La crise du modèle inégalitaire

9 min

Il faut mettre un terme au cycle de montée des inégalités sociales qui a largement contribué à la crise. Une tâche qui supposerait notamment de réhabiliter la fiscalité progressive. Pas évident à court terme.

La crise va-t-elle sonner le glas de la montée des inégalités dans les sociétés occidentales ? Elle a en tout cas déjà démenti les prophéties selon lesquelles leur creusement est un mal nécessaire si l’on veut atteindre une plus grande efficacité économique. Non seulement la dynamique inégalitaire mise en place depuis trente ans n’a pas produit les bienfaits escomptés, mais elle a été l’un des ressorts de la crise actuelle. Il n’est pourtant pas sûr que cette fin de cycle idéologique s’accompagne d’une transformation aussi rapide des réalités sociales : il y a parfois loin de l’épuisement d’une idée au renouvellement des politiques qu’elle a suscitées...

Salaire moyen mensuel en France de différentes tranches de population (en euros) et évolution entre 1998 et 2006 (en %)

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des pays développés font le choix de politiques keynésiennes adossées au déploiement de protections sociales ambitieuses. Comme le dit alors William Beveridge, le fondateur de la protection sociale britannique, " la guerre a donné de l’importance aux gens ordinaires ". La guerre, mais aussi l’expérience de la crise de 1929, la tragique leçon des années 1930 et la compétition avec le modèle communiste à l’Est, qui apparaissait encore à l’époque comme prometteur. La redistribution des énormes gains de productivité réalisés au cours des décennies suivantes permet en tout cas de porter les inégalités à un niveau historiquement bas au milieu des années 1970.

La remontée des inégalités

Depuis, cette mécanique s’est inversée. La remontée des inégalités n’a été nulle part aussi prononcée qu’aux Etats-Unis : de 1979 à 2004, tandis que les 20 % les plus pauvres voyaient leurs revenus progresser de 6 %, les 20 % les plus aisés enregistraient une augmentation de 69 % (et de 176 % pour le 1 % le plus fortuné !). Comme l’ont montré les économistes Thomas Piketty et Emmanuel Saez, il faut remonter à... 1929 pour trouver de tels écarts dans la patrie de Roosevelt.

Quoique plus lent et plus tardif, le phénomène n’en a pas moins aussi touché l’Europe. Ces dix dernières années, les inégalités de revenus entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches ont vu leur rapport progresser de 4,6 à 5 pour l’ensemble de l’Union européenne. Ces moyennes cachent cependant d’importantes disparités. Les pays scandinaves restent dans une fourchette basse, mais de grands pays comme l’Allemagne enregistrent une hausse soutenue. Le Royaume-Uni, qui connaissait quant à lui un niveau d’inégalités déjà élevé, continue sur sa lancée.

La France, de son côté, connaît une apparente stabilité. Mais ces données ne tiennent compte que de façon parcellaire des revenus du patrimoine. En France comme dans beaucoup d’autres pays occidentaux, elles occultent en effet, en haut de la distribution, une catégorie d’" ultrariches " survitaminés aux stock-options et autres produits financiers, dont les revenus ont augmenté de manière faramineuse (voir encadré ci-dessous). Dans le même temps, en bas de la distribution, la crise vient ajouter un supplément de précarité et d’exposition au chômage à des situations déjà très compliquées : les dépenses contraintes (alimentation, loyers, transports, énergie) occupent en effet une part croissante du budget de ces ménages.

Zoom Inégalités masquées

Les données historiques diffusées par l’Insee font apparaître en France une nette diminution des inégalités salariales de la fin des années 1960 au milieu des années 1980. Le rapport du seuil des salaires des 10 % les moins bien payés avec celui des 10 % les mieux payés, n’est plus " que " de 1 à 3 à la fin de cette période, contre 1 à 4,2 au début. Et depuis plus de vingt ans, ces inégalités se seraient stabilisées selon l’Institut de la statistique, voire continueraient un peu à décroître.

Mais où passent donc alors les revenus mirifiques des dirigeants et des traders, équivalant à des centaines d’années de Smic ? Ce paradoxe mérite quelques explications. Tout d’abord, l’Insee compare le salaire le plus haut des 10 % les moins bien payés avec le salaire le plus bas des 10 % les mieux rémunérés. Or l’explosion des hautes rémunérations concerne une toute petite minorité de managers salariés. En fouillant dans les données de l’Insee, on trouve quelques indices. Par exemple, selon l’Institut, le pouvoir d’achat des salaires des dirigeants de société anonyme a gagné 58 % sur la période 1998-2007, soit dix fois plus que le pouvoir d’achat de leurs salariés, dont le salaire net moyen n’a augmenté que d’un peu plus de 5 % après inflation. Ces dirigeants ont ainsi gagné 2 000 euros de plus par mois, quand le salarié moyen se contentait d’une centaine d’euros...

Salaire moyen mensuel en France de différentes tranches de population et évolution entre 1998 et 2006

Un chercheur de l’Ecole d’économie de Paris, Camille Landais, a essayé d’en savoir plus 1. Il a exploité les déclarations de l’impôt sur le revenu, à la suite des travaux réalisés par l’économiste Thomas Piketty. Il est vite tombé sur des données qui décrivent mieux la réalité. Le 0,01 % des salariés les mieux payés a vu ses rémunérations augmenter de 68,9 % entre 1998 et 2006, alors que les salaires des 90 % les moins bien payés n’ont crû, eux, que de 0,9 % (voir tableau). Louis Maurin

Un mal nécessaire ?

Ces constats auraient dû inquiéter les gouvernements. En pratique, la montée des inégalités a souvent été perçue, au contraire, comme la condition d’un redressement de la croissance. La frugalité salariale était censée permettre de contenir le coût du travail et de soutenir la compétitivité des entreprises au moment où la mondialisation leur imposait une concurrence impitoyable avec les économies émergentes et leur abondante main-d’oeuvre à bas coût. L’adage mille fois répété était qu’avant de partager la richesse, il fallait la produire. La redistribution des gains de productivité fut donc reléguée au rang des conséquences escomptées et non des conditions d’une bonne politique. Les libéraux soutenaient également la déréglementation du marché du travail afin que les entreprises puissent ajuster plus rapidement leur masse salariale aux fluctuations de leur activité. Pour les mêmes raisons, ils souhaitaient contenir l’évolution du salaire minimum, voire en modifier substantiellement les règles de calcul. Comme, parallèlement, rien ne fut fait pour soutenir le contre-pouvoir syndical dans l’entreprise (quand un antisyndicalisme déclaré ne fut pas mis en place, comme aux Etats-Unis), les salariés se trouvèrent peu à peu isolés et affaiblis dans leurs capacités de résistance et de négociation.

Cette dynamique inégalitaire avait aussi pour but de favoriser la prospérité des riches, considérée comme un puissant facteur de relance économique. Contre les représentations du rentier plus soucieux du rendement de son épargne que de sa contribution au progrès et à l’innovation, les libéraux cherchaient à imposer l’image d’un investisseur intrépide, créateur d’emplois et consommateur insatiable de biens et de services à forte valeur ajoutée. Ce programme de relance par les inégalités - ou " keynésianisme inégalitaire " - trouva sa traduction la plus évidente dans les politiques d’allègement de la facture fiscale pour les plus aisés, menées à grande échelle dès les années 1980 par des figures aussi emblématiques que Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Le " paquet fiscal " adopté en France en 2007 en est l’un des plus récents exemples.

Un ajustement par l’endettement

L’expérience de la crise vient cependant de démontrer que tout cela n’a guère fonctionné. D’une part, ce qui n’a pas été donné aux plus modestes n’a pas seulement profité à l’investissement productif, à la compétitivité, ni même à la création d’emplois, mais aussi et surtout à un gonflement excessif du prix des actifs et à la rémunération du capital : les rendements déraisonnables que le système financier, fort d’une autonomie et d’un pouvoir croissants, a exigés des entreprises ont " pompé " une part plus que proportionnelle de la valeur ajoutée.

D’autre part, dans des économies dont le produit intérieur brut (PIB) dépend lourdement de la consommation des ménages (jusqu’à 70 % aux Etats-Unis !), les individus ont été priés d’être des salariés compréhensifs tout en restant des consommateurs boulimiques. Cette injonction paradoxale n’a pu être surmontée qu’en favorisant le recours au crédit. Or cet ajustement par l’endettement des ménages (en particulier sur l’immobilier) a bandé le premier ressort de la crise. Si le système financier en a démultiplié et disséminé les effets en en faisant un objet de spéculation, la cause première du problème réside bien dans un régime de croissance qui tente de concilier surproduction et surconsommation. Ce modèle de croissance fondé sur le crédit est cependant d’abord une affaire américaine, et les inégalités n’ont pas la même ampleur de part et d’autre de l’Atlantique. Ce sont surtout les dysfonctionnements du système financier qui ont transformé ces difficultés en déflagration mondiale.

Un sérieux avertissement

Toujours est-il que l’exemple américain est un sérieux avertissement pour tous ceux qui seraient tentés de continuer sur le chemin d’une augmentation des inégalités. Si la contradiction entre compression des salaires et encouragement à la surconsommation n’atteint pas en Europe le niveau américain, elle alimente déjà les frustrations d’un individualisme non solvable, c’est l’" individualisme négatif " dont parle le sociologue Robert Castel : les modèles d’accomplissement de soi, de maîtrise de son destin et de réussite sociale placés sous les yeux des individus appellent toujours plus d’autonomie et de moyens, au moment même où ceux-ci leur deviennent de plus en plus inaccessibles. Dans ces conditions, le ressentiment né de l’écart entre les valeurs les plus largement diffusées et la réalité économique et sociale ne peut qu’aigrir davantage.

Zoom Une fiscalité de moins en moins progressive

Contrairement aux impôts proportionnels (comme la TVA) dont le taux est constant, les impôts progressifs ont un taux qui s’élève avec la base d’imposition (le revenu imposable, le patrimoine, etc). Les travaux de l’économiste Thomas Piketty ont montré que ce type de fiscalité avait permis de réduire fortement les inégalités après la Seconde Guerre mondiale. En effet, dans les années 1930, mais surtout pendant la Seconde Guerre mondiale, les pays développés ont mis en place une telle fiscalité, qui a même eu un caractère quasi confiscatoire pour les (très) très hauts revenus, puisque les taux d’imposition sur les tranches supérieures de revenu ont dépassé pendant plusieurs dizaines d’années les 80 % aux Etats-Unis.

Mais à partir du milieu des années 1960, la progressivité de l’impôt a commencé à se réduire fortement outre-Atlantique. Puis la suprématie du discours libéral et la concurrence fiscale ont amené tous les Etats à la limiter fortement.

Taux d’imposition appliqué sur la tranche supérieure des revenus des personnes aux Etats-Unis, en %
Montants perçus en France au titre de l’impôt sur le revenu, l’ISF et les droits de successions, en % du revenu disponible brut des ménages

La France n’a pas échappé à cette tendance : depuis le début des années 2000, les impôts progressifs, qui jouaient déjà traditionnellement un faible rôle dans sa fiscalité, ont été vidés de leur substance. Les gouvernements de ces dernières années ont abaissé notablement les taux supérieurs de l’impôt sur le revenu. Ils ont aussi réduit à sa plus simple expression l’impôt sur les successions, multiplié les niches fiscales... Autorisant ainsi, au nom d’une supposée efficacité économique, une remontée des inégalités de revenus et de patrimoine. Pourtant, si on voulait aujourd’hui réellement limiter les revenus des PDG ou des traders, la fiscalité progressive resterait la solution la plus efficace...

Si l’on veut conjurer à la fois le retour d’une crise de ce type et les complications politiques qui pourraient en résulter, il faudrait donc désormais s’attaquer aux inégalités. La crise s’est traduite par de gigantesques transferts des contribuables vers un système bancaire qu’il fallait sauver de l’effondrement, par de fortes augmentations du chômage exposant les moins favorisés à d’importantes pertes de revenus et, finalement, par un durcissement de l’accès au crédit pour les ménages. Dans un tel contexte, la réduction des inégalités est non seulement un enjeu économique pour la relance de l’activité, mais d’abord et surtout, un impératif démocratique et moral.

A cet égard, la question des rémunérations les plus élevées s’avère stratégique si l’on veut ramener la confiance au sein des sociétés elles-mêmes. Des propositions ambitieuses et contraignantes sont attendues notamment pour limiter les bonus et encadrer la rémunération des dirigeants et des traders. De la même manière, la solidarité face à la crise appelle des politiques fiscales différentes de celles qui ont prévalu ces dernières années. D’un côté, le poids accru de la dette publique ne permet plus d’envisager sérieusement de nouvelles baisses d’impôts. De l’autre, les efforts qui ont été demandés aux classes moyennes et populaires ainsi que la nécessité de soutenir la consommation des ménages requièrent désormais une contribution renforcée des plus aisés. L’un des moyens éprouvés pour y parvenir serait d’augmenter substantiellement le taux de la dernière tranche de l’impôt sur le revenu. C’est ce que le président américain Franklin D. Roosevelt avait fait, dans les années 1930, en le portant à des niveaux quasi confiscatoires pour les très hauts revenus.

La fin de l’hégémonie libérale ?

Mais si l’on veut s’attaquer à la racine du problème, il faut remettre en cause plus largement le régime de croissance qui a alimenté et justifié la montée des inégalités depuis trente ans. La stagnation des salaires et la déréglementation du marché du travail ne peuvent plus être considérées comme une contrepartie nécessaire au dynamisme économique, sauf à compromettre gravement la cohésion sociale, voire la stabilité politique de nos pays. A condition que soient soutenus parallèlement de puissants efforts d’innovation, un autre régime de croissance devrait permettre de nouveau la redistribution des gains de productivité à tous. Les équilibres d’hier sont d’autant plus intenables que les sociétés vont devoir négocier un virage écologique sans précédent dans leur histoire, imposant des changements considérables dans les modes de production et de consommation. Bref, l’âge de l’hégémonie libérale a vécu. Reste à savoir si les démocraties occidentales sauront trouver l’énergie pour prendre des initiatives d’ampleur comparable à celles de l’immédiat après-guerre sans avoir à subir des épreuves aussi douloureuses.

On peut en douter à court terme. Ces évolutions se heurtent en effet à de nombreuses contraintes. La période de faible croissance qui s’annonce, lestée par un endettement public record, risque fort de s’accompagner d’une séquence d’austérité qui pourrait geler durablement l’état des inégalités. Par ailleurs, la concurrence chinoise qui pèse sur les salaires va très probablement se poursuivre. Quant à la révolution fiscale, elle peinera certainement à réunir suffisamment de suffrages pour s’imposer dans les urnes. Dans le même temps, les sociaux-démocrates cherchent vainement les contre-pouvoirs susceptibles d’agir sur le capitalisme et d’en infléchir l’évolution : à quelques exceptions près, les taux de syndicalisation sont historiquement bas. Les sociétés occidentales se trouvent de fait dans une situation inconfortable et dangereuse. La crise a imposé une défaite historique à l’idéologie libérale, mais cette défaite reste essentiellement intellectuelle. Les contours d’un modèle de croissance plus juste se cherchent encore.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !