Pourquoi tant de crises ?

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Les crises ont fait leur réapparition depuis deux décennies. Un retour qui s'explique par le rôle de la monnaie et des innovations et par la libéralisation financière.

Dans la période de forte et régulière croissance de l’après-Seconde Guerre mondiale, les crises bancaires avaient quasiment disparu. Le krach boursier de 1929 ne s’était pas répété et le régime de changes fixes instauré à Bretton Woods en 1944 assurait la stabilité de l’économie mondiale. Par contraste, depuis les années 1980, les crises financières ont fait leur réapparition. Elles ont frappé nombre de pays émergents et affectent aussi les pays développés, comme en témoigne la débâcle financière née de la crise des subprime aux Etats-Unis.

La double face de la monnaie

Nos économies de marché dérivent leur existence de l’acceptabilité de la monnaie comme intermédiaire nécessaire d’échanges fondamentalement décentralisés. Son introduction a deux effets sur l’économie. D’un côté, la réduction des coûts de transaction stimule les échanges qui, à leur tour, permettent la division du travail et la spécialisation. A la suite d’Adam Smith, beaucoup s’accordent pour considérer que telle est l’origine de la croissance. D’un autre côté, cependant, la séparation de l’acte d’achat de l’acte de vente introduit une incertitude quant à la correspondance automatique de l’offre et de la demande : le producteur doit anticiper a priori la demande qui lui sera adressée, et son pronostic peut se voir invalider dès lors que l’économie n’est pas stationnaire.

Ainsi s’ouvre la possibilité de crises économiques du fait des caractéristiques propres d’une économie marchande, par opposition à des crises provenant de chocs trouvant leur source en dehors de l’économie (mauvaises récoltes, guerres...). Quand l’économie de marché devient capitalisme, les échanges et l’activité de production ne sont plus que des étapes intermédiaires dans la valorisation du capital de l’entrepreneur. Lorsqu’une déconnexion de l’offre par rapport à la demande se produit, les crises marchandes puis industrielles apparaissent, toujours comme caractéristiques intrinsèques du système économique. L’histoire économique confirme qu’aux crises de pénurie à l’ancienne succèdent les crises de surproduction des premières étapes du capitalisme industriel.

Nombre de crises bancaires dans le monde, pondéré par le poids du PIB des pays touchés

Mais il est des épisodes plus graves encore, dans lesquels le mécanisme de marché lui-même s’enraye au point qu’il n’est plus possible d’assurer les échanges. La crise du crédit hypothécaire américain et ses suites illustrent la fragilité du mécanisme de marché, tout particulièrement lorsqu’il porte sur les actifs financiers. En effet, tous les investisseurs financiers voulaient acheter dans la période de spéculation, mais lorsque le marché s’est retourné, les mêmes se sont précipités pour vendre, de sorte que la possibilité d’un équilibrage de l’offre et de la demande s’est effondré, alors qu’il semblait aller de soi avant la crise. Ainsi, certains marchés mal organisés, imparfaitement contrôlés ou soumis au mimétisme peuvent s’écrouler.

Echecs du marché

Le marché s’est avéré fort efficace pour organiser les échanges de marchandises que sont les matières premières, les produits intermédiaires, les biens de consommation. Surtout si on le compare à la planification centralisée de type soviétique. En revanche, la puissance du marché a été plus problématique lorsqu’il s’est agi d’organiser les échanges en matière de travail, de monnaie et de relations avec la nature. Karl Polanyi qualifiait de fictives les marchandises correspondantes, et à sa suite une large fraction des sciences sociales s’accorde sur le caractère corrosif du marché concernant leur gestion. Clairement, la vie, support du travail, n’est pas produite en vue du marché ; l’histoire a montré les limites d’une gestion purement marchande de la monnaie et du crédit ; enfin, en l’absence de normes et de règlements spécifiques, l’activité productive conduit à la détérioration de l’environnement.

Paradoxalement, les limites du marché apparaissent le plus dans le domaine de la finance, alors même que l’on semble confronté à la figure emblématique de marchés parfaits agrégeant un ensemble d’offre et de demande au travers de cotations devenues électroniques. Mais cette apparence est trompeuse car, en matière de finance, s’échangent non pas des marchandises typiques mais des promesses et des anticipations d’une valeur future marquée par toutes les incertitudes nées de la conjonction, de comportements stratégiques, mais aussi de l’incapacité qu’ont les acteurs à calculer les conséquences de leurs décisions présentes sur leur revenu futur. Voilà pourquoi les acteurs du marché boursier, par exemple, s’avèrent incapables de calculer la valeur fondamentale - celle qui résulterait d’une analyse de l’activité réelle d’une entreprise dans son secteur - des titres qu’ils échangent, contrairement à ce que suppose la théorie standard.

Car de l’agrégation de leurs anticipations émerge une convention, un sentiment partagé, qui sert de référence à la révision des évaluations privées. Or, lorsque l’incertitude s’accroît, les acteurs sont tentés de faire davantage confiance à la convention du marché qu’à leurs propres évaluations. Dans ce cas, le marché tend à osciller entre deux évaluations extrêmes : soit très optimiste, soit excessivement pessimiste. Le basculement de l’une à l’autre se manifeste souvent par une crise financière. Bref, les marchés financiers sont intrinsèquement soumis à des crises périodiques qui peuvent se diffuser au reste de l’économie, précipitant le passage du krach financier à la récession économique, voire à la dépression. C’est d’autant plus probable que la finance occupe une place importante dans l’économie, comme le montrent tant l’histoire financière que les comparaisons internationales. C’est une première explication à la résurgence des crises depuis deux décennies.

Finance : innovation et libéralisation

Une seconde explication prend la suite de Joseph Schumpeter et de Charles Kindleberger pour insister sur le rôle des innovations réputées radicales dans l’occurrence de crises majeures. Dans la mesure où le capitalisme incite en permanence à l’innovation, périodiquement, certaines d’entre elles paraissent offrir des perspectives spécialement attractives en termes d’extension des marchés et des profits. Sur cette croyance, d’autres firmes suivent les innovateurs et s’endettent pour mettre en oeuvre plus rapidement les nouvelles techniques de production et/ou vendre les nouveaux produits. Ce faisant, elles déclenchent une phase d’expansion que la spéculation financière, la distribution accrue de crédits par les banques, amplifie. Au point de provoquer à un moment l’apparition de surcapacités, d’où une réévaluation des perspectives de profit, l’apparition de mauvaises dettes et un retournement endogène de la conjoncture économique.

Tel est le schéma qui est à l’origine de la plupart des crises financières contemporaines. Ainsi, la précipitation des banques après le premier choc pétrolier pour offrir des crédits au Mexique et aux autres pays du Sud, qui débouche sur une crise majeure. Autre type d’innovations, la libéralisation financière interne et l’ouverture aux mouvements de capitaux internationaux des économies asiatiques et latino-américaines ont déclenché autant de crises : asiatique en 1997, russe en 1998, argentine en 2001. Ce schéma concerne aussi les pays de longue tradition financière, ce dont témoignent l’éclatement de la bulle Internet aux Etats-Unis en 2000, mais aussi celle du marché hypothécaire américain depuis 2007. Tant les innovations productives que les financières peuvent donc déboucher sur des crises majeures, et la période contemporaine en est riche.

Enfin, un dernier facteur de crise n’est autre que la généralisation de la libéralisation financière et l’interdépendance croissante des systèmes nationaux. En effet, la levée des règlements qui codifiaient antérieurement l’allocation des crédits, en particulier la spécialisation des institutions financières, a suscité la multiplication des innovations à l’initiative des agents privés. Ces derniers ont invoqué la complexité des produits correspondants et la légitimité des profits tirés de ces innovations pour faire pression sur les pouvoirs politiques afin que ne soient pas introduites des réglementations et des normes encadrant leur activité. Une phase de spéculation s’est alors amorcée, au cours de laquelle les agents ont poussé jusqu’aux limites de la stabilité macroéconomique les perspectives de gains ainsi ouvertes.

Le retard de l’intervention publique

C’est le retard de l’encadrement et de la réglementation de ces nouveaux produits financiers qui est en définitive l’une des explications de la répétition des crises contemporaines. En témoignent les crises jumelles - crise de change et crise bancaire - des pays asiatiques, l’effondrement du fonds spéculatif LTCM, d’Enron ou encore la crise actuelle. Dès lors, la maîtrise des crises fait apparaître la nécessité d’une certaine re-réglementation financière. N’est-ce pas retrouver les conclusions que les économistes et les responsables politiques avaient tirées de la crise des années 1930 ? Mais est-il possible de mener aujourd’hui à l’échelle internationale ce qui fut fait à l’époque à l’intérieur de chaque espace national ?

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