Minsky, une interprétation prémonitoire des crises

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La crise a fait redécouvrir les analyses de l'économiste américain Hyman Minsky sur l'instabilité intrinsèque du capitalisme. Celui-ci montre notamment que les crises sont d'autant plus sévères que la phase d'expansion précédente a été longue.

La crise financière a redonné vigueur aux analyses de John Maynard Keynes et de ses disciples, qu’il s’agisse de Charles Kindleberger et de son approche historique des crises, de John Kenneth Galbraith et de son interprétation de la crise de 1929, dont les échos nous sont particulièrement sensibles aujourd’hui, ou de Hyman Minsky, dont l’hypothèse d’une instabilité financière intrinsèque du capitalisme apparaît désormais prémonitoire.

Fils de deux militants socialistes, Minsky a rédigé sa thèse sous la direction de Joseph Schumpeter et de Wassily Leontief, dont les visions globales du capitalisme eurent une grande influence. Ses nombreux travaux (une centaine d’articles) et son livre majeur, Stabilizing an Unstable Economy, publié en 1986, eurent un certain retentissement aux Etats-Unis. Ses séminaires à l’université de Berkeley, auxquels participaient des banquiers, lui permirent d’élaborer sa fameuse " hypothèse d’instabilité financière ".

Un schéma d’analyse très keynésien

Selon Minsky, qui reprend à son compte la vision pessimiste de la finance de Keynes, l’instabilité des marchés financiers est endogène, en d’autres termes elle est inhérente au comportement des acteurs financiers et des entreprises. Le principal mécanisme qui pousse l’économie capitaliste vers l’instabilité financière et vers les cycles économiques est l’accumulation de la dette par les entreprises.

Minsky distingue trois types de comportements en ce qui concerne le financement des investissements : le financement couvert (hedge financing), dans lequel le paiement des intérêts et du principal de la dette est couvert par le rendement attendu de l’investissement ; le financement spéculatif (speculative financing), où le rendement anticipé de l’investissement ne couvre que le paiement des intérêts, la dette étant constamment reconduite ; le financement à la Ponzi (Ponzi financing), où les revenus de l’investissement ne permettent même pas de couvrir les charges d’intérêt, la survie du projet dépendant de la possibilité de s’endetter encore plus, ou de vendre des actifs. Le terme Ponzi vient du nom de l’escroc (un précurseur de Madoff...) qui, dans les années 1920, a ruiné des épargnants bostoniens en leur proposant des rendements exceptionnels fondés sur un système de financement par cavalerie.

Le fonctionnement des marchés est tel que les perspectives de gains financiers attirent inévitablement des acteurs spéculateurs et Ponzi, ce qui accroît la probabilité de crise. C’est exactement ce que Keynes voulait dire dans le chapitre XII de sa Théorie générale, quand il écrivait : " Lorsque l’organisation des marchés se développe, l’activité de spéculer l’emporte sur l’activité d’entreprendre. "

L’hypothèse d’instabilité financière

L’hypothèse d’instabilité financière, qui est au coeur de la théorie de Minsky, peut se formuler ainsi : le système financier est caractérisé par un mouvement alterné de phases de stabilité et d’instabilité du fait des interactions entre les différents types de comportements financiers. Ces basculements sont à l’origine des cycles économiques, c’est-à-dire des phases successives d’expansion et de récession.

Dans la phase ascendante du cycle, le financement couvert l’emporte. Mais l’activité se développant, la vigilance privée et publique se relâche, l’endettement s’accélère, finançant des projets de plus en plus spéculatifs. La montée de la spéculation et de l’endettement engendre des risques de hausses de prix importantes, ce qui amène les autorités monétaires à lutter contre l’inflation par une politique restrictive. C’est alors que les unités spéculatives sont fragilisées et deviennent Ponzi. Celles-ci sont amenées à emprunter pour rembourser leur dette passée et pour payer leur charge d’intérêt. Puis elles commencent à vendre leurs actifs pour se financer, ce qui engendre une baisse des prix de ces actifs. Une défiance généralisée s’installe alors sur la valeur des actifs, ce qui entraîne un risque d’effondrement des marchés. La seule solution est une intervention en urgence de la banque centrale, agissant en tant que prêteur en dernier ressort , pour apporter au marché la liquidité dont il a besoin.

L’observation des faits semble corroborer l’hypothèse d’une instabilité fondamentale de la finance proposée par Minsky. On constate en effet que l’économie mondiale a été frappée depuis la fin du XXe siècle par une succession ininterrompue de crises financières. Les pays capitalistes vont de bulle en bulle : à la bulle Internet, qui implosa en 2000, a succédé la bulle immobilière au début des années 2000, suivie de la bulle sur les matières premières à partir de 2007. Ces bulles s’enchaînent les unes aux autres à mesure que la spéculation se développe et dégénère en finance Ponzi. Enron, Worldcom, Vivendi-Universal... sont les acteurs Ponzi de la bulle Internet, tandis que Bear Stearns, AIG et Lehman Brothers sont les acteurs Ponzi associés à la bulle immobilière récente.

On constate également que - conformément à l’intuition de Minsky - l’accumulation de la dette joue un rôle central dans le processus d’instabilité et de crises financières. C’est parce que les ménages américains ont contracté une dette excessive et sont devenus insolvables que la crise financière a éclaté en 2007. L’originalité de la crise actuelle, par rapport au processus décrit par Minsky, est que ce sont cette fois-ci les ménages (et non les entreprises) qui sont touchés par la crise de la dette. Les ménages américains se sont comportés comme des agents Ponzi, dans la mesure où ils se sont endettés au-delà de leurs capacités.

Plusieurs facteurs expliquent cette conduite. D’abord, la libéralisation financière, qui a amené les autorités américaines à supprimer les règles qui protégeaient les ménages contre le surendettement. Ensuite, le comportement de maximisation des profits des intermédiaires financiers, qui a conduit ceux-ci à proposer des produits financiers plus innovants qui se sont révélés très pervers. C’est le cas des prêts rechargeables à taux variables, qui mettent en difficulté les emprunteurs dès qu’il y a une hausse non anticipée des taux d’intérêt.

Or la Fed - la Federal Reserve, la banque centrale américaine - a agi exactement comme le prévoit Minsky dans son schéma d’analyse. Celle-ci a augmenté brutalement ses taux directeurs à partir de 2004, pour essayer de freiner la montée de la dette et la hausse des prix immobiliers. Résultat : les ménages américains ont été pris à la gorge par la hausse de leurs charges financières indexées sur les taux d’intérêt. Les plus modestes sont devenus insolvables. Leurs maisons ont été mises en vente pour permettre aux banquiers d’être remboursés, ce qui a provoqué l’implosion de la bulle immobilière.

Expansion longue, chute brutale

En fidèle disciple de Schumpeter qui s’intéressait aux cycles longs du capitalisme, Minsky a développé une approche à long terme du processus d’instabilité financière qui apparaît particulièrement adaptée à la crise actuelle.

L’idée de départ est simple : lorsque les économies capitalistes connaissent des phases d’expansion longues, les déséquilibres et l’endettement deviennent très importants, et la phase d’ajustement est alors très violente. Exprimé autrement : les cycles économiques courts (de quelques années seulement) sont utiles pour assainir les économies, dans la mesure où chaque phase de ralentissement permet d’éliminer les unités les plus fragiles (en particulier les acteurs Ponzi). Mais moins les ajustements sont nombreux, plus ils sont profonds.

Or que constate-t-on ? Depuis le début des années 1980, les principales économies (en particulier les Etats-Unis) ont connu une phase de croissance particulièrement longue, avec seulement deux épisodes de ralentissement, au début des années 1990 et des années 2000. Ce qui contraste fortement avec les décennies antérieures qui avaient été caractérisées par des cycles beaucoup plus fréquents. Les économistes expliquent le plus souvent cette atténuation récente des cycles conjoncturels par des politiques économiques (monétaires et budgétaires) devenues durablement accommodantes. Ainsi, on a assisté à une baisse spectaculaire des taux d’intérêt (nominaux), que les banques centrales ont favorisée à mesure que l’inflation ralentissait dans la plupart des pays depuis les années 1980. Mais, symétriquement, le niveau d’endettement des ménages a fortement augmenté, passant, de 1980 à 2005, d’environ 35 % à 85 % du revenu disponible dans les pays de l’Union européenne.

L’analyse de Minsky jette un éclairage particulièrement lumineux sur la crise actuelle. Sa gravité serait la conséquence de la phase exceptionnellement longue d’expansion depuis le début des années 1980, qui a vu s’accumuler des déséquilibres qui n’ont pas été corrigés, en particulier l’accumulation d’une dette excessive des ménages. Lorsque les économies connaissent des phases d’expansion longues, des comportements optimistes, socialement construits donc largement répandus, se mettent en place, qui tendent à sous-estimer les risques et conduisent inévitablement à des structures financières très fragiles. Ce qui conduit à une brutalité du retournement de l’économie au moindre choc, par exemple suite à une hausse des taux d’intérêt décidée par les autorités monétaires.

La conclusion que Minsky tirait de son analyse, et qui est d’une grande actualité, est que les autorités ne peuvent plus se contenter de réguler le crédit par le seul instrument des taux d’intérêt. Celles-ci doivent mettre en oeuvre une réglementation financière stricte. Et les Etats doivent aussi négocier leur aide aux banques contre un rôle actif, voire un contrôle public, du secteur financier. N’est-ce pas en ces termes que se pose aujourd’hui la question de l’avenir du système financier ?

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