Pourquoi les économistes n’ont rien vu venir

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La théorie économique dominante repose sur deux concepts majeurs, les anticipations rationnelles et les marchés efficients, qui ne permettent pas de penser les crises. Une remise en cause s'impose.

Il était une fois, un monde économique merveilleux, dans lequel le chômage involontaire était inexistant, les crises impossibles et la finance douce et bienfaisante. Un monde où la main invisible du marché engendrait la concorde générale et le bien-être pour tous. Où les seules catastrophes envisageables ne pouvaient venir que de l’Etat, accusé de vouloir se mêler de ce qui, fondamentalement, ne le regarde pas : le fonctionnement de l’économie de marché.

Ce monde-là - imaginaire - est celui décrit par les théoriciens parmi les plus respectés de l’analyse économique contemporaine. A ce titre, ils ont reçu, pour la plupart, le prix de sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel de la Banque de Suède - dit " prix Nobel d’économie ". Et ils tenaient, il y a peu encore, le haut du pavé. Ils sont aujourd’hui nettement plus discrets. A l’abri de la ligne Maginot de leurs théories, il n’est même pas sûr qu’ils aient constaté que les Panzer de la crise étaient là : leurs équations les ont rendus aveugles et certains, un peu moins aveugles, soutiennent comme d’habitude que c’est " la faute à l’Etat ". Ce monde imaginaire, rose et rassurant, on y accède par deux mots magiques, dotés chacun d’un qualificatif : anticipations rationnelles et efficacité informationnelle.

Les anticipations rationnelles

Le monde des anticipations rationnelles a été imaginé initialement par John Muth, un universitaire américain (décédé en 2005), mais c’est Robert Lucas (un autre économiste américain) qui, le premier, s’est emparé du mot (et de l’idée) pour bâtir une théorie économique. Laquelle est rapidement devenue dominante dans un monde - celui des années 1980 - où l’on se gaussait du keynésianisme et de son impuissance à stimuler autre chose que l’inflation. Robert Lucas raconte d’ailleurs que, lorsqu’on se mettait à évoquer l’analyse keynésienne, dans le monde de la recherche économique, " l’assistance se mettait à bavarder et à rire ".

Le terme d’" anticipations rationnelles ", qui fit la gloire et le succès de Lucas, ne signifie pas que les anticipations que chacun fait à propos de l’avenir se réaliseront, mais que, à un instant donné, chacun mobilise pour construire ces anticipations toute l’information existante. L’homme économique est calculateur et rationnel : il ne sait évidemment pas ce que sera l’avenir, mais il est capable de l’imaginer rationnellement, à partir de tout ce qu’il connaît, en s’appuyant non seulement sur les faits, mais aussi sur la théorie économique et les leçons de l’expérience. Evidemment, à tout instant, de nouvelles informations ou des événements viennent modifier la donne et donc les anticipations. Mais, à moins de supposer que ces informations nouvelles relèvent du " dessein intelligent " de quelque être suprême, leur arrivée dépend de phénomènes aléatoires, lesquels, justement parce qu’ils sont aléatoires, peuvent être générateurs de nouvelles anticipations plutôt à la hausse ou plutôt à la baisse.

La politique économique ne sert donc à rien : si la puissance publique baisse les taux d’intérêt pour relancer l’activité, chacun en déduira qu’il y aura davantage de monnaie, donc davantage d’inflation, et aussitôt l’inflation se produira, annulant l’effet relance visé. Si la puissance publique décide de dépenser plus qu’elle ne prélève, chacun en déduira que les impôts à venir augmenteront et s’y préparera en épargnant davantage. Dans tous les cas, le désir étatique de régulariser les fluctuations du marché par une politique contra-cyclique échoue, alors à quoi bon persister dans cette voie sans issue ? Laissons le marché faire son oeuvre, avec ses hauts et ses bas, personne ne fera mieux.

Appuyé sur des mathématiques sophistiquées, l’apport de Lucas lui valut le prix de la Banque de Suède en 1995 : il avait prouvé que l’Etat ne sert à rien en matière économique, si ce n’est à perturber inutilement le jeu des acteurs. Lucas devint la nouvelle star des podiums de recherche économique.

Les marchés efficients

Et la finance, dans tout cela ? Les subprime , la titrisation , les fonds spéculatifs et les bonus, coupables ou non coupables ? Non coupables, évidemment, Votre Honneur. Parce que les marchés financiers sont efficients . Le marché est dit " efficient " si le prix exprime alors toute l’information connue des opérateurs et reflète parfaitement les caractéristiques du titre coté : son rendement attendu (ce qu’il devrait rapporter en dividendes et en plus-value), le risque encouru, la liquidité (la capacité à pouvoir le revendre rapidement et sans coût) et, enfin, ses caractéristiques fiscales (certains titres étant plus taxés que d’autres sur les revenus ou la plus-value). Si un marché est efficient, les différences de cours entre deux titres sont le reflet exact des écarts entre les caractéristiques des titres cotés.

Mais comment, alors, expliquer les énormes fluctuations de cours qui peuvent se produire ? Et les différences de cours d’un produit à l’autre ? Les fluctuations ne sont que la conséquence des nouvelles informations qui font que chaque acteur révise, à la hausse ou à la baisse, ses anticipations, provoquant ainsi des ventes ou des achats. Quant aux différences entre le rendement financier des différents titres cotés, il reflète le niveau de risque attaché à chacun : une action rapportera plus qu’une obligation d’Etat, parce que le risque qu’une entreprise fasse faillite est plus grand que le risque qu’il en soit de même pour un Etat.

Le marché, parce qu’il est efficient, révèle ainsi le niveau de risque attaché à chaque titre financier : c’est ce qu’on appelle la " règle de Markowitz ", du nom de Harry Markowitz (prix de la Banque de Suède en 1990), économiste américain qui l’a formulée... en 1952. Si une action rapporte davantage qu’une autre, c’est forcément qu’elle est plus risquée, avança William Sharpe, autre économiste américain (et colauréat du prix suédois en 1990). Enfin, pour couronner le tout, Robert Merton et Myron Scholes, américains eux aussi, furent couronnés en 1997 pour avoir montré que les produits dérivés et les options sont un parfait système d’assurance permettant au propriétaire d’un titre de transférer le risque à un tiers, moyennant une rémunération proportionnée au risque dont le titre est porteur.

Ainsi, acquérir une option d’achat sur une action déterminée permet à son détenteur d’être assuré qu’il ne paiera pas cette action plus d’un montant déterminé par l’option ; mais il lui en coûtera le prix de l’option : c’est sa prime d’assurance. De même, les marchés de produits dérivés permettent de s’assurer contre le risque de variations du prix d’une matière première, d’une devise, d’un taux d’intérêt, d’un panier d’actions, etc. : en achetant aujourd’hui le titre lié à chacun de ces produits, je m’assure contre le risque qu’ils augmentent ; et en le vendant, je m’assure contre le risque qu’ils baissent. Il m’en coûte chaque fois quelque chose, mais le marché financier cesse alors d’être un casino.

Une régulation inutile

La seconde boucle est désormais bouclée : grâce à la rationalité des acteurs et à l’efficience des marchés, le rendement d’un titre révèle l’ampleur du risque encouru, et chacun peut alors, grâce à d’autres marchés financiers, s’assurer contre ce risque en le " refilant " à d’autres, qui sont rémunérés pour cela. Aucune bulle spéculative ne peut naître - rationalité des acteurs oblige - et le marché permet à coup sûr de connaître le risque encouru. A quoi bon des régulateurs, des superviseurs et des contrôleurs ? Ce serait mettre des grains de sable inutiles dans les rouages bien huilés d’une finance où seule la prise de risque peut expliquer des gains plus élevés que la moyenne. La théorie des marchés efficients n’a pas besoin de l’Etat, et si les bulles existent, ce n’est pas la faute des marchés ou des opérateurs voraces, c’est parce que la politique monétaire américaine a mis trop de liquidités sur le marché, poussant les pauvres à s’endetter alors qu’ils n’en avaient pas les moyens. L’Etat, vous dis-je, c’est le grand fautif.

Zoom La rationalité mimétique

Dans le chapitre XII de sa Théorie générale, Keynes, pour expliquer la façon dont les acheteurs sur les marchés financiers sélectionnent ces titres, utilise la métaphore du concours de beauté, qui est devenue célèbre : " La technique du placement [financier] peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu’il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. " Bref, faire comme tout le monde, ou comme ce que l’on pense être le comportement de la majorité, serait en réalité le mode de fonctionnement le plus fréquent sur les marchés financiers.

Et c’est même le plus rationnel, explique André Orléan, l’un des économistes qui récusent l’hypothèse d’efficience informationnelle. Les investisseurs opèrent en effet dans un contexte d’incertitude radicale, où l’enjeu, pour eux, consiste à prévoir les prix futurs. Or cette évolution dépend du comportement de tous les autres opérateurs. Le problème de l’investisseur est donc de savoir comment les autres vont réagir à un événement donné. C’est cela qui importe pour lui et non ce qu’il pense du niveau des " vraies valeurs ". S’il estime que le marché va monter, il achète, s’il estime qu’il va baisser, il vend, indépendamment de sa propre conviction sur la surévaluation ou la sous-évaluation des actifs. Ce comportement mimétique qui consiste à s’aligner sur l’opinion moyenne est parfaitement rationnel individuellement, mais peut se révéler désastreux collectivement puisqu’il provoque des bulles, et que ces bulles finissent par éclater. Même l’acteur qui a parfaitement identifié une bulle a intérêt à la suivre tant qu’il ne prévoit pas le déclenchement imminent du krach. Le marché est donc intrinsèquement inefficient, puisque le jugement de chacun n’engendre pas un optimum collectif, comme le voudrait la théorie libérale.

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