La Chine peut-elle tirer l’économie mondiale ?

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La croissance mondiale dépend-elle du taux de change de la monnaie chinoise ? Au vu du défilé des dirigeants occidentaux à Pékin et des appels incantatoires à la réévaluation du yuan, on serait tenté de le croire. L'argument, a priori, relève du bon sens économique. Mais les Chinois ne font pas la même analyse.

Depuis la fin des années 1990, la croissance mondiale est tirée par deux moteurs principaux : la consommation américaine et l’investissement chinois. La première est durablement affaiblie par le niveau record du chômage outre-Atlantique et la nécessité de résorber les excès de l’endettement passé. Le second a le défaut majeur d’accroître les capacités de production déjà fortement excédentaires de l’industrie chinoise, dont les produits se déversent inexorablement sur les marchés mondiaux, exacerbant les problèmes d’emploi et les pressions déflationnistes dans les pays développés. La Chine paraît ainsi détenir la clé de la prospérité mondiale, à condition de rééquilibrer son modèle de croissance au profit de la consommation et au détriment de l’investissement et des exportations.

La crise, l’occasion manquée d’un rééquilibrage ?

Un tel rééquilibrage nécessite des réformes structurelles visant à augmenter la part des salaires dans la valeur ajoutée chinoise et à réduire l’épargne forcée des ménages, ce qui suppose de développer la prise en charge sociale des dépenses d’éducation et de santé 1. Il imposerait en outre un double ajustement à la hausse du taux d’intérêt et du taux de change : le premier de façon à renchérir le coût du capital et à freiner l’investissement, le second afin d’encourager la consommation de produits importés et à réduire la profitabilité relative des exportations par rapport à la production pour le marché intérieur.

La crise actuelle ne rend pas seulement ces ajustements nécessaires, elle crée les conditions de leur réalisation. Côté américain, la politique monétaire ultra-expansive conduite par la Réserve fédérale (Fed), depuis la fin 2008 a entraîné une dépréciation importante du dollar. Cette chute a facilité à son tour la reprise des exportations américaines au second semestre 2009. Côté chinois, le plan de relance budgétaire massif adopté en novembre 2008 (14 % du produit intérieur brut sur deux ans) constituait l’occasion idéale d’un rééquilibrage de la croissance en faveur de la consommation.

Le point de vue occidental

Aux yeux des Occidentaux, l’occasion a été ratée ou est en passe de l’être. Au lieu de soutenir la consommation, la relance chinoise se concentre en effet sur le développement des infrastructures et les aides aux entreprises. Elle encourage de fait la formation de nouvelles capacités d’offre dans des secteurs tels l’acier, l’aluminium, le ciment, la chimie et le raffinage pétrolier, où les capacités existantes excèdent déjà nettement les besoins du marché intérieur chinois. A titre d’exemple, dans le domaine de l’acier, les capacités de production chinoises s’élevaient fin 2008 à 660 millions de tonnes, pour une consommation intérieure de 470 millions de tonnes, soit un excédent égal à la totalité de la production de l’Union européenne. Ce qui n’empêchait pas les entreprises chinoises d’accroître leurs capacités à hauteur de 58 millions de tonnes en 2009.

Par ailleurs, les autorités chinoises ont décidé en août 2008 de revenir à la politique de parité fixe du yuan vis-à-vis du dollar, politique en vigueur de 1994 à 2005. Elles ont ainsi interrompu le mouvement d’appréciation contrôlée du yuan engagé en avril 2005, qui avait permis une revalorisation de 21 % de la devise chinoise en trois ans. Le yuan a donc suivi le dollar à la baisse à partir de mars 2009, se dépréciant de 17 % par rapport à l’euro et de 12 % par rapport au yen. Si l’on tient compte de l’orientation géographique des échanges, le yuan s’est déprécié en huit mois vis-à-vis des monnaies des principaux partenaires de la Chine de 16 % en termes nominaux 2 et de 11 % en termes réels 3. De la part d’un pays ayant accumulé en dix ans 2 000 milliards de dollars de réserves de change et dont l’excédent des échanges courants approchait 10 % du PIB en 2008, une telle politique ne peut passer que pour l’expression d’un mercantilisme agressif, visant à exporter la crise en " volant les emplois " du reste du monde 4. A ce titre, elle est susceptible de dégénérer rapidement en affrontement commercial avec les Etats-Unis et l’Europe, la sous-évaluation du yuan étant l’équivalent monétaire d’un tarif à l’importation ou d’une subvention à l’exportation.

Les Occidentaux n’ont pas manqué, par ailleurs, de faire valoir que cette politique contrarie la volonté des dirigeants chinois de freiner les tendances spéculatives à l’oeuvre dans l’économie. En effet, en taux de change fixe, l’excédent de la balance courante se traduit par une augmentation correspondante de la masse monétaire. Et donc par un excès de liquidités jugé par beaucoup responsable de la spéculation boursière et immobilière.

Le point de vue chinois

Reste à comprendre pourquoi les autorités chinoises ne voient pas les choses ainsi. L’argument de la dépréciation du yuan est tout d’abord balayé d’un revers de main. S’il est vrai que la monnaie chinoise suit le dollar à la baisse depuis mars 2009, elle l’avait aussi suivi à la hausse au second semestre 2008. Ainsi, par rapport à avril 2008, le yuan ne s’est guère déprécié vis-à-vis du yen, tandis qu’il s’est apprécié de 6 % vis-à-vis de l’euro. En termes réels effectifs 5, le yuan se situait fin novembre 2009 à 14 % au-dessus de son niveau de 2005.

La Chine affirme par ailleurs jouer pleinement le jeu de la coopération internationale, puisque son taux de croissance, supérieur à 8 % en 2009, a été atteint grâce à une contribution exceptionnelle de 12 points de PIB de la demande intérieure, la différence résultant d’une contribution négative des échanges extérieurs à la croissance. En témoigne le dégonflement accéléré de son excédent courant, revenu de 11 % du PIB en 2007 à moins de 8 % en 2009, selon le Fonds monétaire international. De même, les reproches quant à la composition de la dépense publique sont jugés infondés. Le gouvernement chinois fait valoir qu’il a mis en chantier la construction de 270 000 logements sociaux, 200 000 kilomètres de routes en milieu rural et 1 500 kilomètres de voies ferrées. Des réformes sont aussi engagées en vue d’élargir la couverture des systèmes de retraite et de santé, dont les effets se feront sentir sur la durée.

Quant à l’argument sur les effets monétaires pervers d’un régime de parité fixe, il est loin d’emporter la conviction. Les autorités chinoises observent en effet que l’appréciation du taux de change nominal a exercé dans le passé un puissant effet d’attrait des capitaux étrangers, ce que confirme l’expérience récente des économies émergentes dont les monnaies s’apprécient, du Brésil à la Corée du Sud. Elle n’est donc pas moins propice à la formation de bulles spéculatives.

Pour le gouvernement chinois, la réponse aux dérapages du crédit et de l’inflation financière doit être recherchée dans la régulation bancaire, pas dans la politique de change. De fait, les autorités monétaires ont resserré ces derniers mois les normes prudentielles en matière de fonds propres, ce qui a provoqué une correction sévère des cours boursiers au troisième trimestre. Plus fondamentalement, la Chine garde en mémoire l’expérience de la libéralisation financière et de l’appréciation du yen mise en oeuvre par les autorités japonaises sous la pression américaine au milieu des années 1980. L’euphorie financière qui s’en était suivie avait nourri d’énormes bulles boursière, immobilière et foncière. Leur éclatement spectaculaire à la fin des années 1980 a précipité le Japon dans une longue période de stagnation et de déflation, dont le pays ne s’est jamais vraiment remis.

Le gouvernement chinois est bien conscient qu’à terme, le rééquilibrage de la croissance en faveur de la consommation est non seulement inéluctable mais souhaitable, et qu’il s’accompagnera d’une revalorisation du yuan. Celle-ci est toutefois jugée inopportune à court terme du fait de ses effets négatifs sur les exportations - qui ont chuté de près de 25 % en dollars courants entre l’été 2008 et l’été 2009 - et par conséquent sur l’emploi. Avec 24 millions de jeunes et de travailleurs migrants des campagnes intégrant le marché du travail chaque année, la Chine ne peut courir le risque de déstabiliser son secteur exportateur, qui constitue le principal pôle de création d’emplois de l’économie.

Faut-il alors réévaluer le yuan ? Certainement, répondent en substance les dirigeants chinois, lorsque la reprise des exportations pourra s’appuyer sur celle de la demande mondiale. Quant au rééquilibrage de la croissance mondiale, il ne peut faire l’économie d’une correction des excès financiers occidentaux, qui ont précipité l’économie mondiale au bord du gouffre.

  • 1. Voir " La Chine peut-elle tirer l’économie mondiale ? ", Alternatives Economiques, hors-série n° 80, 2e trimestre 2009.
  • 2. Le taux de change nominal est celui constaté à travers les prix courants.
  • 3. Le taux de change réel est calculé de manière à éliminer les écarts d’inflation entre pays.
  • 4. L’expression est de Paul Krugman.
  • 5. Le taux de change effectif synthétise l’évolution du change d’un pays à l’égard de l’ensemble de ses partenaires. Il est calculé en pondérant chaque taux de change bilatéral par le poids de chaque partenaire dans les échanges du pays considéré.

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