Entretien

L’Europe ne dispose pas des moyens pour faire face à la crise grecque

7 min
Jean Pisani-Ferry Economiste, ex-commissaire général de France Stratégie

La crise grecque est-elle vraiment grave ?

Oui, c’est une crise sérieuse. Surtout parce que l’Europe ne dispose pas des moyens de faire face à un événement de ce type. La crise grecque est une crise de financement d’un Etat, exactement le type de crise contre lequel on pensait s’être prémuni avec le traité de Maastricht grâce à toutes sortes de précautions concernant la limitation des déficits, des dettes, etc. En revanche, aucun mécanisme n’a été mis en place pour gérer ces crises si elles surviennent. On s’est même plus précisément interdit de le faire, parce qu’on voulait éviter de donner l’impression qu’on aiderait un pays qui aurait des difficultés, ce qui aurait incité les Etats membres de la zone à des comportements imprudents.

On s’est aussi explicitement interdit d’utiliser, au sein de la zone euro, les mécanismes de prêt qu’on a mobilisés l’an dernier pour venir en aide à la Hongrie, à la Lettonie ou à la Roumanie. C’était une erreur. Du coup, l’Union européenne n’est pas en mesure, sans acrobatie juridique, d’offrir à la Grèce une assistance. Elle ne peut même pas lui accorder des prêts conditionnels, comme le ferait le Fonds monétaire international (FMI).

Comment en sortir ?

Il est très difficile d’inventer dans l’urgence une assistance conditionnelle efficace, parce que l’Europe ne dispose pas d’instrument financier adapté, qu’il n’existe pas de bases juridiques pour intervenir, qu’elle n’a pas les équipes ni la crédibilité acquise grâce à l’expérience... Pour l’instant, on parie sur le fait que l’affirmation vague d’une solidarité financière future de la part de l’Europe calmera les marchés et que les Grecs feront des réformes suffisantes. Les Européens ne veulent pas que le FMI intervienne dans la zone euro, mais ils ne fournissent pas pour autant à la Grèce l’aide que le FMI lui apporterait. Les Grecs risquent de percevoir ces exigences européennes comme excessives alors qu’ils ne se jugent pas seuls responsables de ces errements.

Il me semble que les Européens auraient dû jouer le jeu d’une intervention conjointe avec le FMI. Après tout, ils en sont des actionnaires très importants, le Fonds est dirigé par un des leurs... Ce que je redoute désormais, c’est un scénario dans lequel in fine on fasse quand même appel au FMI, après avoir échoué à mettre en oeuvre une solution européenne. L’effet politique serait très dommageable.

Aider financièrement la Grèce se heurte aussi à l’hostilité des opinions publiques, notamment en Allemagne...

On observe de nombreuses confusions dans le débat public : on mélange coresponsabilité sur les dettes grecques, voire transferts aux Grecs, avec prêts conditionnels. Il n’est question ni de dons ni de prise en charge des dettes, mais de prêts. Quand on prête de l’argent à quelqu’un, cela ne signifie pas qu’on le décharge de ses responsabilités puisqu’on attend d’être remboursé en contrepartie. C’est une forme de solidarité qui ne crée pas de confusion. Et le FMI gagne de l’argent en faisant crédit aux pays en difficulté. Une activité qui peut donc être profitable pour ceux qui prêtent.

Pourrait-on se contenter de laisser la Grèce faire défaut ?

Dans les conditions actuelles, le " laissons les Grecs tomber, cela servira d’exemple " est une option qui n’est ni souhaitable ni réaliste. On observe déjà une contagion à l’égard de l’Espagne et du Portugal. Un tel signal aurait pour eux des effets difficilement prévisibles. De plus, cela ne se produira pas parce que la Grèce a toujours le choix de se tourner vers le FMI.

Quelles réformes faudrait-il engager dans la foulée ?

Il est important de tirer rapidement les conséquences de cette crise. D’abord, sur le plan de la prévention : le système de surveillance en place n’est pas sérieux. On n’a pas voulu faire d’audit des statistiques grecques parce qu’on butait sur le respect de la souveraineté : il n’était pas convenable de se comporter vis-à-vis d’un Etat comme vis-à-vis d’une entreprise douteuse. Mais à partir du moment où on se dit prêt, dans certaines conditions, à aider un Etat, il n’est plus possible d’en rester là.

Dette privée (ménages) et dette publique, en % du PIB

La question du système de gestion des crises est plus complexe. Il faudrait que l’Europe se dote d’une capacité de prêt conditionnel, articulé ou non au FMI. Mais, sur ce terrain, on bute sur des obstacles politiques et juridiques. Notamment parce qu’un article du traité interdit explicitement les prêts à un Etat en difficulté quand celui-ci appartient à la zone euro. Faire sauter ce verrou serait très important, mais très difficile compte tenu du climat allemand. Mais je ne suis pas sûr que l’opinion française ait elle-même beaucoup de sympathie pour l’idée d’aider les Grecs.

Ne faudrait-il pas modifier aussi ce qu’on surveille ?

Oui. C’est surtout le cas de l’Espagne qui le montre : c’est un exemple quasi chimiquement pur de pays qui n’avait pas de problèmes budgétaires et qui, donc, selon les critères en vigueur, était supposé être dans une situation parfaitement saine. Et pourtant, son déficit extérieur courant était passé de l’équilibre en 1997 à 10 % du produit intérieur brut (PIB) en 2007, il y avait une bulle de crédits évidente, etc. Le système de surveillance a fonctionné de manière perverse : à partir du moment où le solde budgétaire espagnol était en excédent, ceux qui attiraient l’attention sur les déséquilibres ne pouvaient être que des jaloux.

Sur ce plan, il n’est pas compliqué de changer d’approche : les bases juridiques existent. Il faut surtout accepter de renverser la perspective par rapport à l’idée jusque-là dominante que la sphère privée serait spontanément stable et que les sources d’instabilité potentielle ne proviendraient que de la sphère publique. Si on pense que tel pays conduit une politique économique qui crée un risque, les instances européennes ont les moyens de le lui dire. L’important, c’est d’y mettre suffisamment de poids politique. On ne peut certes pas sanctionner cet Etat, mais des sanctions ne seraient de toute façon ni très efficaces ni très crédibles.

Mais cela reste difficile à mettre en pratique, parce que personne ne sait, par exemple, ce qu’est un bon déficit courant. Tout le monde sait qu’à 20 %, il y a sans doute un problème. Mais 5 % ou 7 %, est-ce vraiment grave ? On ne va pas obliger tous les pays à rester à l’équilibre extérieur alors qu’on crée une zone intégrée justement pour permettre à l’épargne de circuler !

Cette crise ne signifie-t-elle pas au fond que l’euro était prématuré, inadapté ?

Certains critiques, notamment américains, voient en effet la crise grecque comme la preuve que le projet de l’euro ne pouvait de toute façon pas fonctionner compte tenu des divergences existant au sein de la zone. Mais il était prévisible que l’euro ne fonctionnerait pas parfaitement du premier coup : le processus d’apprentissage passe nécessairement par des essais et des erreurs. Nous réalisons une union monétaire pour la première fois dans l’histoire moderne, et personne ne peut savoir par avance tout ce que cela implique. Ce qui importe, en revanche, c’est de corriger rapidement les dysfonctionnements.

La crise pourrait-elle permettre au contraire un saut dans l’intégration européenne ?

Je ne le crois pas. Il n’existe nulle part d’appétit politique pour une intégration beaucoup plus poussée. Il a été tellement difficile de négocier et de ratifier le traité de Lisbonne que personne ne souhaite se relancer dans une opération de ce type. Au-delà même de la mécanique institutionnelle, il n’existe pas de vision assez claire et partagée des étapes ultérieures à franchir. L’idée que la crise serait l’occasion d’un saut en avant vers une Europe plus intégrée me semble donc irréaliste. En revanche, il faut traiter toute une série de problèmes.

Les grandes difficultés de tous les Etats en matière de finances publiques vont peut-être les conduire à reposer la question de l’harmonisation fiscale. Le fait que la chancelière allemande, Angela Merkel, parle de gouvernement économique est un changement important : les chefs d’Etat de la zone euro se rendent compte qu’ils ne peuvent pas simplement déléguer les affaires de la zone à leurs ministres des Finances ou aux banquiers centraux. Apporter une solution aux dysfonctionnements apparus dans la crise nécessite un investissement politique majeur. C’est pourquoi il me paraît surtout nécessaire de marteler l’idée qu’avec la monnaie unique, nous avons créé un bien commun qui a beaucoup de valeur et que l’échec serait dramatique. Cela me semble plus utile que de raviver le rêve du grand saut vers une Europe véritablement fédérale.

Propos recueillis par Chloé Mahier et Guillaume Duval

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