Le retour de la contrainte extérieure ?

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Le retour des déficits commerciaux signe-t-il la réapparition d'une contrainte extérieure sur la croissance ? La montée du déficit français est une mauvaise nouvelle, mais son ampleur demeure limitée. Pour les Etats-Unis, en revanche, les déséquilibres sont massifs et leur résorption pourrait peser sur la croissance américaine et mondiale.

1. La loi d’airain de la contrainte extérieure

Les déficits extérieurs reviennent dans l’actualité, en France et aux Etats-Unis notamment. Dans les années 1970 et 1980, un déséquilibre de la balance commerciale ou de la balance courante était considéré comme un problème grave dans de nombreux pays, notamment en France. Un déficit a en principe plusieurs conséquences négatives : il réduit l’emploi correspondant à un certain niveau de revenu, fait baisser le taux de change de la monnaie nationale et accroît l’endettement du pays à l’égard du reste du monde. Cet endettement sème bientôt le doute quant à la capacité du pays à rembourser ses dettes. Les capitaux étrangers désertent alors le pays et il lui faut acquitter des taux d’intérêt très élevés pour pouvoir emprunter de quoi payer les déficits.

En théorie, un déficit extérieur devrait être corrigé par une baisse du taux de change, qui restaure la compétitivité en rendant les exportations meilleur marché et les importations plus coûteuses. Dans un système de change fixe, ce mécanisme soumet le taux de change officiel à des pressions pouvant mener à une dévaluation. Dans un système de changes libres ou flottants, cette baisse du taux de change peut résulter du jeu des forces du marché : un pays en déficit doit vendre sa propre monnaie pour acheter la monnaie internationale nécessaire pour payer les importations, ce qui en fait baisser le taux de change.

Ce remède est devenu inopérant dans les années 1970, car l’inflation était à cette époque un problème central des économies développées. Et la diminution du taux de change renforce l’inflation. L’économie se trouve alors en proie à un enchaînement négatif : le déficit fait baisser le taux de change, ce qui renchérit les importations incompressibles, telles que le pétrole. Ce renchérissement nourrit l’inflation et... affaiblit la compétitivité. En outre, les mouvements de capitaux ont pris une grande ampleur dans les années 1980. Or un déficit fait craindre une baisse de la monnaie, donc une perte en capital pour les personnes qui ont placé des capitaux en France. Le déficit entraîne de ce fait immédiatement la hausse des taux d’intérêt 1, ce qui déprime la croissance.

La baisse du taux de change n’est donc plus une solution, d’autant que, dans les années 1980, la France s’engage à maintenir un taux de change fixe avec ses partenaires européens. La seule solution à court terme est alors de réduire les importations par un freinage de la demande, donc de la croissance. La France a fait ce choix en 1982. C’est le mécanisme funeste de la contrainte extérieure, qui a longtemps limité la croissance française.

Seuls les Etats-Unis échappent à cette loi d’airain, par leur capacité à attirer des capitaux dont les entrées viennent compenser le déficit courant, aujourd’hui comme hier. Ainsi le dollar est stable face aux monnaies de l’ensemble des partenaires commerciaux des Etats-Unis malgré le creusement du déficit courant américain pendant des années ou sa diminution depuis 2009. De plus, payant l’essentiel de leurs importations dans leur propre monnaie, les Etats-Unis n’importent pas d’inflation lorsque le dollar baisse. Ils peuvent donc continuer à ajuster leur solde courant par des mouvements de change. Ainsi, ils ont contraint leurs partenaires à réévaluer leurs monnaies en 1985-1987 pour restaurer la compétitivité des produits américains. Le déficit n’a donc pas les mêmes effets pour la France et pour les Etats-Unis.

2. Un déficit venu d’ailleurs

Après une dizaine d’années d’équilibre ou d’excédent de ses échanges de biens et de services avec l’extérieur, la France a renoué, depuis 2004, avec les déficits. Le solde courant s’est détérioré à grande vitesse, passant d’un excédent en 2003 à un déficit de 50 milliards d’euros en 2009. Ce chiffre représente 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) annuel, ce qui est inférieur aux déficits enregistrés au début des années 1980. Néanmoins, le rythme de la dégradation est inquiétant. Les Etats-Unis, de leur côté, sont en déficit depuis plus de vingt ans. Après un retour fugitif à l’équilibre en 1992, le plongeon a été spectaculaire. Le déficit a doublé en sept ans et atteint désormais plus de 6 % du PIB, soit quelque 700 milliards de dollars par an.

Zoom Les déficits américains et l’économie mondiale

Pendant longtemps, le déficit extérieur américain a été la condition de fonctionnement du système monétaire international, car il fournissait les dollars nécessaires aux échanges internationaux. Le dollar n’est plus officiellement une monnaie internationale jouissant d’un statut particulier. Si les détenteurs de dollars décident de placer leurs capitaux sur les marchés américains, c’est en grande partie du fait de l’efficacité de ces marchés. Quant aux banques centrales asiatiques, premières créancières des Etats-Unis, elles sont prises dans un jeu complexe d’intérêts croisés avec les Etats-Unis. En achetant des titres en dollars, elles soutiennent cette monnaie et empêchent de ce fait le yuan ou le yen de s’apprécier exagérément vis-à-vis d’elle, ce qui protège les intérêts des exportateurs asiatiques. S’il est vrai que cette situation permet aux Américains de consommer à crédit, elle permet aussi à l’Asie orientale de fournir un emploi à une grande partie de sa population.

Cet argument est particulièrement fort dans une période où l’épargne semble excessive dans de nombreux pays (le taux d’épargne atteint 50 % en Chine !), de sorte que la consommation américaine est un stimulant essentiel pour la production mondiale. Les Américains estiment d’ailleurs que leur déficit vient d’abord du dynamisme insuffisant de la consommation dans les autres grandes régions. Le déficit structurel des Etats-Unis entraîne également une injection massive et continue de liquidités dans l’économie mondiale, avec des effets conséquents sur les taux d’intérêt. Les taux d’intérêt à long terme, qui sont les plus significatifs pour les entreprises et les ménages, demeurent bas depuis longtemps. C’est une situation favorable à l’investissement. En même temps, cet excès de liquidités joue probablement un rôle important dans les bulles immobilières et financières qui ont conduit à la crise de 2008.

L’ampleur des déficits américains peut également semer le doute quant à la stabilité de la monnaie internationale. Les réserves des banques centrales, qui sont en forte progression, se sont concentrées depuis dix ans sur le dollar et l’euro. L’incertitude sur le dollar pourrait entraîner un jeu de bascule entre ces deux monnaies qui serait néfaste à l’Europe, car le taux de change de sa monnaie s’apprécierait fortement. Le déficit américain affecte donc de nombreuses façons l’économie mondiale, mais cette influence n’est pas entièrement négative.

Ce plongeon annonce-t-il le retour de la contrainte extérieure ? Pour la France, un changement radical s’est produit : elle est passée à l’euro, ce qui veut dire que la baisse du taux de change, la fuite des capitaux et la hausse des taux d’intérêt ne sont plus à craindre, au moins au plan national. La contrainte extérieure est moins immédiate et impérative grâce à la devise européenne, qui a de ce point de vue un rôle protecteur appréciable.

Cette situation nouvelle comporte cependant de sérieux inconvénients. Le déficit français s’explique pour partie par la hausse du prix de l’énergie, mais il révèle également un certain manque de compétitivité de l’économie hexagonale, face auquel une baisse de l’euro serait bienvenue 2. L’inflation ayant disparu, une telle baisse n’aurait pas d’inconvénient majeur, mais le cours de l’euro prend en compte l’ensemble des pays de la zone. Dans la mesure où celle-ci est à l’équilibre, le cours de l’euro demeure élevé, malgré la crise grecque du début de 2010. Ce qui a fait perdre 1,5 point de croissance en trois ans à l’économie française, selon l’OFCE.

Les spécialistes de la thèse du déclin français font remarquer que l’euro cher n’empêche pas l’Allemagne d’exporter. Il n’explique donc pas tout. La France souffre en effet d’une moins bonne orientation géographique de ses échanges : très peu présente sur les marchés asiatiques en forte croissance, elle échange surtout avec les autres pays européens, dont la croissance est faible. D’autre part, les biens produits sur notre territoire sont très sensibles à la concurrence par les prix, alors que l’Allemagne est plus spécialisée dans des fabrications haut de gamme, pour lesquelles la compétitivité hors prix fait la différence.

Mais ces faiblesses ne sont pas nouvelles et n’avaient pas entraîné de déficit jusqu’en 2003. La nouveauté tient plutôt à l’orientation non coopérative de la politique économique de plusieurs pays européens, à commencer par l’Allemagne. La recherche de la stabilité budgétaire et de la modération salariale a eu pour effet d’y limiter la croissance tout en améliorant la compétitivité. Bref, confrontés à la difficulté de relancer la demande intérieure dans le contexte du pacte de stabilité, l’Allemagne ou les Pays-Bas jouent la carte de la relance par l’extérieur. Les soldes courants français, aussi bien qu’italien ou espagnol sont victimes de cette politique. Ainsi, le solde commercial de la France à l’égard de l’Allemagne est passé de l’équilibre en 1997 à un déficit de 19 milliards d’euros en 2008.

A écouter les dirigeants américains, les causes du déficit des Etats-Unis semblent du même type : consommation insuffisante en Chine et au Japon, yuan sous-évalué conduisant à un gonflement des importations américaines en provenance de l’Asie, alors que les exportations sont entravées par la faiblesse des marchés étrangers. Cette analyse est contestable au regard de la faiblesse de l’épargne américaine, tombée à zéro en 2007. Le niveau de la consommation aux Etats-Unis y dépasse les possibilités de production. Certes, face au déficit, les Américains semblent plus libres de mener une politique de change conforme à leurs intérêts. Leur situation est pourtant à bien des égards précaire.

3. Les risques de l’endettement

Si le déficit n’entraîne pas de chute brutale de la monnaie, pour quelle raison faudrait-il s’en préoccuper ? Par peur du chômage dans le cas de la France et de la dette dans le cas des Etats-Unis. Un pays en déficit produit moins que ce que son revenu permettrait. Le nombre de personnes employées y est donc moindre. Pour la France, un déficit extérieur de 1 % du PIB entraîne une perte d’environ 470 000 emplois, ce qui n’est pas négligeable. Cependant, s’il fallait une baisse des salaires pour obtenir un redressement des échanges, la perte de demande intérieure annulerait les bienfaits de ce redressement.

Les perspectives ne sont pas bonnes en matière de compétitivité : la France a été peu touchée jusqu’ici par la délocalisation des activités de services que connaissent les pays anglo-saxons dans des domaines aussi variés que l’audit, les services informatiques, voire la recherche appliquée. Ces délocalisations semblent inévitables, car elles entraînent des gains de productivité par l’accentuation de la spécialisation et de la concurrence ; il est également plus intéressant de délocaliser des activités de services, où les coûts directs de main-d’oeuvre représentent 70 % du coût total, comme les centres d’appels, que des activités industrielles hautement mécanisées, où ils ne représentent plus que 5 % du coût total. La question de long terme est de savoir si la France est capable de compenser ces délocalisations en exportant davantage de biens et de services sophistiqués, moins concurrencés par les puissances émergentes.

Variation 1990-2004 de la position nette des Etats-Unis, en % du PIB

Lecture : les Etats-Unis ont importé, de manière cumulée entre 1990 et 2004, l’équivalent de près de 35 % de leur produit intérieur brut (PIB). Ce qui s’est traduit par une augmentation de leur dette extérieure rapportée au PIB de seulement 21 % grâce à la valorisation de leurs actifs à l’étranger et à une croissance rapide de leur économie.

Variation 1990-2004 de la position nette des Etats-Unis, en % du PIB

Lecture : les Etats-Unis ont importé, de manière cumulée entre 1990 et 2004, l’équivalent de près de 35 % de leur produit intérieur brut (PIB). Ce qui s’est traduit par une augmentation de leur dette extérieure rapportée au PIB de seulement 21 % grâce à la valorisation de leurs actifs à l’étranger et à une croissance rapide de leur économie.

Le problème se pose différemment aux Etats-Unis. Un lobby protectionniste s’est constitué autour de la défense de secteurs traditionnels tels que l’acier, et certaines régions industrielles sont durement touchées, comme l’Ohio. Mais, au niveau national, l’impact du déficit extérieur est limité, car la capacité du pays à faire financer son déficit par l’extérieur permet de maintenir une croissance forte (en dehors de la crise de 2008).

L’autre risque est l’endettement résultant des déficits cumulés. Ce risque est pour l’instant limité dans le cas français, car les déficits cumulés sont modestes et la position extérieure nette de la France est restée positive jusqu’en 2006. En revanche, il n’est pas certain que l’endettement américain demeure soutenable. Nul il y a vingt-cinq ans, celui-ci atteint un quart du PIB aujourd’hui. Ce niveau n’est pas grave, mais la dégradation est très rapide et pourrait s’accélérer.

Ces dernières années, la progression de l’endettement a été nettement ralentie par le fait que les avoirs des Etats-Unis à l’étranger ont rapporté beaucoup plus que les avoirs étrangers aux Etats-Unis (voir graphique page 153). Ce phénomène surprenant est lié au fait que les étrangers détiennent surtout des bons du Trésor et autres obligations, dont les rendements sont faibles. De plus, les avoirs américains sont libellés en euros ou en yens, alors que les avoirs étrangers aux Etats-Unis sont libellés en dollars. La chute du dollar enrichit donc financièrement les Etats-Unis ! Toutefois, il est impossible de compter sur la poursuite de cet effet de valorisation, qui peut s’annuler ou s’inverser au cours des prochaines années.

4. Que faire ?

Les déficits actuels peuvent-ils être stoppés ? Même si le dollar accentue sa chute, le retour à l’équilibre par une amélioration de la compétitivité est peu probable. Des capacités de production ont été transférées à l’étranger par les entreprises américaines. D’autres ont fermé devant la concurrence. L’emploi manufacturier américain est pour la première fois passé sous la barre des 10 % de la population active. Certes, les créations d’emplois dans les services compensent ces destructions d’emplois, mais les emplois créés le sont majoritairement dans les non tradables, le domaine des biens et des services qui ne font pas l’objet d’échanges internationaux. Ils ne peuvent donc concourir à la restauration de l’équilibre extérieur. Une chute du dollar ne suffira pas à ranimer les capacités de production disparues. L’augmentation de la demande à l’extérieur des Etats-Unis, en Chine ou en Europe, aurait un effet positif, mais limité. La réduction du déficit passe actuellement par la remontée de l’épargne consécutive à la crise de 2008. Elle seule peut entraîner une amélioration durable.

Si elle ne se confirme pas, on peut se demander si le reste du monde va continuer à financer les Etats-Unis. Actuellement, ce financement vient surtout des achats de titres de dette et de l’accumulation de réserves par les banques centrales asiatiques et les pays pétroliers. Les risques de dépréciation du dollar peuvent inciter les créanciers à cesser de placer leur argent aux Etats-Unis par crainte du risque de change ou à exiger des taux d’intérêt élevés, pour tenir compte de ce risque de change. Les banques centrales pourraient être tentées de diversifier leurs réserves, très concentrées sur le dollar.

Avoirs et dettes des Etats-Unis, en % du PIB

Ce risque est limité : où placer de telles sommes, sinon aux Etats-Unis, qui possèdent les marchés financiers les plus vastes et efficients du monde ? Mais il n’est pas nul. Malgré l’avantage d’émettre la monnaie internationale, les Etats-Unis ne peuvent échapper totalement aux contraintes de l’ouverture.

  • 1. Si la monnaie baisse de 5 %, ce qui n’a rien d’exceptionnel, un opérateur ayant placé son argent à 5 % perd tout le profit de son opération. Si la probabilité d’une telle baisse est estimée à 50 %, il faut proposer une rémunération de 7,5 % pour la compenser.
  • 2. Ce qui est vrai pour la France l’est plus encore pour l’Italie ou l’Espagne, confrontées à une perte de compétitivité plus grave.

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