Le protectionnisme n’est pas la solution

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Plutôt que le protectionnisme, c'est une action internationale mieux coordonnée qui apporterait des réponses à la crise et aux nombreux dysfonctionnements de la mondialisation libérale.

La crise a traduit la faillite des dogmes économiques qui ont prévalu depuis trente ans. Sa profondeur remet en particulier en cause la volonté d’aller vers toujours plus de liberté dans les échanges commerciaux et les investissements internationaux. Dans la plupart des pays développés, les appels se multiplient en faveur d’un retour à une forme ou une autre de protectionnisme. Le libre-échange généralisé n’était évidemment pas la panacée, mais un retour de bâton protectionniste comporterait lui aussi de nombreux pièges.

Le protectionnisme aiderait-il à sortir de la crise ?

Sur longue période, le libre-échange généralisé est plutôt un handicap pour le développement. Mais dans les circonstances actuelles, l’adoption de mesures protectionnistes par les différents Etats risquerait au contraire d’aggraver la crise.

Le commerce international s’est déjà effondré de 12 % en 2009 sous l’impact de la récession. Dans ce contexte, le recours à un protectionnisme accru déclencherait probablement une réaction en chaîne. Imaginons que l’Europe décide de limiter les importations de textiles ou de produits électroniques. Les pays lésés réagiraient probablement en limitant leurs achats d’Airbus ou de centrales nucléaires. Aggravant au final partout le marasme économique. Plus au fond, une bonne partie de nos importations sont difficilement substituables à court terme, qu’il s’agisse de produits de base dont nous sommes dépourvus ou de produits que nous ne fabriquons pas ou plus. En outre, du fait de l’internationalisation des processus productifs, une grande partie des importations est en réalité intégrée au sein de produits made in France et contribue à leur compétitivité. Enfin, une montée du protectionnisme risquerait de compromettre les relations entre Etats, à un moment où l’action internationale coordonnée est plus que jamais nécessaire pour mettre en place les régulations indispensables afin d’éviter le retour de désordres de ce type.

L’Europe doit-elle devenir protectionniste ?

En Europe, plus personne ou presque ne prône un protectionnisme national. La question est désormais posée au niveau de l’Union, comme le propose par exemple Emmanuel Todd 1. L’Europe est en effet une des zones économiques les plus ouvertes sur l’extérieur. Devrait-elle mieux protéger son marché intérieur ? Probablement, mais les raisons qui l’en empêchent pèsent très lourd.

Il convient tout d’abord de relativiser les déséquilibres qu’impose le reste du monde à l’économie européenne. Sur ce plan, elle est dans une situation très différente de celle des Etats-Unis : même en 2008, quand il avait fallu acheter beaucoup de pétrole et de gaz à des prix très élevés en dehors de l’Union à 27, ses échanges extérieurs avaient été quasiment équilibrés ; le déficit commercial s’était limité à 1,1 % du produit intérieur brut (PIB), un déficit qui s’est même réduit à 0,8 % du PIB en 2009. La Chine est le seul pays vis-à-vis duquel le déficit soit massif.

Zoom Pas de fermeture des marchés en vue

La récession et les fortes pertes d’emplois subies par la plupart des économies ont fait craindre que les Etats ne soient tentés par des politiques protectionnistes, afin de reporter leurs problèmes sur les autres. De l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à l’OCDE, en passant par la Banque mondiale, les grandes institutions internationales n’ont eu de cesse d’attirer l’attention sur ce risque protectionniste au cours de l’année passée. Mais peu d’éléments permettent de conclure à un retour du protectionnisme pour l’instant.

Simon Evenett, professeur de commerce international, a été durant la crise le principal porte-drapeau de la thèse d’une menace protectionniste. Ainsi, dans un article publié en décembre dernier 1, il note que 297 mesures de protection ont été mises en oeuvre à travers le monde depuis novembre 2008, principalement à l’encontre de la Chine, laissant ainsi entendre que le protectionnisme est déjà devenu une réalité. Un tiers des mesures considérées correspond à des politiques nationales de soutien aux banques, au secteur automobile, etc., dont l’objectif premier était de sauvegarder les économies de l’effondrement plutôt que de mettre en place des politiques commerciales agressives du type de celles des années 1930. Quant aux deux tiers restants, il est difficile de savoir s’ils marquent réellement une rupture par rapport au flux habituel des petites bisbilles commerciales, car les données mises en avant par Evenett ne démarrent qu’en novembre 2008.

Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, dresse un tableau moins alarmiste. Lors du Forum de Davos du début 2009, il indiquait avoir détecté " plusieurs points rouges " en matière de pratiques commerciales. Au début de l’été, il notait encore " un glissement significatif " vers le protectionnisme. Mais, présentant le bilan des actions protectionnistes réellement entreprises du fait de la crise, il affirmait finalement en novembre dernier que " l’économie mondiale est aussi commercialement ouverte aujourd’hui qu’elle l’était avant que la crise ne commence " ! Et dans un entretien au quotidien Les Echos, il conclut le 1er décembre 2009 que " le commerce mondial affecté par des mesures restrictives n’atteindra que 1 % dans le pire des cas ". Pas de quoi fouetter un chat...

Quant à l’insuccès du cycle de négociations commerciales de Doha, il tient avant tout à la faiblesse des gains espérés d’une plus grande libéralisation. Mais cela n’indique pas que les pays membres de l’OMC soient prêts à s’engager dans des affrontements commerciaux.

Paradoxalement, c’est peut-être une fois que les effets de la crise se seront atténués qu’un discours plus ostensiblement protectionniste pourrait revenir sur le devant de la scène. Les prises de position récentes d’économistes de renom - comme Paul Samuelson, Paul Krugman ou Alan Blinder - sur certains effets négatifs du libre-échange ont cassé le consensus intellectuel qui le soutenait dans les années 1990 et 2000. Comme le remarque dans une étude récente l’économiste Jean-Marc Siroën 2, " si l’ensemble des critiques ne conduit pas à une remise en cause radicale du libre-échange, il en nuance les bienfaits ". Et le professeur de Dauphine de préciser que " l’évolution doctrinale, jusque-là très favorable à une libéralisation des échanges la moins conditionnelle possible, commence à admettre la possibilité de restrictions économiquement ou éthiquement justifiées ", y compris, comme il le montre citations à l’appui, dans les documents mêmes de l’OMC !

  • 1. " The Lansdcape of Crisis-Era Protectionism One Year After the First G20 Crisis-Related Summit ", dans The Unrelentig Pressure of Protectionism. The third GTA Report, rapport du Global Trade Alert, disponible sur www.voxeu.org
  • 2. " L’OMC face à la crise des négociations multilatérales ", éd. Les études du Céri, décembre 2009.

Les phénomènes de dumping social qui affectent négativement la situation des salariés de pays comme la France sont, pour une bonne part, internes à l’Union. Ils ne seraient donc pas réglés par un éventuel protectionnisme européen. L’élargissement de l’Union aux pays de l’Europe centrale et orientale (Peco), indispensable politiquement, a en effet considérablement creusé les écarts au sein même de l’Union : le PIB par habitant d’un Luxembourgeois est vingt fois plus élevé que celui d’un Bulgare et le coût du travail d’un Polonais était en 2008 en moyenne quatre fois plus faible que celui d’un Français, soit l’équivalent de celui d’un ouvrier de Hongkong ou de Taiwan. En 2009, ce ratio est même monté à 4,7 avec la chute de la monnaie polonaise vis-à-vis de l’euro. Sans oublier non plus la politique non coopérative de l’Allemagne qui freine sa demande intérieure depuis de nombreuses années : avec ses excédents extérieurs colossaux, réalisés aux deux tiers au sein de l’Union européenne, l’Allemagne est en quelque sorte à l’Europe ce que la Chine est au monde...

Mais l’Union européenne paie aussi son absence de politique industrielle et le primat accordé à la politique de la concurrence. Les Etats ont dévolu à la Commission le pouvoir de leur interdire d’aider telle ou telle activité aux dépens de celles des voisins. En revanche, les politiques de recherche et développement demeurent nationales, ce qui engendre des surcoûts et des concurrences inutiles. Chacun s’accorde à considérer qu’il faudrait investir en commun dans la recherche en développement, afin de lutter à armes égales avec les Etats-Unis ou le Japon. Mais le mouvement ne suit pas, faute de volonté politique. Pourtant, dans les rares domaines où l’Europe a su unir ses forces, non sans difficultés persistantes, le succès a été au rendez-vous : on l’a vu avec Airbus, on le voit aussi dans la téléphonie mobile grâce à l’adoption de normes communes.

Facteur aggravant : le primat de la concurrence a aussi conduit à freiner la constitution de géants proprement européens par la fusion d’entreprises de différents pays de l’Union. Compte tenu des frontières linguistiques et des susceptibilités politiques, ce processus est de toute façon très compliqué. Mais la Commission européenne a sa part de responsabilité, car elle a longtemps défendu une interprétation intégriste de la lutte contre les positions dominantes au sein de l’Union. Du coup, les champions nationaux n’ont plus l’Europe pour seul, voire pour principal, horizon. Leur stratégie de croissance se déploie désormais surtout aux Etats-Unis, en Asie ou encore en Amérique latine. Ce qui les rend très hostiles à un protectionnisme européen qui nuirait immédiatement à leurs activités extraeuropéennes, devenues essentielles pour eux.

Est-ce à dire qu’il n’y aurait rien à faire pour limiter le dumping social mondial ? Non. En dehors des problèmes intraeuropéens, seul un pays menace de manière significative l’emploi et les revenus des salariés de l’Union : la Chine. L’Europe peut et doit agir davantage, conjointement avec les Etats-Unis, pour que la Chine réévalue sa monnaie et développe le niveau de vie de sa propre population au lieu d’accumuler des excédents extérieurs considérables.

Le protectionnisme serait-il bon pour l’environnement ?

La défense du protectionnisme s’est enrichie ces derniers temps d’un nouvel argument : la crise écologique et le souci de relocaliser l’économie. Sur le plan des échanges, il faut bien sûr limiter fortement et rapidement les modes de transport très émetteurs de gaz à effet de serre. Or les carburants utilisés par les bateaux et les avions ne sont pas soumis aux taxes que subissent pratiquement partout les combustibles fossiles. Cette aberration explique notamment le développement rapide du fret aérien ces dernières décennies. Cela dit, l’essentiel du fret lié à la mondialisation des échanges emprunte actuellement la voie maritime et son effet environnemental reste limité. Une taxation nettement accrue du fuel lourd utilisé par les navires serait nécessaire, mais elle ne serait sans doute pas de nature à infléchir notablement le volume des marchandises échangées de cette façon. Exporter une voiture de l’Europe vers les Etats-Unis par bateau émet nettement moins de gaz à effet de serre que de la déplacer d’Est en Ouest dans ce pays sur un semi-remorque : les enjeux écologiques du transport sont au moins autant nationaux qu’internationaux.

De plus, une part croissante des échanges internationaux est dématérialisée. C’est le cas d’une grande partie des échanges de services, mais aussi de multiples activités dont la production matérielle est réalisée à proximité du lieu de consommation. Ainsi, l’activité de nombre de multinationales parmi les plus emblématiques - de McDonald’s à Coca-Cola, en passant par Walt Disney ou Microsoft et Google - implique peu d’échanges physiques internationaux. La nécessaire régulation de leur activité n’est donc pas directement liée aux enjeux écologiques du transport.

Mais c’est surtout à propos d’une éventuelle taxe carbone aux frontières de l’Europe qu’on débat du protectionnisme écologique. Une telle taxe compenserait les surcoûts subis par les industriels européens du fait des efforts qui leur sont imposés dans la lutte contre le changement climatique. La menace d’une telle taxe peut être utile dans les négociations internationales en vue d’un accord général qui prendrait la suite du protocole de Kyoto après 2012. Si cette négociation aboutissait, cette menace n’aurait pas besoin d’être mise à exécution. Ce qui serait bien sûr la meilleure solution : davantage encore qu’en matière économique, le protectionnisme écologique n’est qu’un " second best " de mauvaise qualité par rapport à la coopération internationale.

En effet, l’essentiel des problèmes qui menacent la planète ne peuvent être résolus qu’à l’échelle mondiale. Mais après l’échec du sommet de Copenhague en décembre dernier, la conclusion d’un accord mondial précis et contraignant pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre semble de plus en plus improbable. Dans un tel contexte, il est nécessaire que l’Europe se prépare à mettre en place effectivement une taxe de ce type pour préserver la possibilité de mener en interne des politiques ambitieuses malgré l’absence de politiques équivalentes dans d’autres parties du monde.

  • 1. Dans Après la démocratie, éd. Gallimard, 2008.

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