Entretien

Les pays émergents sortent renforcés de la crise

6 min
Jérôme SGARD chercheur au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii)

Côté pays émergents, quelles leçons peut-on tirer de ces deux dernières années ?

Pour vous répondre, il faut remonter à la crise asiatique, il y a dix ans, et à ce qui a changé depuis. Beaucoup de pays qui avaient subi durement la crise de 1997-1998, ou qui avaient eu très peur à ce moment-là, se sont révélés beaucoup plus solides cette fois-ci. Un ralentissement conjoncturel a pu avoir lieu, mais en aucune façon une remise en question des règles du jeu économique. Ils ont maintenant le savoir et l’équipement nécessaires pour tenir le cap, même par mauvais vent. Ils protègent bien mieux leur économie et leur société.

C’est donc la grande thèse du " découplage " entre les vieux pays riches et les nouveaux ?

C’est ma lecture. Mais ce terme de découplage a souvent été utilisé de manière un peu sotte, comme s’il s’agissait de grands enfants qui se mettraient à leur compte, quitte à clamer qu’ils ne sont pas si émancipés que cela lorsque leur Bourse chute. Dès lors qu’ils sont étroitement intégrés à l’économie globalisée, ils subissent forcément ses crises et ses cycles de manière très directe. Ceux qui sont réellement hors système, ce sont le Mali et le Bhoutan.

Il faut comprendre ce découplage des pays émergents comme la capacité nouvelle et impressionnante de ces économies à conduire une politique économique autonome, à répondre aux crises et à préserver bien mieux leur croissance. Il y a peu encore, ils étaient ballottés par les vagues et jetés parfois sur les récifs sans pouvoir faire grand-chose. Du coup, depuis deux ans, ces économies ont fonctionné de manière anticyclique, c’est-à-dire comme " absorbeurs de chocs ", face à une crise qui est d’abord celle des pays développés. Il y a dix ans, ils auraient ajouté leur crise à la nôtre et le résultat aurait été épouvantable, sans commune mesure avec ce que nous avons connu.

C’est pourquoi la mondialisation de l’économie n’est pas vraiment remise en cause par la crise ?

Pour une part, oui. Tout le monde a compris très vite, même Nicolas Sarkozy, qu’il fallait à tout prix éviter le repli protectionniste. C’est devenu le gros mot interdit ! Lors de la crise en Asie, c’était le contrôle des mouvements de capitaux : rejeter catégoriquement cette option était le test numéro un pour être considéré comme sérieux - la différence, c’est qu’on se trompait il y a dix ans, mais pas aujourd’hui.

Cela étant, le protectionnisme doit se comprendre comme un choix rationnel : c’est la réponse mauvaise à une situation devenue chaotique, incontrôlable, lorsque la préservation du pré carré, c’est-à-dire de l’ordre social, s’impose à la décision politique. C’est comme cela que les choses se sont passées après la crise de 1929. Aujourd’hui, à l’inverse, la solidité du système international, la convergence sans doute plus forte des principaux intérêts, c’est-à-dire l’intégration très forte des différentes économies, et bien sûr les leçons du passé ont puissamment joué. Ainsi que la solidité des économies émergentes, qui ont ancré l’économie mondiale et qui sont un des moteurs sur lesquels on peut compter aujourd’hui pour adosser les plans de relance et retrouver un régime de croissance soutenable.

Ceci justifie-t-il qu’on donne à ces pays davantage de place dans la gouvernance économique internationale, par exemple au G20 ou au Fonds monétaire international (FMI) ?

Certainement. Sur les sommets où se rencontrent les grands de ce monde, ceux qui ne savent pas mettre leur maison en ordre n’ont simplement pas voix au chapitre. En revanche, lorsque vous réalisez 8 % de croissance par an, et que vous tenez dans la tempête, vous devenez une star. Cependant, le débat actuel est mal posé. Une meilleure assise économique et une meilleure représentation aux sommets mondiaux n’impliquent pas nécessairement que l’on sache se saisir du pouvoir, ni que l’on contribue à la gestion des biens communs internationaux, plutôt que de défendre ses propres intérêts. Dans le cas de la Chine, ce dernier point est très hypothétique. Idem avec le Brésil et l’Inde, pour ne pas parler de la Russie. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’on a des institutions plus représentatives au plan international que l’on gouverne mieux. Cynique au plan national, la proposition me paraît ici incontestable.

Les pays du G20 se sont pourtant engagés dans une vraie réforme du système financier...

Indéniablement, ils prennent le problème très au sérieux. Le renforcement des fonds propres des banques, l’encadrement des bonus des traders, les paradis fiscaux, les normes comptables, la surveillance des fonds spéculatifs et des produits dérivés, les agences de notation, toute ces questions sont sur la table. Pour chacune, des propositions concrètes sont faites, des groupes d’experts constitués, des calendriers de réforme programmés. Reste bien sûr à savoir ce qui sera effectivement mis en place. Tout le monde en convient, il existe un vrai risque, à présent que s’atténue la crise financière, que le business as usual reprenne - comme après la crise de 1997 en Asie. Déjà, les grandes banques américaines ont retrouvé leur assise et leurs profits, et par conséquent leurs énormes capacités de lobbying auprès des pouvoirs publics. En ce moment même, Wall Street exerce une pression sans mesure sur le Congrès américain. Les jeux d’influences autour des régulateurs européens et britanniques se mènent au grand jour : il suffit d’ouvrir le Financial Times pour suivre les débats sur la régulation des hedge funds ou sur les paradis fiscaux.

L’affaire n’est cependant pas perdue. N’oubliez pas qu’avec cette crise, les banquiers centraux, les superviseurs, les " technos " des ministères des Finances ou du FMI ont passé deux années en enfer. Ce n’était pas pareil en 1997, lorsqu’il s’agissait " seulement " du gouverneur de la banque centrale indonésienne ou de ministres russes ! Je ne suis pas sûr qu’ils soient disposés à passer l’affaire par profits et pertes et à se contenter de ne modifier le statu quo qu’à la marge. S’ajoute le fait que les contribuables vont payer pendant longtemps pour le traitement de cette crise : la représentation parlementaire a donc son mot à dire et si elle fait bien son travail, elle peut peser. Il revient aux politiques d’imposer un cap précis à leurs experts et de faire en sorte que les difficultés ne soient pas enterrées ou laissées dans les mains des lobbies.

A côté de ces avancées sur le front de la régulation financière, le sommet de Pittsburgh n’a pas vraiment abordé les déséquilibres macroéconomiques. Ce n’est plus le sujet ?

Cela reste un sujet central, mais qui est effectivement passé au second plan. La dimension principale de ces enjeux macroéconomiques reste le déséquilibre sino-américain, qui a fait couler tant d’encre depuis le début de la décennie. S’il en est moins fait état aujourd’hui, c’est peut-être parce que les Chinois sont suffisamment forts pour faire taire toute critique sur leur politique de change. On ne leur fait plus la leçon. En outre, demander aux Chinois de consommer plus chez eux pour exporter moins d’épargne poserait fatalement la question de l’insuffisance d’épargne des Américains ou de leur surendettement. Or à l’heure qu’il est, consommer moins et épargner plus n’est vraiment pas la priorité de l’administration Obama ! Donc on continue, et les risques sous-jacents ne font que s’accroître, même après avoir contribué à la crise actuelle.

Propos recueillis par Bertrand Richard et Antoine de Ravignan

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