), mais aussi sur sa quantité, en prêtant directement aux agents économiques. La Fed est allée très loin dans cette politique de " détente quantitative ". Non sans résultat, puisque les taux d’intérêt des crédits immobiliers notamment se sont sensiblement détendus. Mais cela ne suffit pas à faire repartir le crédit.

Taux directeurs de quelques banques centrales, en %
Indice des prix à la consommation, base 100 en janvier 2007

Le japon fait l’expérience de la déflation depuis les années 1990. La crainte d’être piégé dans un scénario " à la japonaise " explique l’activisme de la Fed depuis le début de la crise. Avec un certain succès : après une chute brutale à l’automne 2008, les prix américains sont repartis à la hausse. La zone euro semble en revanche s’installer dans une stagnation des prix.

Indice des prix à la consommation, base 100 en janvier 2007

Le japon fait l’expérience de la déflation depuis les années 1990. La crainte d’être piégé dans un scénario " à la japonaise " explique l’activisme de la Fed depuis le début de la crise. Avec un certain succès : après une chute brutale à l’automne 2008, les prix américains sont repartis à la hausse. La zone euro semble en revanche s’installer dans une stagnation des prix.

En effet, on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Quand les investisseurs fuient le risque et que les banques préfèrent garder leurs liquidités plutôt que de prêter au secteur privé, quand la dette privée se rétracte, c’est à la dette publique de prendre le relais. Dit autrement : lorsque la crise est trop profonde, un " prêteur en dernier ressort " ne suffit plus ; c’est l’intervention d’un " emprunteur en dernier ressort " qui devient nécessaire. La politique budgétaire passe alors en première ligne.

Solde budgétaire et impulsion budgétaire liée aux plans de relance en 2009, en % du PIB*

Variation du solde budgétaire par rapport à 2007 liée aux mesures discrétionnaires prise pour lutter contre la crise, hors soutien au secteur financier.

Solde budgétaire et impulsion budgétaire liée aux plans de relance en 2009, en % du PIB*

Variation du solde budgétaire par rapport à 2007 liée aux mesures discrétionnaires prise pour lutter contre la crise, hors soutien au secteur financier.

L’Europe à la remorque

Les plans de relance décidés par un grand nombre de gouvernements fin 2008-début 2009 découlent de ce constat. Ils varient cependant beaucoup entre les pays, selon la sévérité de la récession subie, les marges de manoeuvres autorisées par l’état initial des finances publiques, mais aussi la taille des Etats-providence. Dans les pays d’Europe, où la part des revenus socialisés est plus importante qu’ailleurs, le plus gros du soutien à l’activité est venu des stabilisateurs automatiques.

Comme toujours en période de crise, l’Etat enregistre moins de recettes, du fait de la contraction des assiettes fiscales, alors que, dans le même temps, ses dépenses sociales augmentent. D’où un creusement spontané du déficit qui contrebalance l’effet du cycle d’activité. Ces stabilisateurs automatiques ont joué à plein en France pour limiter la récession, creusant un trou dans les comptes publics équivalant à 3,6 points de PIB en 2009. En comparaison, le plan de relance proprement dit, c’est-à-dire les mesures spécifiques prises pour faire face à la crise, pèsent peu : 1,2 point sur les 8,2 % de déficit public en 2009.

Il faut dire que la France avait des marges de manoeuvre plus limitées que d’autres Etats moins endettés. Des pays comme la Chine, qui partaient de situations d’excédents budgétaires avec des dettes publiques très faibles, ont pu relancer beaucoup plus massivement.

Mais l’Europe paie surtout les carences de sa gouvernance économique. Alors que la politique monétaire est commune pour les pays de la zone euro, la politique budgétaire, elle, est restée dans le giron des Etats. Ce qui pouvait passer simplement pour une anomalie s’est avéré une importante faiblesse en période de fortes turbulences. La Commission européenne s’est bornée à une coordination de façade de l’intervention budgétaire des Etats. L’essentiel des efforts de relance a été réalisé selon une logique qui confine au " chacun pour soi ", en multipliant les aides d’Etat aux entreprises nationales, ce qui met d’ailleurs en cause, de facto, les règles qui fondent le marché intérieur. L’Eurogroupe, qui rassemble les ministres des Finances de la zone euro, ne s’est pas révélé plus utile : il a été lui aussi incapable d’impulser la moindre initiative réellement coordonnée.

Variation nette de la dette du secteur privé non financier et du secteur public aux Etats-Unis, en % du PIB

Résultat : alors que l’Europe n’était pas l’épicentre de la crise, l’activité a nettement plus reculé dans la zone euro qu’aux Etats-Unis en 2009 (- 3,9 %, contre - 2,5 % outre-Atlantique, selon les estimations du FMI de janvier 2010), et la reprise s’y annonce aussi beaucoup plus languissante.

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