Quelles sont les clés de la productivité ?

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La mesure de l'efficacité économique est aujourd'hui chargée d'enjeux, qu'il s'agisse des interrogations sur le déclin français, le renouveau de la croissance américaine ou la concurrence chinoise. Dans ces débats, les statistiques de productivité jouent un rôle important.

1. Que faut-il mesurer ?

La productivité est le rapport entre une production et les facteurs qui ont permis de la réaliser. Il y a trois grandes mesures de la productivité, qui rapportent la production à différents facteurs de production : le travail, le capital ou l’ensemble des facteurs utilisés.

La productivité du travail est l’indicateur le plus important, car il " n’y a de richesse ni de force que d’hommes ", pour reprendre les propos du penseur du XVIe siècle Jean Bodin. Ce qui signifie, entre autres choses, que le nombre d’hommes est, en longue période, le facteur qui limite la production. Accroître la productivité du travail est donc la seule manière d’augmenter le niveau de vie, et les différences dans le niveau de la productivité du travail constituent la principale explication des écarts de niveau de vie des populations.

Cependant, la hausse de la productivité du travail au fil du temps s’explique en grande partie par l’utilisation de capital, qu’il s’agisse de machines ou d’idées. L’analyse de la productivité du travail et de son évolution oblige donc à s’intéresser à l’efficacité avec laquelle le capital est mis en oeuvre. On calcule donc aussi une productivité du capital.

La troisième notion est celle de productivité de l’ensemble des facteurs de production, appelée productivité globale, ou totale, des facteurs. Elle est calculée en rapportant la production au volume de travail et de capital utilisé 1. C’est la meilleure mesure de l’efficacité globale d’un processus productif. Elle est souvent présentée comme une mesure du progrès technique, ce qui traduit bien la façon très large dont les économistes définissent cette notion.

La productivité est une notion utile pour les entreprises, en particulier lorsqu’il est possible de la mesurer pour des opérations précises ; mais leur référence essentielle est la rentabilité, puisque leur objectif est le profit. Au niveau de l’ensemble de l’économie, en revanche, la productivité est un indicateur essentiel.

2. Comment mesurer ?

La productivité du travail mesure le rapport entre la production et le volume de travail utilisé. La production est mesurée par la valeur ajoutée, différence entre la valeur de la production et celle des biens et services transformés ou détruits dans le processus de production. Une première difficulté vient du fait qu’une entreprise (ou un pays) peut réaliser elle-même certaines opérations ou les sous-traiter, auquel cas ces opérations ne sont pas comptées dans la production. Comme la productivité des opérations sous-traitées peut différer de la productivité moyenne, les comparaisons sont faussées. Ainsi, la délocalisation d’opérations à faible productivité des Etats-Unis vers l’Asie entraîne artificiellement une hausse de la productivité américaine par rapport au passé ou aux pays qui délocalisent moins.

Une autre difficulté, bien plus sérieuse, vient de ce que l’unité de mesure de la production est la monnaie. Celle-ci change de valeur au cours du temps et n’est donc pas un instrument fiable. Par exemple, la hausse du prix d’un téléviseur reflète-t-elle une amélioration de sa qualité (durée de vie, performances, consommation électrique...), et donc de sa valeur, ou est-elle un simple phénomène d’inflation ? Comment comparer le prix des téléviseurs à tube et à écran plat ? Les statisticiens ont affiné au fil du temps les méthodes destinées à mesurer les améliorations de qualité, mais ces méthodes demeurent très imparfaites ; des contestations naissent régulièrement sur la mesure de l’inflation, donc sur celle de la production et de la productivité.

Zoom Comment comparer les productivités entre pays ?

Il est délicat de comparer la productivité de pays différents s’ils n’emploient pas la même monnaie, car il est difficile d’exprimer les niveaux de productivité en une unité monétaire commune, les taux de change courants connaissant d’importantes fluctuations, sans rapport avec les changements de valeur de la production. Ainsi, la montée de l’euro ne traduit pas vraiment un enrichissement de la zone euro par rapport au reste du monde. La solution du problème consiste à calculer des taux de change tels que les prix des biens dans tous les pays soient les mêmes, appelés taux de change assurant la parité des pouvoirs d’achat . Plus précisément, ces taux de change doivent égaliser la valeur d’un panier de biens et de services représentatifs de la consommation des ménages, sur la base de la structure de la consommation effectivement constatée (part du budget consacrée à l’alimentation, au logement, à la santé, etc.).

Un tel calcul ne poserait pas de gros problèmes si la structure de la consommation était la même, mais il n’en est rien : d’un pays à l’autre, les budgets des ménages ne sont pas utilisés du tout de la même façon. Le mode de vie, le degré de socialisation des dépenses, le niveau de vie varient et déterminent une structure du budget des ménages spécifique. Exemple extrême, le produit intérieur brut (PIB) par habitant en parité des pouvoirs d’achat de la Chine varie de 1 à 3 selon que la structure de la consommation retenue est celle des Etats-Unis ou celle de la Chine ! Les calculs en parité de pouvoir d’achat sont donc sujets à caution pour des pays à structures de consommation très différentes.

En admettant que ces calculs soient d’une précision acceptable, productivité et taux de change donnent une comparaison de compétitivité. Mais la concurrence internationale ne porte que sur une partie de la production. Le taux de change en parité de pouvoir d’achat devrait donc seulement tenir compte des prix des biens échangés. L’économiste Bela Balassa a montré il y a cinquante ans que les taux de change en parité des pouvoirs d’achat habituels, fondés sur l’ensemble des biens et des services, surestiment la compétitivité des pays les moins développés. Compte tenu du taux de change du yuan, il n’est pas facile de connaître avec précision le niveau de la productivité en Chine. Inversement, les affirmations selon lesquelles la monnaie chinoise est sous-évaluée sont invérifiables.

Ces incertitudes ne seraient pas trop gênantes si l’erreur éventuelle de mesure était toujours du même ordre de grandeur, puisque c’est moins le niveau que la variation de la productivité qui importe. Mais les difficultés naissent du changement des produits, alors que l’innovation et le renouvellement des gammes s’accélèrent en permanence, accentuant les risques d’erreur de mesure : un tiers des produits est remplacé ou modifié chaque année. Ces difficultés de mesure de la production sont exacerbées dans le secteur des services, qui représente aujourd’hui la plus grande partie de la production et de l’emploi. La variation de la qualité y est encore plus difficile à saisir que dans l’industrie. Surtout, la production est souvent malaisée à définir et à mesurer. Les leçons de ski (comme le conseil juridique ou la réparation automobile) sont facturées à l’heure. Si le progrès technique entraîne un gain de productivité (les skis paraboliques accélèrent l’apprentissage du ski), il est possible de se débrouiller seul au bout de quelques cours. Il y a un gain de productivité si le service acheté est l’apprentissage des bases du ski. Mais si le client veut surtout skier en groupe ou être sécurisé par la présence d’un moniteur, il n’y a guère de gain de productivité possible.

Quant aux services non marchands tels que l’éducation ou l’hôpital, leur production, qui n’est pas vendue, est arbitrairement évaluée par le coût des facteurs de production utilisés. Aucun gain de productivité ne peut apparaître, puisque le coût des facteurs se retrouve à la fois au numérateur et au dénominateur de la fraction. Malgré des efforts importants pour mettre au point des indicateurs de productivité des hôpitaux ou de la police, il semble illusoire d’espérer une mesure comparable à celle des biens et des services marchands. Le plus souvent, les mesures de productivité sont d’ailleurs limitées au secteur marchand.

Le dénominateur du rapport qui mesure la productivité pose aussi problème. La productivité du travail rapporte la production à la quantité de travail utilisée, généralement le nombre d’heures travaillées ou l’effectif employé. Des problèmes techniques naissent du calcul de la durée du travail dans certaines professions 2. Mais la difficulté essentielle est qu’une heure de travail n’est pas une unité homogène. Le travail peut en effet être plus ou moins intense et plus ou moins qualifié. Un coursier peut raccourcir son temps de trajet en utilisant du capital (un vélo, par exemple) : c’est un gain de productivité du travail. Il peut aussi courir : c’est un gain d’intensité. La différence est que, le coursier ne pouvant courir indéfiniment, l’augmentation de l’intensité se paie à un moment ou à un autre et ne peut se maintenir indéfiniment.

En général, la qualification influe positivement sur la performance. Faut-il tenir compte de ce facteur d’efficacité dans la mesure de la productivité du travail ? La question peut avoir un sens s’il s’agit d’apprécier la performance d’une entreprise. En effet, il est probable que le coût du travail augmente avec sa qualification, et il ne serait pas intéressant pour une entreprise d’accroître modérément sa productivité au prix d’une forte hausse de sa masse salariale. Une solution est de remplacer, dans le calcul de la productivité du travail, la quantité de travail par sa valeur, la masse salariale, en faisant l’hypothèse - très fragile - que les salaires mesurent correctement les qualifications.

Calculer la productivité du capital est également compliqué, car la valeur du capital est mal connue. Si l’on connaît le volume de capital acheté par les entreprises, on en sait moins sur sa durée de vie. Des enquêtes sont faites de temps à autre pour tenter d’en avoir une estimation, et il est probable que cette durée de vie diminue au fil du temps. Autrefois composé principalement de bâtiments et de machines électriques, le capital des entreprises comprend aujourd’hui beaucoup de matériel et de logiciels informatiques, qui se périment à grande vitesse. Une nouvelle difficulté pour les comparaisons dans le temps.

3. Quelle interprétation ?

Faut-il arrêter sa lecture avec la certitude que les mesures de productivité sont arbitraires ? Pour des pays suffisamment proches ou des périodes de temps qui ne sont pas trop longues, les mesures de productivité sont tout de même assez précises pour que les différences constatées aient un sens.

Les gains de productivité n’ont cessé de ralentir dans la zone euro, notamment en France. Cette évolution est souvent présentée positivement, lorsque les commentateurs évoquent une croissance " riche en emplois ". Cette vision est légitime dans la mesure où le problème majeur des économies de la zone euro est le chômage. De fait, le ralentissement des gains de productivité est lié à des politiques favorisant les emplois peu qualifiés et peu productifs, ainsi que le travail à temps partiel (ce qui joue sur la productivité par tête). Mais une croissance riche en emplois est une croissance qui n’enrichit pas, et l’écart de niveau de vie se creuse avec le Japon, la Norvège ou la Suède, et surtout avec les Etats-Unis.

Depuis 1995, les gains de productivité s’accélèrent en effet de l’autre côté de l’Atlantique. Il a fallu un certain temps pour prendre la mesure de cette accélération. Celle-ci pouvait sembler limitée au secteur des technologies de l’information et de la communication, et artificielle car impulsée par la bulle financière, à l’origine d’un effort d’investissement exceptionnel. Ces interrogations sont aujourd’hui levées : il y a eu rupture de croissance due au progrès technique aux Etats-Unis, pas en Europe (sauf dans les pays scandinaves). Alors que la productivité augmentait plus vite en Europe qu’aux Etats-Unis depuis longtemps, l’inversion de tendance est nette (voir tableau ci-contre). Les performances françaises sont un peu meilleures que la moyenne européenne, du fait de la bonne tenue de la croissance entre 1998 et 2001, qui a permis de mieux utiliser le capital. La réduction du temps de travail, qui a entraîné un allongement de la durée d’utilisation du capital, a également concouru à ce résultat.

Taux de croissance

Lecture : le taux de croissance de la production (le PIB) résulte de la croissance du nombre d’heures travaillées, du capital utilisé et du progrès technique.

Taux de croissance

Lecture : le taux de croissance de la production (le PIB) résulte de la croissance du nombre d’heures travaillées, du capital utilisé et du progrès technique.

Ici encore, il serait bon de pouvoir introduire un correctif pour tenir compte de l’intensité du travail. En général, celle-ci augmente lorsque la durée du travail diminue, ce qui est une bonne raison pour que les entreprises de certaines branches privilégient le temps partiel. Une partie indéfinie de la hausse de la productivité est en fait une hausse de l’intensité du travail liée au raccourcissement de sa durée 3. Dans la mesure où la durée du travail a nettement diminué en Europe alors qu’elle restait stable aux Etats-Unis, la prise en compte de l’intensité du travail accentuerait encore plus le contraste.

L’effet de ciseau des productivités entre les deux zones s’explique autant par un effort d’investissement plus élevé que par un progrès technique plus rapide aux Etats-Unis, les deux étant d’ailleurs liés. Les firmes américaines utilisent plus de matériel informatique et de logiciels que les firmes européennes. Leur matériel est souvent plus récent. Les études empiriques mettent l’accent sur le rôle des réorganisations : l’efficacité des investissements en technologies de l’information et de la communication est nettement plus grande si elle est accompagnée de changements dans l’organisation de la production. Sur ce plan aussi, l’écart se creuse. L’augmentation de la productivité aux Etats-Unis tient également au fait que les firmes américaines ont procédé, ces dernières années, à la délocalisation de nombreuses activités à faible productivité vers l’Asie, alors que ce mouvement est plus faible en Europe.

Si les difficultés de mesure incitent parfois à s’interroger sur la signification de la productivité, celle-ci reste néanmoins, on le voit, un indicateur important pour comparer la dynamique des niveaux de vie.

  • 1. L’OCDE utilise une troisième dénomination, celle de productivité multifactorielle, pour souligner le fait que le travail et le capital ne sont pas nécessairement les seuls facteurs de production et qu’il peut y avoir des facteurs " cachés " qui influent sur la production, comme une localisation privilégiée, un savoir-faire, etc.
  • 2. Un problème plus limité vient de la comptabilisation des intérimaires dans la branche " service aux entreprises " et non dans celle dans laquelle ils opèrent leurs missions. Le recours croissant à l’intérim dans l’industrie se traduit donc par une surestimation des gains de productivité dans ce secteur et par une sous-estimation dans les services.
  • 3. Sur la semaine comme sur la vie entière : garder une place pour les seniors dans l’entreprise, comme il en est question aujourd’hui, suppose une réflexion sur l’intensité du travail.

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