Pour une croissance qualitative
Abandonner la logique productiviste purement quantitative au profit d'une logique durable et qualitative permettrait de créer de nombreux emplois. La crise est l'occasion de proposer une autre vision du progrès, qui passe aussi par un nouveau partage des richesses.
Un débat essentiel existe à gauche entre ceux qui pensent qu’il faut très vite relancer la croissance (qu’ils qualifient de " verte ", crise écologique oblige) et ceux qui estiment qu’il faut profiter de la crise pour en finir avec le culte de la croissance et proposer une autre vision du progrès. Les premiers ont un argument : la croissance est favorable à l’emploi et elle dégage des surplus économiques pour améliorer les conditions de vie et la protection sociale. Cette " loi " a été plus ou moins vérifiée dans le passé. On en déduit qu’elle doit s’appliquer à l’avenir. C’est faire preuve de peu d’imagination face à une crise systémique.
En finir avec le culte de la quantité
Créer des emplois sans croissance des quantités produites, mais par la croissance de la qualité (de vie, des produits) et de la durabilité (des produits, des processus, des modes de vie) est une possibilité que la plupart des économistes ignorent, scotchés qu’ils sont aux bonnes vieilles " lois " du passé : quand la productivité du travail progresse de 1 % par an, il faut une croissance de 1 % pour seulement maintenir l’emploi, et de plus de 1 % pour ajouter des emplois. C’est absolument imparable (à durée du travail inchangée) tant que l’on croit que les chiffres de croissance et de productivité sont l’alpha et l’oméga de l’analyse économique. Mais c’est absolument insoutenable lorsqu’on prend conscience que ces chiffres passent à côté de ce qui va devenir l’essentiel !
Les calculs macroéconomiques de la croissance, de la productivité et du pouvoir d’achat ne tiennent pratiquement aucun compte des gains ou des pertes de qualité et de durabilité. La production d’un kilowattheure d’une centrale à charbon y est comptée comme celle d’un kilowattheure d’une éolienne, la production d’une tonne de blé bio comme celle de la même quantité de blé issu de l’agriculture polluante, celle d’un mètre carré de logement à zéro émission comme celle d’un logement qui gaspille l’énergie, à confort identique. Le gigot néo-zélandais qui a parcouru 18 000 kilomètres en avion-cargo réfrigéré y est équivalent au gigot " propre et sain " de proximité, et, pour peu que le premier soit moins cher, on dira même qu’il améliore notre pouvoir d’achat. Tout ce qui est en train de bousiller les ressources naturelles, l’eau, la biodiversité et le climat compte pour du beurre dans ces comptes du fordisme auxquels nos économistes croient dur comme fer. Ils ne peuvent donc pas envisager une seconde une progression de l’emploi sans croissance " puisqu’il y a des gains de productivité liés au progrès technique ".
Davantage de travail et de valeur ajoutée
Ce qui détermine l’emploi, c’est d’abord la valeur ajoutée et son contenu en travail, et non pas le couple croissance/productivité, qui ne mesure pas l’essentiel des changements en cours et à venir. Or il existe deux grandes façons typiques de faire " progresser " la production.
La première, fordiste, consiste à produire davantage des mêmes choses avec la même quantité de travail. C’est la définition des gains de productivité du travail. Fort bien, tant qu’on oublie qu’il faut en général plus de matériaux, plus d’eau et plus d’énergie, que les uns et les autres sont disponibles en quantités limitées et que certaines ressources naturelles sont proprement vitales. La (trop) forte croissance du passé a dilapidé des ressources clés, dont le climat, et avancé de plusieurs décennies les " pics " (moments où la production commence à décliner) du pétrole et de la plupart des ressources minières, au détriment des générations futures. Et cela continue. La bataille du charbon et d’autres batailles historiques pour toutes les formes d’énergie, pétrole en tête, ont certes permis des gains de productivité énormes, mais fondés sur la mise en coupe réglée de la nature.
La seconde voie, qui va se trouver au coeur du développement durable, consiste à produire et à consommer autrement et plus sobrement d’autres choses (des kilowattheures " propres ", des aliments bio, des mètres carrés à zéro émission, des produits à longue durée de vie et recyclables...). Et cela exige en général davantage de travail et de valeur ajoutée par unité produite que ce qui est nécessaire dans les solutions productivistes. Par conséquent, une réorientation de la production et des modes de vie vers la durabilité, par substitution des productions et des consommations " propres " aux solutions " sales ", va se traduire par... une baisse de la productivité du travail telle qu’on la mesure actuellement, selon des méthodes inadéquates. En revanche, cela n’a aucune raison de réduire la valeur ajoutée globale et l’emploi, bien au contraire.
Une économie dont le principe serait de " prendre soin "
Supposons, premier exemple, qu’on remplace progressivement l’agriculture productiviste, avec ses innombrables dommages collatéraux sur l’environnement et sur la santé, par de l’agriculture biologique de proximité. A production identique en quantité, il faudrait approximativement 40 % à 50 % d’emplois en plus. Les comptes nationaux actuels nous diront alors que la croissance est nulle (même quantité produite) et donc que la productivité du travail baisse (même production en volume, plus de travail). Pourtant, on aura créé de nombreux emplois, la part de la valeur ajoutée agricole aura progressé (ce qui serait une formidable inversion d’une tendance séculaire) et surtout la qualité et la durabilité de la production auront été bouleversées positivement.
Dans un autre secteur essentiel, celui de l’énergie, le scénario NégaWatt, mis au point par une centaine d’experts, prévoit de produire en 2050 autant de kilowattheures qu’aujourd’hui. Les comptes actuels, insensibles à la différence entre des kilowattheures " propres " et des kilowattheures " sales ", diront donc " croissance zéro dans ce secteur ".
Pourtant, selon ce scénario, on pourrait doubler les usages pour chaque kilowattheure en raison des progrès de l’efficacité énergétique : bâtiments mieux isolés, transports, machines et éclairages moins gourmands en énergie, etc. Par ailleurs, on remplacerait progressivement l’énergie polluante par des énergies renouvelables, avec plus d’emplois à la clé, notamment en raison du caractère très décentralisé de cette production. Une étude pour le Fonds mondial pour la nature (WWF) estime que dans l’Hexagone, à l’horizon 2020, 30 % de CO2 en moins signifierait 684 000 emplois en plus.
De même, le remplacement des grandes surfaces commerciales par des commerces de proximité serait créateur d’emplois et réducteur de dommages collectifs divers. Pourtant, la croissance de ce secteur étant mesurée par celle du volume des biens vendus, une telle révolution qualitative sera assimilée à une croissance zéro (et à une chute de la productivité) si ce volume ne change pas.
La liste est longue des secteurs où une stratégie de montée en qualité-durabilité restera invisible dans " les comptes de la croissance ". Les grands gisements d’emplois et de valeur ajoutée du futur pourraient résider dans une économie dont le principe serait de prendre soin des personnes (des services de bien-être sans visée de productivité), des biens (pour les faire durer plus longtemps, les réhabiliter et les recycler, ou pour des logements à isoler), de la nature, de la cohésion sociale, de la qualité et du sens du travail, et de la démocratie. Prendre soin, cela prend du temps, du temps de travail et du temps hors travail. C’est du temps perdu dans une optique productiviste, mais gagné pour une société soutenable. Et cela donne un tout autre sens au travail et à la production.
Organiser le partage des gains de qualité et de durabilité
Le bilan des emplois créés par ces gains de durabilité et des emplois supprimés dans les activités insoutenables serait-il positif à l’échelle globale ? Ce n’est pas exclu. La plupart des activités non durables sont hautement capitalistiques et automatisées et elles ne regroupent qu’une petite minorité des emplois actuels.
Mais alors, il faut se pencher sur la demande de durabilité (écologique et sociale). Le fordisme a su susciter, par des dispositifs puissants (dont la publicité, le crédit...) et avec l’appui d’institutions ad hoc, une avidité permanente d’achat de biens et de services sans cesse multipliés en quantités. C’est ce qu’on a appelé le partage des gains de productivité, qui a été aussi de façon invisible le partage d’un gâteau de plus en plus empoisonné. Ce qu’il faut désormais organiser par d’autres dispositifs, c’est le partage des gains de qualité et de durabilité. Le problème peut être posé ainsi : si on laisse faire le marché, les biens et les services issus de productions durables seront en moyenne plus chers que les anciens, justement parce qu’ils sont plus riches en travail. En réalité, on ne paye pas plus cher pour la même chose, mais pour avoir mieux, sur la base de davantage de travail et de moins de dégradations de l’environnement et de la société. Il n’empêche que, pour beaucoup de gens, ces produits seront d’abord perçus comme étant trop chers pour eux.
Tant que ces productions durables seront inaccessibles à une partie de la population, les indicateurs de durabilité resteront dans le rouge, et les créations d’emplois demeureront limitées par l’insuffisance du pouvoir d’achat durable des ménages aux revenus modestes. C’est pourquoi, pour sauver la planète en préservant le bien-être, il faut réduire fortement les inégalités, à la fois par le haut (d’autant que ce sont d’abord les riches qui détruisent la planète, du fait de leur "pouvoir de consommation" plus grand) et par le bas. Il faut aussi favoriser, par divers dispositifs, la sobriété matérielle à l’opposé de l’avidité consumériste. Il faut investir massivement dans les productions les plus douces pour la nature et pour la société (passer, c’est une image, du produit intérieur brut au " produit intérieur doux ") au prix d’une vague d’innovations multiples, technologiques et surtout non technologiques. Il faut, enfin, édicter des normes de production strictes et faire de la discrimination positive pour les productions durables et de la désincitation pour les autres. Dans tous les cas, la société civile doit s’emparer de ces enjeux pour pousser les institutions publiques à une nouvelle régulation post-fordiste, post-croissance et antiproductiviste s’imposant aux acteurs économiques.