La finance est-elle sous contrôle ?

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Ministres des Finances et banquiers centraux semblent vouloir aller loin dans l'approfondissement du contrôle des banques. De son côté, la régulation des marchés de produits dérivés, des fonds spéculatifs et des paradis fiscaux avance également, mais trop mollement. Le chantier de la régulation de la finance ne doit pourtant pas s'arrêter à mi-chemin.

La faillite de Lehman Brothers a conduit le système bancaire mondial au bord du gouffre. Les ministres des Finances et les banquiers centraux ne veulent plus revoir cela. Ils ont donc ouvert en 2009 de nombreux chantiers de régulation susceptibles de transformer radicalement le paysage réglementaire et l’activité des banques. Nombre de propositions étaient déjà dans les cartons. Il y a en effet plusieurs années que la Banque des règlements internationaux (BRI), le club des banquiers centraux, prévenait de l’imminence d’un dérapage. Aussi, dès l’automne 2008, quelques semaines après la panique liée à la faillite de Lehman Brothers, ses experts ont-ils présenté plusieurs projets de régulation, comme s’ils n’avaient attendu qu’une bonne occasion de les mettre en avant. Au niveau des grands principes, ces projets ont été validés politiquement par le G20 réuni à Londres en avril 2009.

Ces propositions ont été affinées six mois plus tard à la réunion de Pittsburgh. Exprimées dans un charabia technique impénétrable pour le commun des mortels, elles sont invendables auprès des opinions publiques. Les chefs d’Etat préfèrent alors parler des bonus des traders... Certes, le sujet n’est pas sans importance : mieux vaut que les principes de rémunération des grands spéculateurs ne les incitent pas à prendre des paris insensés, très rémunérateurs en cas de gains, sans avoir à en subir les conséquences en cas de perte ! Fini les bonus garantis sur plusieurs années ; moins de paiement en cash et plus en actions pour intéresser les traders à l’avenir de leur entreprise, etc.

Rien de bien révolutionnaire en fait. Notamment pour les grandes banques françaises qui appliquaient déjà ces principes. Mais l’essentiel n’est pas là. Les bonus des traders ne sont que la partie émergée de l’iceberg des profits bancaires : lorsqu’un pari spéculatif est gagné, la règle est 20 % pour le trader et 80 % pour la banque. Les traders ont certes profité du boom spéculatif pour réclamer davantage : en présentant ses résultats pour 2009 en février 2010, BNP Paribas a avoué qu’avant la crise, ses traders se voyaient redistribuer 40 % des profits réalisés sur les marchés financiers. Mais si l’on veut limiter l’excès de rémunération des traders, il faut les empêcher de dégager des revenus faramineux en prenant des paris risqués. Ce qu’il faut donc, c’est encadrer directement l’activité des institutions financières.

Montant des bonus distribués à la City londonienne et à Wall Street, en milliards de dollars

Du côté des banques, les régulateurs, adoubés par les chefs d’Etat à Pittsburgh, n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Un nouveau cadre réglementaire plus contraignant est bien en train de se mettre en place. Mais mieux encadrer les banques ne suffit pas, il faut aussi limiter leur terrain de jeu. Or le contrôle des risques liés aux produits dérivés, aux fonds spéculatifs et aux paradis fiscaux avance lentement. Tour d’horizon de l’état des grands chantiers en cours.

1. La stabilité financière, nouvelle mission des banques centrales

Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), le répète souvent : son objectif premier est d’assurer la stabilité des prix. Comprenez la stabilité des prix des biens, ceux que vous achetez dans votre supermarché. Pas celle du prix des actions en Bourse, des maisons et de tous les produits financiers sophistiqués avec lesquels jouent les banquiers, les fonds spéculatifs, etc.

Jusqu’à présent, les banquiers centraux disaient même qu’ils n’avaient pas à se préoccuper de ces prix-là, car dans une économie où l’inflation des prix des biens est maîtrisée, tout le monde est tellement confiant dans l’avenir qu’il ne peut y avoir que de petits mouvements d’agitation sur les marchés financiers. Manque de chance, la crise de la nouvelle économie à la fin des années 1990 et celle des subprime sont venues montrer que l’on pouvait avoir en même temps une inflation parfaitement maîtrisée et des bulles sur le prix des actifs. Et quand elles éclatent, elles provoquent de sérieux dégâts.

Le G20 en a pris acte. D’abord institutionnellement, en donnant des responsabilités élargies au Forum de stabilité financière (FSF), désormais renommé Conseil de stabilité financière (Financial Stability Board, FSB). " Le rôle du FSB sera de construire une doctrine commune des grandes banques centrales en matière de politique macroprudentielle, telle que le principe en est affirmé par le G20 ", commente Michel Aglietta, professeur à l’université Paris-Ouest.

Zoom La gouvernance financière mondiale s’organise

La crise des subprime entraîne une vaste réorganisation de l’architecture des institutions en charge de la régulation financière internationale. Tout en haut, se trouve désormais le Financial Stability Board (FSB), le Conseil de stabilité financière. Il est l’héritier du Forum de stabilité financière, créé après la crise asiatique de 1997-1998 pour mieux surveiller la finance... Cette fois, le FSB - qui rassemble les banques centrales, les régulateurs des banques, des Bourses, des assurances, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque des règlements internationaux (BRI) et les ministères des Finances - a pris un poids technique et politique important. Comme l’avouait récemment un haut fonctionnaire de Bercy, " c’est là que ça se passe ".

Chaque pays devra ensuite traduire concrètement les évolutions décidées. Ce qui, là encore, provoque en ce moment de grands changements.

Un nouveau Conseil européen du risque systémique (Cers) a été créé et doit devenir opérationnel cette année. Dominé par les banques centrales, il a en charge la surveillance des risques qui pèsent sur la stabilité du système financier européen dans son ensemble (politique macroprudentielle). A ses côtés, un Système européen de surveillance financière (SESF) observe les établissements financiers (politique microprudentielle) en coordonnant un réseau de superviseurs nationaux, en coopération avec trois nouvelles entités européennes de contrôle des banques, des assurances et des Bourses.

Aux Etats-Unis, la Réserve fédérale a dû accepter en octobre 2009 de ne pas devenir le régulateur financier central. Les membres du Congrès ont en effet refusé, en raison de ses responsabilités dans la crise, une nouvelle architecture du système de contrôle qui lui faisait la part belle. Une sorte de conseil du risque systémique coordonnant un grand nombre de régulateurs financiers américains devrait donc être instauré cette année sous la direction du secrétaire au Trésor, l’équivalent américain du ministre des Finances.

Toutes ces nouvelles autorités publiques doivent encore trouver leur place. Une chose est sûre : les grands Etats créent les institutions à même d’assurer de manière coordonnée et pérenne une surveillance verticale (du local au mondial) et horizontale (des banques aux marchés) de la finance mondialisée. Reste à savoir s’ils iront jusqu’au bout de leur démarche.

Macroprudentiel : le gros mot est lâché. Traduction : " Cela veut dire que les banques doivent en permanence être en alerte face aux dérapages de la distribution de crédits dans leur économie ", explique l’économiste. En effet, les crises financières de grande magnitude sont celles où les banques ont nourri les dérapages par une distribution inconsidérée de crédits. D’où l’idée de définir une progression " normale " du crédit dans une économie, en fonction de son potentiel de croissance. Puis de repérer le moment où le crédit s’emballe et devient excessif au regard de cette norme, signe que les banques sont sûrement en train d’alimenter une bulle spéculative. L’étape suivante consiste alors à pointer les établissements financiers qui participent à cette bulle et à leur imposer de mettre davantage de capital de côté pour faire face à l’accroissement des risques qu’ils sont en train de prendre. Ce qui cassera la rentabilité des crédits, les fera diminuer et crèvera la bulle avant qu’elle ne devienne importante.

Zoom Les deux approches du contrôle des banques

Jusqu’à présent, le contrôle des banques était " microprudentiel " : il s’agissait de vérifier que chaque banque prise individuellement était en bonne santé et avait mis assez d’argent de côté (du capital) pour faire face à d’éventuels problèmes. Ce genre de supervision repose sur l’idée que les gros problèmes que peuvent rencontrer les établissements financiers viennent surtout de l’extérieur du système financier (un ralentissement de la croissance qui empêche les emprunteurs de rembourser leurs prêts, une poussée d’inflation qui secoue les marchés, etc.) et que les relations entre les acteurs financiers ne représentent pas un enjeu crucial du moment que chaque banque est bien gérée.

Les deux approches du contrôle des banques (tableau)

Avec la crise des subprime, cette approche a montré toutes ses insuffisances. En dépit du fait que Lehman Brothers était loin d’être le plus gros acteur des marchés, sa faillite, de par les milliers de transactions dans lesquelles elle était engagée avec les autres acteurs, a créé un mois de panique qui a failli emporter l’ensemble du système bancaire américain et mondial. Que les banques aient été bien protégées individuellement ou pas, elles ont toutes failli y passer. C’est ce qu’on appelle le risque systémique : un problème local peut devenir global et menacer l’ensemble du système. D’où la nécessité de mettre également en place un contrôle macroprudentiel.

En pratique, la chose est délicate à mettre en place. Comment définir une progression " normale " de crédits ? Comment savoir si les crédits distribués par telle ou telle banque alimentent ou non un risque systémique ? Qui, en Europe notamment, se verra doté du pouvoir d’imposer à tel ou tel établissement bancaire d’augmenter ses contraintes en capital ? Il faudra encore plusieurs mois pour rendre opérationnelle cette nouvelle politique qui porte en germe un contrôle public de la dynamique de distribution de crédits par les banques.

Ecarts en points de pourcentage par rapport à une norme de ratio de fonds propres durs de 8 %, prévisions pour 2011

Lecture : toutes les grandes banques savent qu’elles devront accroître sérieusement le montant de leur capital pour se conformer aux nouvelles normes de fonds propres. Plusieurs d’entre elles, dont le Crédit suisse, UBS ou BNP Paribas s’y sont déjà préparées. D’autres, telles que la Royal Bank of Scotland ou Dexia sont en retard.

Ecarts en points de pourcentage par rapport à une norme de ratio de fonds propres durs de 8 %, prévisions pour 2011

Lecture : toutes les grandes banques savent qu’elles devront accroître sérieusement le montant de leur capital pour se conformer aux nouvelles normes de fonds propres. Plusieurs d’entre elles, dont le Crédit suisse, UBS ou BNP Paribas s’y sont déjà préparées. D’autres, telles que la Royal Bank of Scotland ou Dexia sont en retard.

2. Faire payer les banques plutôt que les contribuables

Les banquiers peuvent dormir tranquilles : la panique qui a suivi la faillite de Lehman Brothers a été telle qu’aucun gouvernement, confronté à une nouvelle crise, ne prendrait le risque de laisser tomber un établissement important par la taille ou par ses connexions à d’autres établissements. C’est ce que les économistes appellent l’aléa moral : les grosses banques, les gros fonds spéculatifs, les grosses compagnies d’assurances savent désormais qu’ils peuvent prendre les paris les plus fous : en cas de pépin, les pouvoirs publics seront toujours là pour leur porter secours. Les contribuables paieront. Une véritable incitation à la débauche...

Il faut donc les contraindre à la prudence. Comment ? Au moyen d’une politique microprudentielle cette fois, c’est-à-dire qui encadre chaque établissement individuellement. Les régulateurs vont d’abord leur demander de mettre davantage de capital de côté quand tout va bien. Il s’agit de freiner l’exubérance de crédits dans les phases d’euphorie, mais aussi de constituer des réserves plus importantes pour faire face aux retournements de conjoncture. On a bien vu, dès 2007, les difficultés des banques à lever du capital supplémentaire pour éponger leurs pertes et rééquilibrer leur bilan. Les investisseurs n’étaient plus très chauds pour mettre leurs billes dans des entreprises en difficulté. L’idée est donc de demander aux banques de renforcer leur capital plus tôt, quand tout va bien, pour faire face aux problèmes éventuels de demain.

Les banques devront également améliorer la qualité de leurs fonds propres. En effet, " la notion de fonds propres était devenue assez floue ", constate Michel Aglietta. On comptait non seulement le capital stricto sensu, c’est-à-dire les fonds apportés par les actionnaires, mais aussi certaines obligations de long terme, notamment des " titres hybrides " . Or le ratio de fonds propres (capital/prêts) imposé aux banques par la BRI était de 8 %, mais le sous-ratio mettant en rapport les engagements de la banque et ses fonds propres " durs ", c’est-à-dire son capital au sens strict, n’était que de 4 %.

La crise a balayé toutes ces subtilités. D’abord, la BRI devrait porter ce sous-ratio de 4 % à 8 %, la norme minimale qui est en train de s’imposer sur les marchés. Ensuite, elle entend mettre en oeuvre un nouveau ratio de levier " pur ", rapport entre le total de l’activité des banques et leurs fonds propres. Au Canada, ce ratio réglementaire est fixé à 20. Juste avant la crise, il se situait à 30 pour certaines banques commerciales américaines et européennes et à 40 pour les banques d’investissement.

Comme l’a indiqué clairement Jean-Claude Trichet, l’objectif d’un tel ratio est de " freiner la croissance excessive des bilans ". Toutes les grandes banques savent donc désormais que si elles veulent continuer à prêter ou à jouer sur les marchés, elles devront accroître sérieusement le montant de leur capital. Plusieurs d’entre elles, aux Etats-Unis, en Suisse et en France, ont pris les devants. D’autres prennent déjà du retard.

L’addition de toutes les nouvelles mesures étant coûteuse, les régulateurs ont promis de ne pas les mettre complètement en oeuvre avant 2012 et les négociations vont bon train entre régulateurs publics et grandes banques privées. Tout n’est donc pas réglé. Appliquer ce nouveau champ réglementaire de manière identique partout dans le monde suppose notamment que toutes les banques comptabilisent leurs activités de la même façon. Or la convergence des systèmes comptables et prudentiels entre les Etats-Unis et l’Europe est loin d’être acquise. Par exemple, le ratio de levier pur de la BRI devrait s’appliquer en Europe à toutes les activités des banques, y compris le hors-bilan, mais pas aux Etats-Unis, pays dont les banques n’appliquent toujours pas les règles de la BRI liées aux fonds propres (les Américains ont promis de les mettre en oeuvre rapidement).

3. Les banques peuvent aussi mourir

En cas de panique généralisée, il y a peu de chances que, quel que soit le niveau de capital accumulé, celui-ci s’avère suffisant. Si l’Etat n’accepte plus de laisser un gros établissement faire faillite, les contribuables devront toujours en être de leur poche. D’où l’idée - subtile - de faire comprendre aux banques que s’il n’est pas question de les abandonner à leur sort au vu des dégâts que cela provoque, il est tout à fait envisageable de les liquider rapidement sans que cela pèse trop sur la bonne marche du système de crédit, et donc de l’économie. Et tant pis pour leurs actionnaires.

Pour faciliter leur liquidation, les banques devront écrire un " testament " (living wills). Autrement dit un document dans lequel elles clarifient l’ensemble de leur structure capitalistique, afin de permettre un dénouement aisé de toutes les transactions et un dépeçage rapide de la bête. En effet, ce que l’on appelait " la " banque Lehman Brothers, dont la faillite a déclenché la crise en septembre 2008, était en fait composée de près de 3 000 entités juridiques différentes entre lesquelles se nouaient d’incestueuses connexions. Avec pour objectifs, premièrement, de faire apparaître les profits dans les filiales les moins taxées et ainsi d’éviter de payer des impôts, et, deuxièmement, de masquer les risques. Résultat : un an après la faillite de Lehman Brothers, le cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers, mandaté pour démêler l’écheveau des créances et des dettes de la seule filiale londonienne, a annoncé qu’il lui faudrait trois ans pour mettre tout à plat et une dizaine d’années pour tout régler !

Connaître avec précision l’organisation d’une banque permettrait aux autorités publiques de repérer rapidement quelles entités de l’établissement continuent à bien se porter, quelles parties sont essentielles au bon fonctionnement de l’économie et doivent être aidées, et lesquelles sont au bord du gouffre et peuvent être mises en faillite aux frais des actionnaires. En gros, ne soutenir que les activités de banque commerciale et leurs crédits à l’économie, et laisser tomber les parties spéculatives. C’est une sorte de retour discret du Glass-Steagall Act, la loi américaine de 1933 qui imposait une distinction entre les activités de banque de détail et celles de banque d’affaires.

4. Incertitudes sur les produits dérivés

Un vrai contrôle de la finance internationale ne peut s’arrêter aux banques. Si celles-ci, via les crédits qui nourrissent les bulles, sont des acteurs clés des dérapages de la finance, elles ne sont pas les seules. Les fonds spéculatifs, qui empruntent beaucoup pour jouer, généralement en toute opacité, peuvent être demain à l’origine de gros ennuis. Banques et fonds posent d’autant plus problème que leur terrain de jeu, les marchés de produits dérivés, est très mal contrôlé. Et si les paradis fiscaux ont été fortement attaqués comme sources d’évasion et de fraude fiscales, leur rôle déstabilisateur n’a pas encore été complètement reconnu. Indéniablement, sur ces trois dossiers - fonds spéculatifs, produits dérivés, paradis fiscaux -, la régulation avance. Mais de manière encore trop floue et incertaine.

Zoom La mise en place de contre-pouvoirs dans les banques est toujours en attente

" La meilleure réglementation n’arrivera à rien si le problème de la gouvernance n’est pas surmonté ", estime l’économiste Michel Aglietta. Pour lui, les prises de risques excessifs comme les rémunérations extravagantes des traders et des dirigeants des banques sont le symptôme de la capture du pouvoir par un petit groupe. Elles traduisent un problème majeur : l’absence de contre-pouvoir organisé dans les banques. Ici, plus encore qu’ailleurs, le principe de la valeur actionnariale (le contrôle des actionnaires sur les dirigeants) a failli.

Pour ne pas retomber dans de nouvelles dérives, il faudrait des administrateurs vraiment compétents, mais surtout une présidence d’établissement séparée de la direction opérationnelle. Les acteurs du contrôle des risques et les comités de rémunération devraient être placés sous la responsabilité de la présidence du conseil d’administration, de sorte qu’ils ne soient pas " capturés " par les dirigeants opérationnels.

Pour avancer dans ce domaine, Michel Aglietta compte sur le réveil des investisseurs institutionnels - assurances, fonds de pension, etc., qui sont les actionnaires dominants des banques - pour se mettre à exercer un réel contrôle des dirigeants opérationnels, avec une priorité donnée aux performances de long terme. Ce qui implique entre autres un changement des politiques de rémunération à la performance, dans le calcul des bonus et les conditions d’exercice des stock-options.

Un meilleur contrôle des risques liés aux marchés financiers passe d’abord par un encadrement du fonctionnement des marchés de produits dérivés . Impossible en effet aujourd’hui de savoir avec précision qui prend des risques sur ces marchés et à quelle hauteur. Car la très grande majorité des transactions s’y effectue de gré à gré, c’est-à-dire de manière bilatérale et opaque entre acteurs financiers. Ainsi, au moment de la faillite de Lehman Brothers, les opérateurs de marché pensaient qu’il y avait en circulation pour 400 milliards de dollars de CDS sur Lehman. La surestimation de ce montant a conduit à la panique des investisseurs, car chacun craignait de nouvelles faillites bancaires à la suite de Lehman Brothers. En fait, il n’y en avait que 72 milliards en circulation. Et au final, une fois éliminés les contrats redondants (A doit à B, qui doit à C), un solde de 6 milliards de dollars, qui a été effectivement payé par les vendeurs de CDS.

Les régulateurs veulent rendre ces marchés plus transparents : sur les volumes échangés, sur les prix pratiqués, sur les risques pris. Pour cela, ils souhaitent que les échanges s’organisent de plus en plus au sein de chambres de compensation, des institutions privées dont les acteurs financiers sont les actionnaires et qui jouent le rôle de notaires enregistrant les transactions. Elles veillent à ce que tous les joueurs aient de quoi payer au cas où ils perdraient leurs paris. A cette fin, elles leur demandent de déposer du cash ou des actifs financiers, ce que l’on appelle un " collatéral ". Enfin, elles se portent garantes si l’un des joueurs fait faillite ou ne peut payer les autres. Les régulateurs devront alors surveiller qu’elles aient assez de capital pour faire face à une crise éventuelle.

Bien entendu, passer par une chambre de compensation coûte plus cher puisqu’il faut laisser des garanties dont le montant est réévalué chaque jour en fonction de l’évolution des marchés. De quoi accroître le coût de la spéculation. Les acteurs financiers font donc de la résistance, au motif que leurs produits financiers sont à ce point sur mesure qu’il est difficile de fixer le montant adéquat du collatéral, car il n’y a pas de marché de référence pour ces produits très sophistiqués. La Banque des règlements internationaux évoque alors l’idée d’un registre des transactions, obligatoire, qui lui permettrait quand même de mieux savoir qui prend quels risques et à quelle hauteur.

L’avenir de la régulation des marchés de produits dérivés n’est pas encore écrit. En décembre 2009, la Chambre des représentants a voté aux Etats-Unis un texte allant dans le sens de cette nouvelle organisation des marchés. Le Sénat doit débattre du sujet et il faudra plusieurs mois aux parlementaires américains pour se mettre d’accord. L’Europe souhaite avancer dans le même sens. Compte tenu des importants profits réalisés sur ces marchés, les acteurs financiers exercent depuis l’an dernier un puissant lobbying des deux côtés de l’Atlantique pour tenter de limiter la portée de ces nouvelles régulations.

5. Bataille autour des fonds spéculatifs

L’industrie des fonds spéculatifs a fait partie des perdants de la première année de crise. 10 % de ces fonds ont été emportés dans la tourmente. Ceci explique peut-être pourquoi leur régulation ne fait pas partie des priorités mondiales. Ils n’ont cependant pas été oubliés. La définition des politiques macroprudentielles (voir point 1) inclut la surveillance des gros fonds susceptibles de mettre en péril par leur défaillance l’ensemble des systèmes financiers. Reste le problème de ceux qui, individuellement, sont trop petits pour que leur faillite individuelle ait un impact global, mais qui agissent comme un groupe moutonnier : " En cas de crise et de difficulté à obtenir un renouvellement de leurs financements, ils vendent tous ensemble les mêmes actifs, au même moment, pour obtenir de la liquidité ", met en garde Michel Aglietta.

Côté américain, le débat sur la possibilité d’encadrer directement les fonds spéculatifs n’avance pas, mais le président Barack Obama a présenté en janvier 2010 un projet de loi visant à interdire à toutes les banques qui bénéficient d’une garantie publique de pouvoir " détenir, investir ou soutenir " un fonds spéculatif ou de private equity .

Sous l’impulsion notamment de la France, l’Europe a avancé plus vite avec un projet de directive présenté par la Commission européenne en avril 2009. Mais ce projet n’envisage que de contrôler les gestionnaires des fonds et pas les fonds eux-mêmes : il laisse ainsi la porte ouverte aux acteurs opaques domiciliés dans les paradis fiscaux. Cela n’empêche pas les fonds installés à Londres de se battre contre le nouveau pouvoir de régulation qui serait donné à la Commission : une bataille d’influences s’est engagée entre la City, le Parlement européen, le Conseil des ministres et la Commission, dont on connaîtra le résultat dans le courant de cette année.

6. Paradis fiscaux : une régulation insuffisante

La lutte contre les paradis fiscaux lancée par le G20 en 2009 est paradoxale. Les pays du G20 ont su forcer ces territoires à lever en partie leur secret bancaire pour mieux traquer l’argent des riches individus fraudeurs, mais ils n’ont pas voulu s’attaquer aux pratiques fiscales douteuses des multinationales, ni aux activités des institutions financières.

Chercher à mettre la main sur des recettes fiscales en période de fort déficit budgétaire est compréhensible. Mais alors, pourquoi s’arrêter aux particuliers alors que les pratiques des entreprises représentent de l’avis des experts des sommes beaucoup plus importantes ? En France, par exemple, selon un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires de la fin 2009 1, les entreprises françaises sont très loin de payer le taux officiel d’imposition de leurs bénéfices, fixé à 33,3 %. Leur taux d’imposition effectif (les impôts sur les bénéfices ramenés à l’excédent net d’exploitation) se situe en effet en moyenne à 18 %. Et à 8 % seulement pour les entreprises du CAC 40 !

Le G20 ne s’est pas mobilisé contre ce genre de pratiques. Le Royaume-Uni mène pourtant une bataille politique intéressante en la matière, avec la promotion d’une comptabilité pays par pays. Pour chaque territoire où elles sont installées, les grandes entreprises devraient communiquer leur chiffre d’affaires, le nombre de personnes employées, les profits réalisés et les impôts payés. Les pays utilisés pour minimiser les impôts apparaîtraient immédiatement. Une étude du Sénat américain de l’été 2009 montre que les industries pharmaceutiques, informatiques et électroniques sont championnes en la matière et que les Pays-Bas, la Suisse, les Bermudes et l’Irlande sont les principaux paradis concernés 2. L’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques, le club des pays riches) travaille sur ce principe comptable depuis le début de 2010 et doit rendre un rapport en cours d’année.

Reste enfin le rôle des paradis fiscaux comme promoteurs de l’instabilité financière internationale, et donc leur contribution à la crise de 2007-2008. Ce rôle reste sous-estimé. Les éléments d’analyse ne manquent pourtant pas 3. Les paradis fiscaux sont des paradis réglementaires qui jouent le rôle de centres financiers offshore dérégulés et abritent les deux tiers des fonds spéculatifs mondiaux. Un rapport du Government Accountability Office (GAO), l’équivalent aux Etats-Unis de la Cour des comptes, montre qu’une partie du système bancaire fantôme établi par les institutions financières américaines pour développer les actifs toxiques l’a été aux îles Caïmans. Les déboires de la banque britannique Northern Rock sont ainsi dus à un excès d’endettement à court terme dissimulé dans sa filiale Granite, enregistrée à Jersey. L’Islande se retrouve endettée sur plusieurs générations pour dédommager les clients britanniques et hollandais des filiales de ses banques installées à Guernesey (Landsbanki) et l’île de Man (Kaupthing) 4. Le rôle de la Suisse, du Luxembourg, des Iles Vierges britanniques ou des Bermudes a été mis en évidence dans le scandale Madoff, tout comme l’implication d’Antigua dans le scandale Allen Stanford...

Le G20 a fermement déclaré vouloir s’attaquer au problème. Mais la liste promise des paradis réglementaires permettant des prises de risques sans contrôle n’a pas vu le jour. Il reste donc beaucoup de chemin à parcourir.

Les régulateurs financiers font en ce moment feu de tout bois. Ils ont saisi à pleines mains l’opportunité politique que la crise leur a donnée. Mais ils savent que le soutien des gouvernements ne sera pas éternel, que les lobbies financiers leur mettent des bâtons dans les roues. Comme l’a affirmé récemment Jean-Claude Trichet : " Bien que nous ayons déjà fait beaucoup, beaucoup reste encore à faire. Le moment n’est pas à l’autosatisfaction". Un constat lucide.

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