Le fantôme de la Grande Dépression
Innovations productives et financières, accroissement des inégalités et de l'endettement..., le contexte de la crise de 1929 présente des similitudes troublantes avec la situation actuelle. Bien que les conditions monétaires soient très différentes, cette crise illustre la virulence des processus de contagion quand les Etats échouent à coopérer.
L’histoire, dit-on, ne se répète pas. La puissance destructrice de la crise financière et la dégradation brutale de l’activité et de l’emploi à l’échelle mondiale depuis l’automne 2008 ne cessent cependant de réactiver dans la conscience collective le fantôme de la Grande Dépression. Par-delà les différences massives qui séparent les deux époques, le caractère mondial de la crise, les faillites bancaires qui scandent son développement et l’effondrement généralisé de la confiance ne laissent à l’analyse d’autre point de comparaison que le séisme économique des années 1930.
2009, certes, ne ressemble guère à 1929. Les politiques monétaires sont depuis longtemps affranchies du carcan de la convertibilité-or des monnaies. Le dogme de l’équilibre budgétaire n’entrave plus l’action d’aucun gouvernement. Dans nombre de nations, l’Etat-providence protège les sociétés de l’instabilité inhérente à la vie économique. L’Europe, unie, n’est plus empoisonnée par la question allemande, et la tentation isolationniste ne semble plus de mise aux Etats-Unis. En d’autres termes, le monde a su tirer, après la guerre, les leçons de la catastrophe des années 1930. Ce qui ne l’a pas empêché, avec le temps, d’oublier deux des principales d’entre elles : le caractère profondément déstabilisant de la finance lorsqu’elle est livrée à elle-même, et le caractère vital de la coopération internationale dans une économie mondialement intégrée.
Révolution technologique, inégalités et endettement
L’actualité de la crise des années 1930 réside tout d’abord dans les conditions de sa gestation. Aux Etats-Unis, épicentre de la crise financière, l’effondrement de Wall Street en octobre 1929 clôt une période de croissance exceptionnelle. Depuis le début des années 1920, le produit intérieur brut (PIB) progresse de près de 5 % par an tandis que le taux de chômage reste contenu en deçà de 5 %. L’accélération des gains de productivité, qui fait suite à la généralisation des nouvelles méthodes de production issues du taylorisme et du fordisme, s’accompagne de la diffusion de nouveaux biens de consommation de masse, dont la radio et la télévision, mais aussi la cuisinière, le réfrigérateur, etc. En dix ans, la production automobile triple, pour atteindre 5,4 millions de véhicules en 1929. Revers de la médaille, la révolution technologique s’accompagne, comme de nos jours, d’un creusement rapide des inégalités. La part du décile des revenus les plus élevés passe ainsi de 38 % du revenu national en 1920 à 46 % en 1928, tandis que les salaires ouvriers stagnent.
L’innovation ne reste pas cantonnée à la sphère productive. Dans le domaine financier, la période voit l’essor des sociétés d’investissement, dont l’activité consiste à spéculer, grâce aux fonds levés en Bourse, sur les cours des autres sociétés en faisant un usage immodéré de l’effet de levier , autrement dit de l’endettement. L’envolée des profits des sociétés, aussi bien dans l’industrie que dans la grande distribution, le pétrole et le cinéma, provoque un engouement sans précédent pour la Bourse. A Wall Street, l’indice Dow Jones décolle d’un plateau de 100 en 1924-1925 pour culminer à 381 le 3 septembre 1929. L’endettement du système privé, qui s’élevait à 120 % du PIB en 1920, explose à 230 % du PIB en 1929, un niveau qu’il ne retrouvera que dans les années 2000.
La passivité de la Fed
L’abondance des liquidités est rendue possible par la passivité de la banque centrale américaine. La Federal Reserve Board (Fed), créée en 1913, s’inquiète de la frénésie spéculative mais craint de briser la croissance. Elle soutient qu’une augmentation du taux d’escompte, à moins d’être brutale et d’étouffer l’activité, n’aurait guère d’effet sur l’offre de crédit, mais contribuerait en revanche à accroître les entrées de capitaux et donc la masse monétaire. Les déséquilibres financiers internationaux constituent en effet la trame de fond de la crise qui couve.
En Europe, la surévaluation de la livre sterling et le problème des réparations allemandes exacerbent la sensibilité des autorités par rapport aux sorties de capitaux. Dans le cadre de l’étalon-or, restauré sous une forme aménagée dans les années 1920 (voir encadré ci-dessous), la baisse des réserves de change, conséquence d’un déficit de la balance des paiements, a pour effet de contracter l’offre de monnaie, ce qui pénalise l’activité. En 1927, les dirigeants des banques centrales anglaise, française et allemande demandent instamment à la Fed de baisser son taux d’escompte afin de freiner les sorties de capitaux européens, attirés par l’envolée de Wall Street. Plus soucieuse de préserver les marchés d’exportation des firmes américaines que de brider l’inflation financière, la Fed acquiesce et ramène son taux de 4 % à... 3,5 %.
Cette décision illustre le déséquilibre profond du modèle de croissance américain. Le partage inégal des gains de productivité, qui alimente la croissance des profits au détriment des salaires, se traduit par une insuffisance de débouchés. Laquelle ne peut être compensée que par un recours accru des ménages au crédit et par la croissance des exportations. Or la faiblesse de la demande européenne dans la seconde partie des années 1920 pénalise les producteurs américains. L’activité devient ainsi de plus en plus dépendante du gonflement du crédit et des effets de richesse créés par la flambée de Wall Street. La Bourse, dont l’envolée semble justifiée dans un premier temps par la montée des profits, perd tout contact avec la réalité économique à partir de 1927. La rentabilité des placements boursiers et la demande de crédit qu’elle suscite sont telles qu’elles finissent par détourner les capitaux des entreprises vers le marché monétaire , où les taux d’intérêt atteindront jusqu’à 20 % en mars 1929. Incapable d’imposer sa volonté aux milieux d’affaires, refusant d’assumer la responsabilité de la crise désormais imminente, la Fed continuera d’alimenter le système en liquidités. Le Dow Jones, qui s’était stabilisé autour de 320 entre février et juin 1929, connaîtra une ultime flambée de près de 20 % entre juin et septembre, avant de s’effondrer en octobre.
Du krach boursier à la dépression
Entre 1929 et 1933, le revenu national américain se contracte de moitié en termes nominaux et d’un tiers en termes réels. Si le krach boursier explique la sévérité de la récession, il n’explique pas qu’elle ait dégénéré en dépression économique. L’impact immédiat du krach ne doit pas être sous-estimé. La destruction de l’épargne placée en Bourse et la ruine de plus d’un million d’investisseurs provoquent l’effondrement de la consommation, tandis que l’arrêt brutal du crédit asphyxie les entreprises. Dans les douze mois qui suivent le krach, près de 3 millions de personnes perdent leur emploi. Les doutes sur la solvabilité des banques, confrontées à une masse considérable de créances non recouvrables, incitent les particuliers à retirer leurs dépôts et à thésauriser les liquidités.
La transformation de la crise financière en crise bancaire fait basculer l’économie dans la dépression. En quatre ans, près de 11 000 banques font faillite aux Etats-Unis, sur un total de 25 600 en 1929. Les phénomènes de panique bancaire qui apparaissent à l’automne 1930 ressurgissent à la suite de la crise monétaire européenne de l’été 1931 et culmineront au printemps 1933. Ils achèvent de déstructurer le système financier et de ruiner les épargnants, soulignant une fois de plus la responsabilité de la banque centrale : elle refuse d’intervenir comme prêteur en dernier ressort et laisse les banques chuter les unes après les autres. La Fed n’assiste pas seulement sans réagir à la contraction de la masse monétaire et à la spirale déflationniste qui s’enclenche. Elle s’emploie jusqu’en 1931 à stériliser le gonflement du stock d’or provoqué par l’afflux des capitaux qui fuient l’Europe. En vendant au secteur bancaire des titres de la dette publique, elle réduit la liquidité bancaire et bloque toute augmentation de la masse monétaire.
Un temps stabilisé, le Dow Jones reprend en septembre 1930 sa chute vertigineuse jusqu’à toucher un point bas à 41 en juillet 1932 (voir graphique). Pire, après la dévaluation de la livre sterling en septembre 1931, la Fed choisira d’augmenter son taux d’intérêt, afin de défendre le dollar contre les attaques spéculatives. En 1933, alors que les prix baissent au rythme de 5 % l’an et qu’un quart de la population active est au chômage, le taux des refinancements offerts par la banque centrale est de 2,6 %, soit un taux réel de près de 8 %.
A l’aveuglement des autorités monétaires répond l’ineptie de la politique budgétaire, illustrée par la décision du président Hoover, en 1931, de procéder à une hausse substantielle des impôts, afin de " rééquilibrer le budget et de ramener la confiance ". Le rejet de tout interventionnisme à l’intérieur va paradoxalement de pair avec une résurgence du nationalisme économique. Le 17 juin 1930, le Smoot-Hawley Tariff Act relève les droits de douane sur plus de 20 000 produits importés. Les représailles européennes ne tardent pas et provoquent à leur tour l’effondrement des exportations américaines. A la conférence d’Ottawa d’août 1932, le Royaume-Uni organise le repli de l’économie britannique sur son empire et les dominions et met en place le système de la " préférence impériale ". Entre février 1929 et février 1933, le commerce international se contracte des deux tiers en valeur.
La propagation internationale de la crise
La crise des années 1930 est aussi une crise de la mondialisation. L’intégration financière internationale, mesurée par le rapport des actifs étrangers au PIB, est à la veille de la Grande Crise près de deux fois plus élevée que ce qu’elle était dans les années 1980. Dans les années 1920, les capitaux américains s’investissent massivement en Europe. A la suite du krach de Wall Street, la liquidation des portefeuilles américains en Europe a pour effet de contracter la liquidité dans les pays européens. L’Allemagne et les pays d’Europe centrale, qui dépendaient le plus des financements étrangers, sont les plus touchés. Le Royaume-Uni, affaibli par la déflation et la crise industrielle, est lui aussi très vulnérable. La France, en revanche, est relativement protégée par la bonne tenue du franc Poincaré, dont la convertibilité a été rétablie en 1928 à un taux sous-évalué.
Les tensions monétaires sont amplifiées par la contraction des importations américaines et la dégradation des soldes commerciaux. Pour freiner les sorties de capitaux et la spéculation contre les monnaies, nombre de gouvernements relèvent leurs taux d’intérêt, aggravant les tendances déflationnistes à l’oeuvre et la récession en cours. La situation est particulièrement tendue en Allemagne, où la dette extérieure est composée essentiellement de crédits à court terme et où les réparations, bien que réduites à partir d’octobre 1930 par le plan Young, font peser une charge exorbitante sur l’économie. C’est toutefois d’Autriche que part la secousse qui va ébranler l’ensemble de la finance européenne et provoquer l’effondrement du Gold Exchange Standard. Le 14 mai 1931, la faillite de la Creditanstalt, qui contrôle 70 % de l’industrie autrichienne, provoque une panique bancaire généralisée et des attaques contre la monnaie, qui obligent le gouvernement à suspendre la convertibilité du schilling. En raison des liens économiques et financiers étroits entre les deux pays, la crise se propage comme une traînée de poudre à l’Allemagne, où les retraits précipités de fonds déstabilisent les plus grandes banques. Tenu par la défense du Reichsmark, le gouvernement ne peut rien faire en juillet 1931 pour sauver de la faillite la Danat Bank, ce qui aurait supposé de libérer l’offre de monnaie.
La seule solution ne pouvait venir que d’un soutien financier international. Les Etats-Unis proposent un moratoire sur les réparations de guerre. L’Angleterre, dont les avoirs en Autriche sont désormais gelés et qui est exposée aux rapatriements des avoirs en livres sterling placés à Londres, débloque des crédits à court terme, qui ne suffisent toutefois pas à arrêter l’hémorragie. La France, en revanche, tente d’exploiter la situation pour bloquer le projet d’union douanière entre l’Autriche et l’Allemagne et tarde à répondre. En juillet, l’Allemagne, qui compte 6 millions de chômeurs, suspend la convertibilité de sa monnaie. La spéculation se reporte alors sur la livre sterling, qui est pénalisée par l’immobilisation des avoirs anglais en Allemagne. Malgré les prêts accordés par les Etats-Unis et la France, l’encaisse d’or britannique s’effondre. Le 19 septembre 1931, le Royaume-Uni abandonne l’étalon-or, ce qui provoque une dépréciation immédiate de la livre de 40 %. Il est suivi par une trentaine de pays dont les monnaies étaient liées à la livre sterling. Les Etats-Unis ne s’y résoudront qu’en avril 1933, après l’entrée en fonction de Roosevelt.
Ultime tentative de coopération internationale face à la crise, la conférence monétaire de Londres en juin 1933 échoue à produire le moindre accord sur la question cruciale des échanges commerciaux et des taux de change. La première mondialisation a vécu, et avec elle le capitalisme financier libéral. Il ne renaîtra de ses cendres qu’un demi-siècle plus tard.