Cinq priorités pour réduire les inégalités

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Rendre la société plus juste passe par des mesures concrètes en faveur de l'égalité des chances et pour des hiérarchies moins pesantes.

Comment peut-on réduire les inégalités ? Chacun peut agir en la matière (voir page 148), mais les politiques publiques jouent un rôle essentiel dans ce domaine. Force est malheureusement de constater que depuis dix ou quinze ans, elles restent quasiment muettes sur ces sujets. Certes, il y a eu la création de la couverture maladie universelle (CMU) en 2000 ou du revenu de solidarité active (RSA) en 2009. Mais les politiques publiques ont globalement bien davantage profité aux plus favorisés, notamment via les baisses d’impôts, pour lesquelles des dizaines de milliards d’euros ont été dépensés. Pourtant, il aurait largement pu en être autrement.

Voici cinq thèmes sur lesquels nous proposons quelques leviers d’action, de l’école aux revenus, en passant par les discriminations. Des mesures parfois très simples et peu coûteuses, dont une partie fait l’objet d’un assez grand consensus. Tout n’y est pas, bien sûr, et les conditions d’application de telles mesures ne sont pas toujours évidentes : méfions-nous du " il n’y a qu’à ".

1. Agir dès l’école

Mieux vaut prévenir que guérir. De plus en plus d’experts s’accordent pour dire qu’il faut agir à la racine, en particulier via le système scolaire, et donner véritablement des chances à chacun. Les moyens consacrés aux enfants en difficulté ne sont pas à la hauteur. Il faudrait mettre " le paquet " dès l’école maternelle, grande oubliée des réformes scolaires.

Par ailleurs, au lieu d’introduire de plus en plus de matières de plus en plus tôt (comme l’anglais), au profit des bons élèves, il serait préférable d’allonger les cursus conformément à l’allongement de la vie et se concentrer sur les savoirs de base. Par exemple, pourquoi ne pas apprendre à lire à 7 ans, comme c’est le cas dans les pays scandinaves, au lieu de 5 ou 6 ans ? La proposition paraît incongrue, mais on sait que pour maîtriser la lecture, il faut connaître un certain nombre de mots, et que plus on apprend tôt, plus les enfants de milieux défavorisés ont de chances de se trouver en échec faute de posséder un vocabulaire suffisant.

Par la suite, tout semble fait au profit des enfants les plus favorisés. Notre système d’évaluation rigide et permanente dès le collège produit une " constante macabre " d’élèves en échec, comme l’a dénoncé le professeur André Antibi 1. Dans les comparaisons internationales, les élèves français apparaissent de bon niveau mais peu autonomes, anxieux et très scolaires. Des générations entières ont été placées sur la touche faute de maîtriser suffisamment l’outil mathématique, dont tout le monde constate le rôle trop important dans la sélection, mais qu’aucun ne songe sérieusement à réduire...

2. Redonner du pouvoir aux salariés

Les inégalités de revenus reflètent notamment le niveau de capacité de négociation des salariés au sein de l’entreprise. Le chômage de masse et la précarité ont fait basculer le rapport de force en faveur des directions d’entreprise, au détriment des salariés les plus fragiles et les moins qualifiés.

Sans attendre le retour du plein-emploi, il est d’abord possible de mieux respecter le droit du travail. Les inspecteurs du travail n’ont pas les moyens de jouer leur rôle, notamment dans le domaine des conditions de travail et des statuts. Personne ne conteste que les contrats à durée déterminée, par exemple, sont pour une bonne part renouvelés de façon illégale, pas seulement par des petits entrepreneurs soumis à une concurrence forcenée, mais aussi par de grandes entreprises publiques. Il en est de même du droit d’information et de représentation des salariés, qui se réduit lentement comme peau de chagrin.

L’émergence de nouveaux droits, associés à la personne plutôt qu’à son emploi, permettrait-elle de redonner des pouvoirs aux salariés malgré la précarisation des emplois 2 ? Le droit individuel à la formation (DIF) de vingt heures par an va dans ce sens, mais il demeure encore insuffisamment accessible pour les moins qualifiés et pour les travailleurs précaires.

3. Mieux redistribuer, à tous les niveaux

Un débat oppose ceux qui voudraient redistribuer la richesse et ceux qui pensent qu’il faut réduire les inégalités " primaires " (avant redistribution). Mais il n’y a rien de tel pour réduire les inégalités à la base et permettre à tous les citoyens d’accéder à un niveau de vie décent que de redistribuer la richesse ! Les prestations du système de protection sociale, du revenu de solidarité active (RSA) aux allocations logement en passant par les allocations familiales, jouent un rôle essentiel pour amortir les conséquences du chômage pour des millions de foyers.

Et réduire les inégalités passe sans doute d’abord par l’élévation de minima sociaux, qui sont, en France, parmi les plus faibles de l’Union européenne. La redistribution de la richesse s’effectue non seulement par la façon dont on distribue, mais aussi par le mode de prélèvement. De ce côté, depuis dix ans, les politiques fiscales consistent essentiellement à réduire l’impôt sur le revenu ; or cet impôt est celui qui corrige le plus les inégalités...

Comment mieux distribuer 3 ? D’abord en supprimant au maximum les dispositifs de " niches fiscales ", qui constituent de véritables privilèges pour certains contribuables. Ensuite, en s’attaquant à la mesure la plus coûteuse pour l’Etat : le mécanisme du " quotient familial ", qui n’existe que dans l’Hexagone et qui consiste à alléger l’impôt des familles selon le nombre d’enfants qu’elles ont à charge et en proportion croissante de leur niveau de revenu (avec tout de même un plafond). Enfin, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui constitue la plus importante des ressources fiscales de l’Etat, pourrait jouer un rôle davantage redistributif, par une modulation des taux en fonction du type de biens ou de services.

4. Renforcer les services publics

En diminuant les impôts, la France choisit d’accroître le pouvoir d’achat des catégories aisées plutôt que d’améliorer la qualité de ses services collectifs, du niveau national au niveau local. Or les services collectifs, de l’éducation à la santé en passant par les transports, le logement et la culture, sont des facteurs de réduction structurelle des inégalités et de mobilité sociale.

Encore faut-il permettre à chacun d’avoir accès aux services publics existants. De l’enseignement supérieur aux politiques culturelles, certains de ces services profitent avant tout à une minorité aisée. Doit-on pour autant rendre payants l’université ou l’opéra ? Ce serait renoncer au fond à l’objectif, peut-être irréaliste, d’une réelle démocratisation.

Il faut aussi se donner les moyens de répondre à des besoins collectifs nouveaux. Tout le monde dénonce, par exemple, l’insuffisance des capacités d’accueil en crèche, qui permettraient aux femmes de mieux conjuguer vie professionnelle et vie familiale compte tenu de l’inégal partage des tâches domestiques, qui relève des relations entre hommes et femmes au sein du couple (voir encadré ci-dessous). Mais les politiques publiques n’ont jamais été à la hauteur depuis vingt ans. Il en est de même dans le domaine du logement social, dont le parc ne progresse pas assez.

Zoom L’égalité, côté aspirateur

Les plus ardents défenseurs de l’égalité oublient souvent qu’elle ne s’arrête pas au diplôme ou à l’emploi, mais qu’elle comprend aussi le fait de passer l’aspirateur... L’inégalité dans la sphère domestique a une répercussion sur les carrières professionnelles des femmes, mais aussi sur leurs loisirs, leurs activités associatives ou leur engagement politique.

Les politiques publiques ne peuvent agir directement dans ce domaine. L’essentiel se joue dans l’éducation, dès la plus petite enfance : les rôles sont très rapidement distribués. L’évolution des mentalités est d’autant plus lente que l’on fait peu de choses pour les améliorer. Les 35 heures ont été décriées dans de nombreux milieux, surtout par les hommes... Pourtant, 60 % des femmes indiquent que la réduction du temps de travail leur a permis de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Les femmes sont de fait les premières victimes de la remise en cause des 35 heures. Pour les femmes cadres, la pratique très française et très masculine de dépassement des horaires en fin de journée est particulièrement pénalisante.

Enfin, un véritable service public d’accueil des jeunes enfants avant l’école maternelle serait un pas en avant pour davantage d’égalité.

5. Lutter contre les discriminations

La politique de lutte contre les discriminations est l’objet d’une grande hypocrisie. Nombreux sont ceux qui se satisferaient de compter autant de femmes " pédégères " que d’hommes et quelques présentateurs de couleur au journal télévisé. En revanche, que les femmes et les étrangers soient aux premières loges de la précarité et des bas salaires, que le système scolaire soit taillé sur mesure pour les enfants des catégories aisées n’inquiète pas grand monde.

Toutefois, même si l’arbre des discriminations cache souvent la forêt des inégalités sociales, leur existence constitue une plaie pour la société française. Les outils en la matière ont été multipliés : les chartes et autres labels fleurissent, une Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) a été créée. Mais quand les choses sérieuses se présentent, les labels et autres chartes de bonne volonté sont mises au rancart. La diversité n’empêche en rien la précarité, que les mêmes patrons revendiquent et qui frappe en premier lieu les femmes et les moins qualifiés, dont une grande part de personnes issues de l’immigration. Cette hypocrisie est largement partagée : les principaux partis politiques eux-mêmes préfèrent payer des amendes plutôt que d’appliquer la loi sur la parité qu’ils ont votée 4.

  • 1. Dans La constante macabre ou comment a-t-on découragé des générations d’élèves ?, éd. Math’Adore, 2003.
  • 2. Voir notre entretien avec Robert Castel page 144.
  • 3. Voir aussi page 140.
  • 4. Voir également le point de vue de Gwénaële Calvès page 146.

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