Les managers, rois du capitalisme financier
En faisant alliance avec les investisseurs institutionnels, les managers ont été les grands gagnants de la montée des marchés financiers. Les salariés et les petits épargnants y ont perdu en revenu et en sécurité.
La grande divergence ", c’est le titre du chapitre que Paul Krugman, le prix " Nobel d’économie " 2008, consacre dans son ouvrage L’Amérique que nous voulons1 au formidable creusement des inégalités intervenu outre-Atlantique depuis les années 1970. Il caractérise ainsi la période actuelle par rapport aux périodes antérieures de fortes inégalités : " Si l’Américain à haut revenu vers 1905 était par essence un baron de l’industrie qui possédait des usines, son homologue cent ans plus tard est un cadre supérieur immensément récompensé de ses efforts par des primes et des stock-options. "
Des patrons propriétaires aux managers salariés
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les entreprises étaient dirigées généralement par des patrons propriétaires. Et leurs salariés étaient, pour l’essentiel, des " prolétaires ", comme ceux que décrivait Karl Marx, des gens qui n’avaient pas les moyens d’épargner et qui étaient contraints de travailler pour survivre au jour le jour.
Puis, progressivement, les propriétaires ont cessé d’exercer eux-mêmes la direction de leur entreprise ; ils en ont confié la gestion à des managers salariés. Alors que, parallèlement, se développaient des marchés financiers qui attiraient des petits porteurs, rendant de ce fait l’actionnariat des entreprises de plus en plus éclaté. Dans le même temps, suite notamment à la crise de 1929, tous les Etats développés ont, selon des modalités et à des degrés divers, cherché à améliorer la situation des salariés en développant notamment des systèmes de protection sociale. Ils ont également reconnu aux syndicats un pouvoir de négociation important, tant au sein des entreprises, qui restaient encore très nationales, que dans la société. Enfin, ils ont institué une fiscalité très progressive sur les revenus et les héritages, ce qui a contribué à faire éclater davantage encore la propriété des entreprises.
Dans un tel contexte, le capitalisme est devenu managérial, comme l’ont observé des auteurs comme John K. Galbraith. Les managers salariés n’avaient plus qu’un lien de dépendance très théorique à l’égard d’actionnaires nombreux et dispersés. Ils privilégiaient donc l’extension de leur empire, garant de celle de leur bureau, plutôt que l’accroissement des profits à reverser aux actionnaires sous forme de dividendes ou de plus-value sur les actions. Pour ce faire, ils passaient des compromis avec les organisations syndicales et acceptaient de partager avec les salariés les gains de productivité réalisés.
L’alliance avec la finance, et tout bascule
Dans les années 1970, ce compromis est partout remis en cause. Le premier choc pétrolier est passé par là, de même que le développement de la stagflation, c’est-à-dire l’existence conjointe de l’inflation et du chômage. Du côté de la vie politique, arrivent au pouvoir des gouvernements qui abaissent brutalement la fiscalité progressive sur les revenus et les patrimoines. Ce sont Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Ils s’attaquent également aux syndicats et à leur pouvoir. Et favorisent l’internationalisation des firmes en libéralisant les échanges.
Le paysage change aussi profondément du côté des marchés financiers : les actionnaires individuels sont de plus en plus remplacés par des professionnels, les investisseurs institutionnels (les " zinzins " dans le jargon boursier). Ceux-ci collectent l’épargne de salariés qui ont cessé d’être, pour nombre d’entre eux, des prolétaires. Une épargne notamment destinée à financer leur retraite avec les fameux fonds de pension, mais pas seulement.
Les entreprises, quant à elles, restent dirigées par des managers salariés, mais dans ce contexte transformé, ceux-ci changent leur fusil d’épaule. Ils rompent leur alliance implicite avec les syndicats et cela d’autant plus facilement que les effets du changement technologique et de la mondialisation les y aident : dans des entreprises internationalisées, en réseau, les syndicats sont bien incapables de présenter un front commun face aux directions qui jouent les salariés des différents pays les uns contre les autres, tout en externalisant une part croissante de l’emploi. Les managers font alors alliance avec les investisseurs institutionnels, acceptant notamment, via les stock-options, de lier leur sort à celui du cours des actions.
Stagnation des salaires et revenus extravagants
Les couches moyennes salariées, détentrices en dernier ressort des actifs placés en leur nom par les investisseurs institutionnels, n’ont pas vraiment été les gagnantes d’une telle évolution. Côté salaires, elles ont subi la stagnation qui a résulté du nouveau régime de croissance ; côté patrimoine, elles ont souvent été flouées, que ce soit avec l’éclatement de la bulle high-tech en 2001 ou depuis l’été 2007 avec l’onde de choc de la crise financière.
En revanche, les managers et les gestionnaires de fonds qui avaient partie liée entre eux eux s’en sont très bien sortis jusqu’à présent. A la Société générale, par exemple, qui employait Jérôme Kerviel et qui est aussi la banque la plus " avancée " en France sur la finance de marché, l’ancien PDG Daniel Bouton n’a gagné en 2007 " que " 3,2 millions d’euros, soit l’équivalent de 208 ans de Smic, mais les dix salariés les mieux payés de sa banque ont touché en moyenne 7,1 millions d’euros, soit 462 années de Smic !
Le problème provient notamment du fait que les modes de rémunération, tant des managers que des gestionnaires de fonds, sont le plus souvent asymétriques : ils gagnent beaucoup quand ils prennent des risques avec succès, mais ne perdent rien en cas d’échec. Ce qui les pousse à prendre et à faire prendre des risques inconsidérés aux entreprises qu’ils dirigent ou pour lesquelles ils placent des fonds. Au final, en termes d’inégalités, on en est revenu à bien des égards à la situation qui prévalait au début du XXe siècle. Les managers, et au premier chef les acteurs de la finance, ont réussi à profiter de la vogue des discours sur la valeur actionnariale pour rendre le système beaucoup plus profitable pour eux. Une formidable leçon de judo.
- 1. Ed. Flammarion, 2008.