Quel partage des richesses ?

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La part de la richesse créée chaque année qui va aux détenteurs du capital a nettement augmenté depuis le début des années 1980, même si beaucoup d'incertitudes entourent la mesure de cette évolution. La fiscalité est aujourd'hui favorable au capital. Un rééquilibrage serait souhaitable au bénéfice des salariés, mais est-il possible ?

1. L’évolution spectaculaire du partage du revenu

Dans une économie de marché, la vente de la production fournit le revenu des facteurs qui ont servi à la réaliser. Une fois payés les achats de biens et de services transformés ou détruits au cours de la production, reste la valeur ajoutée (*) créée par l’entreprise. Une fois retirés les impôts à la production (taxe foncière...), cette valeur ajoutée est partagée entre les salaires et les charges sociales (la rémunération du travail (*)) et l’excédent brut d’exploitation (la rémunération du capital (*)). Cet excédent, soumis à l’impôt sur les bénéfices des sociétés, sert à financer les investissements et à rémunérer les apporteurs de capitaux (prêteurs et propriétaires). Le partage du revenu qui en découle est souvent mesuré par le taux de marge (*), qui rapporte la rémunération du capital au revenu total dégagé par la production, revenu que représente la valeur ajoutée. Ce taux de marge dépend évidemment beaucoup de la quantité relative de main-d’oeuvre utilisée pour obtenir une production. Il est ainsi bien plus élevé dans la production et la distribution d’énergie (environ 60 %) que dans le bâtiment (environ 30 %), secteur bien plus intense en main-d’oeuvre.

Il n’existe pas de loi économique précise déterminant un taux de marge idéal. Tout au plus peut-on supposer qu’un partage du revenu trop favorable au capital nuit à la consommation, car les salaires sont davantage consommés que les profits. A l’inverse, un partage trop favorable au travail pénalise l’investissement, car les capitalistes manquent de moyens financiers et d’incitations à investir. Le partage du revenu devrait donc rester stable. C’est ce qu’on observe en général, ce partage se maintenant autour de deux tiers pour le travail et un tiers pour le capital. Aussi est-il frappant de constater (voir graphique ci-contre) que la part des salaires dans le revenu a connu en France de très fortes variations depuis le début des années 1970.

Dans un premier temps, cette part des salaires a augmenté dans de grandes proportions, atteignant des niveaux inconnus jusqu’alors. Cette progression s’est faite en trois sauts successifs, qui correspondent aux fortes hausses des salaires en 1968 et aux deux chocs pétroliers. Ces derniers s’analysent comme un prélèvement extérieur sur la valeur ajoutée qui, en l’absence de correction salariale, pèse principalement sur les entreprises. De ce fait, celles-ci s’endettent et freinent leurs investissements. Il est important de noter que les années 1980-1983, souvent prises comme références par ceux qui veulent dénoncer l’augmentation des profits, ne sont pas un point moyen mais un point bas, probablement insoutenable. Un examen plus attentif révèle que le déséquilibre se crée essentiellement au moment du premier choc pétrolier. Les salaires réels continuent d’augmenter rapidement, alors que la productivité du travail ralentit, sous l’impact du freinage brutal de la croissance. Il faudra treize ans pour que le rapport entre salaire réel et productivité revienne à son niveau de 1974.

Part des salaires dans la valeur ajoutée, en %

N. B. : le calcul est fait en tenant compte de la salarisation croissante de l’économie et en faisant l’hypothèse que le revenu des entrepreneurs individuels est égal au revenu moyen.

Part des salaires dans la valeur ajoutée, en %

N. B. : le calcul est fait en tenant compte de la salarisation croissante de l’économie et en faisant l’hypothèse que le revenu des entrepreneurs individuels est égal au revenu moyen.

A partir de 1983, la tendance s’inverse et la politique de rigueur salariale vient corriger le déséquilibre. Mais cette correction va plus loin que le simple retour à l’équilibre antérieur : la part des salaires est réduite bien en deçà des niveaux moyens de long terme. Selon certaines mesures, la part des profits dans le revenu n’a jamais été aussi grande depuis que des données existent. Cette nette tendance à la baisse de la part des salaires se retrouve dans d’autres pays européens, comme l’Italie ou l’Allemagne. Toutefois, en France, le partage du revenu est stable depuis 1998.

2. Comment s’explique cette évolution ?

Le partage entre profits et salaires évolue sous l’influence de deux facteurs : le contenu en emplois de la croissance (c’est-à-dire l’inverse de la productivité du travail) et la hausse des salaires. Ce second facteur dépend en grande partie du rapport de force entre capital et travail, entre syndicats et employeurs. Dans les années 1970, ce rapport était plutôt favorable aux salariés, comme l’illustre l’existence de clauses d’indexation des salaires sur les prix, alors que le chômage est encore bas. L’indexation signifie que la hausse du prix de l’énergie importée, consécutive aux chocs pétroliers, se répercute sur les salaires, alors que le prix de la valeur ajoutée, en particulier celui de la production industrielle, augmente nettement moins rapidement du fait de la concurrence. La part des salaires dans la valeur ajoutée s’élève donc.

D’autre part, si les salariés fondent leurs demandes de hausse des salaires sur des gains de productivité anticipés supérieurs aux gains de productivité effectifs, les salaires augmentent plus vite que la productivité, jusqu’à ce que le changement dans l’évolution de la productivité soit pris en compte. C’est ce qui s’est produit dans les années 1970, où il a fallu du temps avant que les salariés n’acceptent l’idée que la croissance avait durablement ralenti, et qu’il n’était donc plus possible d’exiger 3 % à 5 % d’augmentation du pouvoir d’achat chaque année. Cependant, ces hausses de salaires rapides ont incité les entreprises à économiser le travail, en substituant le capital au travail (voir encadré ci-dessous). C’est ainsi que les effectifs employés par les entreprises sont devenus moins importants en 1985 qu’en 1973, alors que le volume de capital continuait d’augmenter. Cette réduction de l’emploi a compensé, mais en partie seulement, l’impact de la hausse des salaires 1.

Les conséquences de cette déformation du partage de la valeur ajoutée sont sérieuses : les entreprises ont moins de moyens pour investir et le capital vieillit. Le gouvernement lance alors, en 1983, une politique de rigueur, marquée notamment par le blocage provisoire des salaires et leur désindexation par rapport aux prix. Cette politique ainsi que la montée du chômage déplacent les rapports de force en faveur du capital, et l’évolution du partage de la valeur ajoutée s’inverse de façon spectaculaire. Par ailleurs, la mondialisation oblige progressivement chaque entreprise à proposer des conditions de rémunération du capital susceptibles d’attirer les investisseurs. Pour rester dans la course et atteindre les fameux 15 % de rentabilité exigés par les fonds de pension et autres détenteurs de gros portefeuilles boursiers, les entreprises françaises s’acharnent à maintenir un taux de marge très élevé, même si c’est au détriment des salaires, donc de la demande qui leur est adressée.

Zoom La substitution du capital au travail

Certains nient l’impact du prix du travail sur la quantité de travail utilisée par l’entreprise. De fait, un constructeur automobile ne va pas bouleverser son organisation du travail parce que les taux d’intérêt ou les salaires connaissent une évolution inhabituelle, même pendant plusieurs années consécutives. Mais si un changement du prix relatif du travail a des effets limités au niveau de l’entreprise, ces effets sont importants lorsqu’on raisonne sur l’économie dans son ensemble. Et ce par le biais de deux mécanismes : si le travail devient relativement meilleur marché dans un pays, les biens ou les services produits utilisant beaucoup de travail vont devenir relativement moins chers. Leur part dans la consommation a des chances de progresser. De fait, la substitution du capital au travail se fait largement par déformation de la structure de la production. Ainsi, la restauration emploie beaucoup plus de monde aux Etats-Unis qu’en France, en liaison avec des salaires moins élevés. Mais ce surplus d’emplois vient moins d’une combinaison productive différente, utilisant plus de personnel pour le service ou la cuisine, que d’une plus forte consommation de services de restauration aux Etats-Unis 1, permise par leur prix moins élevé.

L’autre mécanisme est qu’une baisse du prix relatif du travail va favoriser, au sein d’un secteur, les entreprises qui utilisent beaucoup de travail ; elles gagneront des parts de marché, ce qui augmentera la part du travail dans la valeur ajoutée au niveau sectoriel. Une étude de l’Insee, portant sur les années 1979-1994, fournit sur ce sujet une indication intéressante : la part des salaires dans la valeur ajoutée est en moyenne plus élevée de 5 points dans les entreprises qui disparaissent que dans les entreprises pérennes. La disparition de ces entreprises a donc un effet statistique et se traduit par une élévation globale du taux de marge.

  • 1. Voir Hôtellerie-restauration : héberger et restaurer l’emploi, par Jean Gadrey (dir.), éd. La Documentation française, 2002. Bien entendu, cette forte consommation s’explique aussi par des raisons culturelles.

De leur côté, les Etats-Unis ont connu entre 1997 et 2009 une relative stabilité de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Une situation qui s’explique par la combinaison d’une grande modération salariale et de fortes créations d’emplois. La modération salariale y a été en effet étonnante, surtout si l’on considère que le pays a connu pendant une dizaine d’années le plein-emploi, a priori plutôt propice à des augmentations. Si cela n’a pas été le cas, c’est sans doute en raison de la non-anticipation par les salariés de l’accélération de la productivité américaine en 1995-2000 : ne l’ayant pas prévue, ils ont demandé des hausses de salaires inférieures aux gains de productivité 2. Quant aux créations d’emplois, elles ont été très importantes durant cette période, mais au prix d’une inégalité croissante des salaires du fait de nombreux emplois faiblement rémunérés dans le secteur des services, en particulier dans les services aux ménages, dont la demande augmente rapidement.

Par ailleurs, aux Etats-Unis, les objectifs de profit des entreprises restent compatibles avec la stagnation du taux de marge, grâce à la hausse de la productivité du capital liée aux nouvelles technologies. La France ou l’Allemagne, n’ayant pas réalisé les mêmes investissements, connaissent au contraire une baisse de la productivité du capital, dont l’effet sur la rentabilité est neutralisé en maintenant un taux de marge élevé, ce qui nuit au dynamisme de la demande.

Enfin, la part des salaires ne nous dit rien de sa distribution. Or on sait que le poids des très hauts revenus de la finance et des dirigeants d’entreprises s’est considérablement accru aux Etats-Unis ces dernières années. Comptabilisés en revenus du travail, ils sont en réalité très proches de revenus du capital.

3. Le partage peut-il se redresser en faveur des salaires ?

La volonté de modifier le partage de la valeur ajoutée peut avoir trois motifs plus ou moins convergents : un souci de justice, les salaires ayant augmenté nettement moins vite que les revenus de la propriété depuis vingt ans ; un souci d’efficacité économique, la demande de consommation des ménages manquant de vigueur ; et la nécessité de financer des dépenses supplémentaires de protection sociale, qui s’exprime dans les débats sur les retraites ou la santé.

Est-il réaliste d’envisager un déplacement du partage des revenus ? Le taux de marge est plus élevé aujourd’hui que la moyenne historique et il semble plus haut en France que dans ses pays voisins, à l’exception de l’Allemagne, où la compression des salaires a atteint des sommets 3. Il est également intéressant de noter que le taux d’imposition du capital hexagonal est moins élevé (24 % en 2008) que celui de la moyenne européenne (29 %). Dans une note rédigée pour le Conseil d’orientation des retraites, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a testé un possible déplacement du partage de la valeur ajoutée de 1 point de produit intérieur brut (PIB), obtenu par une hausse de 2,5 % des salaires (sans changement des cotisations). Les conséquences négatives sur la croissance et l’emploi sont très limitées. Elles dépendent des réactions des entreprises, qui peuvent choisir de s’endetter pour compenser la baisse du taux de marge, de réduire leurs investissements ou de distribuer moins de dividendes.

Si cette troisième hypothèse se réalisait, taxer les revenus du capital serait pertinent. En effet, dans les années 2000, la part des richesses distribuée aux propriétaires des entreprises a considérablement augmenté. En 1999, 19 % de la valeur ajoutée des sociétés servent à financer les investissements et les placements et 13 % sont distribués aux propriétaires. En 2009, investissement et placements ne représentent plus que 17 % de la valeur ajoutée, mais 25 % de celle-ci sont distribués aux propriétaires.

Ne peut-on envisager également d’augmenter les cotisations sociales patronales ? Une telle augmentation accroît d’abord le coût salarial, mais elle pèse rapidement sur les salaires. En effet, la hausse des cotisations va être compensée par une augmentation moins rapide ou par une baisse des salaires, surtout si elle est programmée de longue date. Jouer sur les cotisations sociales ne permet donc pas de rééquilibrer le partage des richesses.

Il n’est possible d’agir sur le partage du revenu que par une taxation directe du capital (taxe sur la valeur ajoutée, hausse de l’impôt sur les sociétés, réduction de l’avoir fiscal, etc.). Mais il n’est pas certain que cette taxation ne pèse pas, à terme, sur les salaires, les entreprises se donnant un objectif de rémunération du capital et adaptant investissements et emplois à cet objectif.

Bref, les possibilités d’action sur le partage de la valeur par la fiscalité sont des ajustements délicats et limités, surtout si on les compare aux effets qu’aurait une accélération du progrès technique, qui permettrait de concilier rentabilité, hausse des salaires et hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée.

  • 1. Les études empiriques estiment qu’une hausse du prix relatif du travail de 1 % entraîne en moyenne une baisse de l’emploi de l’ordre de 0,7 % au bout de quelques années. En langage d’économiste, on dira que l’élasticité de substitution du capital au travail est inférieure à 1.
  • 2. Hypothèse développée notamment par Joseph Stiglitz dans " Reflections on the Natural Rate Hypothesis ", Journal of Economic Perspectives vol. 11, n° 1, 1997.
  • 3. Pour une comparaison - toujours délicate - des taux de marge des pays développés, on peut se reporter à l’annexe d’Arnaud Sylvain au rapport du Conseil d’analyse économique (voir " Pour en savoir plus ").

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