Entretien

" Une situation insupportable du point de vue de la justice sociale "

3 min
Thomas Piketty directeur d'études à l'EHESS, professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Que dit la théorie économique pour expliquer les niveaux astronomiques de certains salaires ?

Elle est peu loquace ! De toute évidence, le marché n’a pas empêché cette dérive. Il remplit de multiples fonctions économiques avec une grande efficacité. Il permet de définir un point de référence autour duquel gravitent la plupart des rémunérations.

Au-delà des multiples facteurs conventionnels qui influent sur le niveau et la structure des rémunérations, les salaires perçus par la masse des salariés peuvent être mis en rapport avec leur productivité marginale - qu’il est possible d’évaluer, ne serait-ce qu’approximativement : on sait à peu près de combien varie la production d’une entreprise avec un ouvrier ou un serveur en plus.

En revanche, pour les quelques centaines de cadres dirigeants des grands groupes, dont les fonctions ne peuvent être dupliquées, les lois du marché ne nous permettent pas d’évaluer la contribution de chacun aux résultats de l’entreprise. Elles ne nous disent rien sur le bon niveau de rémunération au-delà d’un certain seuil. Et si on les laisse faire, les dirigeants se nourrissent de cette incertitude fondamentale pour se servir dans la caisse.

Comment cela se passe-t-il ?

Ce sont les comités de rémunération, composés eux-mêmes d’autres dirigeants, qui fixent les revenus des dirigeants. Ils observent la moyenne des rémunérations dans les autres entreprises et si le dirigeant est plutôt bon - et il n’y a pas de raison qu’il ne le soit pas, car cela signifierait que ceux qui l’ont recruté et qui l’évaluent ne le sont pas -, on lui accorde un revenu plutôt au-dessus de la moyenne, ce qui fait mécaniquement monter celle-ci pour le plus grand bénéfice de tous. Il n’y a donc plus de point de référence objectif, ni de force de rappel.

J’ai cru pendant un certain temps que des améliorations viendraient de réformes de la gouvernance des entreprises, avec, par exemple, des votes séparés des assemblées d’actionnaires sur les rémunérations des dirigeants.

Mais de telles réformes, certes nécessaires, sont insuffisantes et ne changeront presque rien : les actionnaires sont pris dans le même engrenage contagieux que les comités de rémunération, ils ne peuvent stopper seuls cette spirale infernale.

Ne va-t-on pas assister à un retournement de tendance, notamment avec la crise ?

Aux Etats-Unis, l’explosion des hautes rémunérations s’est opérée à partir des années 1980, et on assiste actuellement à une stabilisation. Mais cette stabilisation se fait à un niveau astronomique. Et le retournement ne se fera pas tout seul.

En France, nous sommes complètement à contre-courant et à contretemps. Non seulement nous rattrapons à vive allure les sommets atteints aux Etats-Unis en termes d’explosion des revenus avant impôts des plus riches, mais nous affirmons parallèlement, à travers les réformes fiscales introduites par Dominique de Villepin puis Nicolas Sarkozy, que la priorité absolue est de réduire la progressivité de l’impôt.

Tout cela aboutit à une situation totalement insupportable du point de vue de la justice sociale. Comment pouvez-vous oser expliquer aux gens qu’il faut introduire des franchises médicales afin de faire des économies de quelques euros sur les remboursements de la Sécurité sociale et, dans le même temps, dire qu’il faut absolument laisser la moitié de leurs revenus aux personnes qui gagnent des dizaines de millions d’euros ? C’est évidemment totalement impossible à comprendre, et même si cela ne concerne qu’un nombre assez réduit de personnes, c’est clairement une menace pour le fonctionnement de la démocratie.

Propos recueillis par Philippe Frémeaux

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