La vie idéale des Suédoises

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Les réformes du gouvernement social-démocrate dans les années 1970 permettent à la Suède d'être un des pays les plus paritaires au monde. Cependant, les progrès marquent aujourd'hui le pas. Pourquoi ?

Considérée comme une référence en matière d’égalité entre hommes et femmes, la Suède est en 2010 en quatrième position dans le classement publié par le Forum économique mondial dans le rapport Global Gender Gap, où est analysée chaque année la situation des femmes dans 134 pays 1. Les performances de la Suède en matière d’égalité économique et politique, ainsi que dans les domaines de l’éducation et de la santé, sont le résultat des politiques publiques mises en place dès les années 1970 par l’Etat-providence social-démocrate.

Mais les réflexions à l’origine de cette politique datent des années 1930, période où la Suède était très inquiète pour sa natalité après avoir connu d’importantes vagues d’émigration au XIXe siècle. Même si des préoccupations " raciales " s’y ajoutaient à l’époque, c’est surtout le livre d’Alva et Gunnar Myrdal, Crise dans la population, paru en 1934, qui influença le débat sur ce sujet. Les deux économistes y proposaient d’agir de manière prophylactique contre la baisse de la natalité en renforçant le soutien aux familles, propositions dont les associations locales de la social-démocratie s’emparèrent aussitôt. Les années 1930 furent également marquées par les débuts du règne parlementaire du parti social-démocrate, qui - mis de côté l’intermède du gouvernement d’union nationale pendant la guerre - dura plus de quarante ans 2.

Le temps des réformes

Mais il fallut attendre l’arrivée de la génération des baby-boomers à l’âge d’être parents pour que les propositions des Myrdal s’incarnent dans une politique concrète. En effet, dans les années 1960-1970, rappelle la sociologue Anita Nyberg, " les débats autour de la notion d’égalité se multiplient, tant au sein des partis politiques, et notamment du parti social-démocrate, que des organisations féministes et des agences gouvernementales ". Ainsi, l’imposition conjointe des époux est abolie en 1972 et le revenu des femmes cesse dès lors d’être considéré comme un revenu d’appoint. Comme le souligne la sociologue, " cette loi était un signal très fort envoyé aux familles dans la mesure où elle partait du principe que l’homme et la femme sont égaux et doivent tous deux être en mesure d’assurer leur subsistance ". L’indépendance des femmes est renforcée par une loi facilitant le divorce, votée en 1973. Un an plus tard, le gouvernement social-démocrate transforme le congé maternité déjà existant en congé parental de six mois, puis vote une loi sur l’avortement, qui devient légal pendant les dix-huit premières semaines de grossesse. Chaque femme peut alors décider d’interrompre sa grossesse, sans avoir à en donner les raisons. Cette vague de réformes s’achève en 1979 par l’ouverture aux femmes de la succession au trône de Suède. Les bases législatives de l’égalité entre hommes et femmes sont alors posées et, dans les années 1980, la création de structures publiques d’accueil pour les enfants en bas âge est entamée.

Zoom Les piliers de l’Etat-providence en Suède

En Suède, le modèle social-démocrate de l’Etat-providence repose sur trois piliers. Le premier consiste en des syndicats puissants et représentatifs qui négocient d’égal à égal avec le patronat les accords collectifs régulant le marché du travail. Le deuxième est un système d’assurances sociales qui permet d’indemniser à un niveau élevé les chômeurs, mais aussi les personnes malades et les parents en congé. Enfin, le troisième pilier correspond à un large éventail de services publics, crèches, écoles, maisons de retraite, financés par un haut niveau d’imposition.

La crèche, un droit pour les enfants

Le congé parental suédois est aujourd’hui un des plus longs au monde. Depuis 2002, il permet aux parents de bénéficier d’un congé rémunéré de 480 jours par enfant, chacun des parents ayant droit à deux mois de congés non transférables au conjoint. Les congés restants peuvent être répartis librement entre les deux parents. Les 390 premiers jours sont indemnisés à hauteur de 80 % des revenus du parent concerné, dans une limite de 86 euros par jour, et les 90 derniers jours selon une indemnité journalière. Enfin, les pères ont droit à 10 jours de congés rémunérés supplémentaires à la naissance de chaque enfant. Une fois ce crédit épuisé, les crèches publiques accueillent tous les enfants à partir de 1 an et demi jusqu’à 6 ans, y compris ceux dont les parents sont au chômage.

Zoom Le féminisme islandais, un modèle

L’Islande se classe à la première position du rapport du Forum économique mondial 2010 sur l’égalité hommes-femmes. Ce petit pays de 310 000 habitants fait en effet figure de précurseur dans le domaine des droits des femmes. Celles-ci ont obtenu le droit de vote dès 1915 et l’éligibilité dès 1919. Le pays a aussi été un des tout premiers à autoriser l’avortement, dès 1935, si la vie ou la santé de la femme était en danger, son extension à des motifs économiques datant de 1975. L’année 1975 a aussi été marquée par le lancement par les Nations unies de la Décennie mondiale des femmes, que les organisations féministes islandaises ont souhaité célébrer à leur manière. Le 24 octobre, près de 90 % des femmes ont refusé de travailler, que ce soit dans leur entreprise ou à la maison, afin de dénoncer la double journée des femmes et les écarts de salaires avec les hommes. Cette journée a marqué la société islandaise et a contribué à l’élection dès 1980 de la première femme présidente dans une démocratie - Vigdís Finnbogadóttir -, qui s’est maintenue à ce poste jusqu’en 1996.

Si 80 % des Islandaises travaillent, elles continuent cependant, à qualifications égales, à percevoir un salaire inférieur en moyenne d’un tiers à celui des hommes. Néanmoins, beaucoup d’efforts sont faits pour permettre une bonne conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Le congé de maternité est de neuf mois, réparti entre le père et la mère, avec un minimum de trois mois accordés au père. Les jardins d’enfants sont nombreux. Les étudiantes et les mères célibataires y sont prioritaires et bénéficient de tarifs plus avantageux. Le taux de natalité en Islande est assez élevé par rapport au reste de l’Europe - de l’ordre de 1,92 enfant par femme. En outre, la première maternité arrive en moyenne à 26 ans, sans que cet âge relativement précoce ne pénalise les femmes en termes d’éducation ou de travail.

La crise a fortement touché le pays fin 2008 du fait de l’importante internationalisation de son économie, au secteur financier démesuré. Elle a même entraîné une crise politique, qui a été l’occasion... d’avancées féministes. Le renversement du Premier ministre a d’ailleurs conduit à désigner pour la première fois une femme à ce poste - Jóhanna Sigurðardóttir, qui est en outre une homosexuelle revendiquée. Par ailleurs, nombre de structures se sont créées aussi bien chez les universitaires que dans la finance pour essayer d’apporter à la crise économique une réponse féministe.

Ainsi, les petits Suédois sont aujourd’hui préscolarisés dans leur quasi-totalité. Et si, dans les années 1970, la prise en charge précoce des enfants par l’Etat se justifiait par la volonté des femmes de pouvoir travailler, l’argument désormais utilisé est davantage de nature éducative. " Ce déplacement d’un argument égalitariste à un argument éducatif s’est traduit par le fait que les structures d’accueil des enfants en bas âge ne dépendent plus du ministère des Affaires sociales mais du ministère de l’Education ", relève Anita Nyberg. Grâce à ces mesures, le taux d’emploi est quasi identique pour les hommes et pour les femmes.

Le pouvoir des femmes

De même, le droit de vote a été étendu aux femmes dès 1921, et la Suède est aujourd’hui le deuxième pays au monde en termes de présence féminine au Parlement. 46 % des ministres et 47 % des députés suédois sont des femmes. On assiste également depuis une dizaine d’années à une augmentation de leur proportion aux postes de direction. Ainsi, la part de femmes à la tête d’entreprises privées est passée de 9 % en 1990 à 26 % en 2009, tandis que dans les conseils d’administration, elle a augmenté de 12 points en seulement quatre ans, s’établissant à 18 % en 2006. Ces chiffres sont encore plus spectaculaires lorsqu’on s’intéresse uniquement au secteur public : les femmes constituent actuellement 52 % des cadres dirigeants de l’administration locale, départementale et centrale.

Zoom Les politiques de congé parental en Europe

L’Union européenne impose à ses Etats membres un congé de maternité d’au moins 14 semaines. Mais au-delà de ce seuil légal, chaque pays développe sa propre politique. Et si la majeure partie d’entre eux proposent un congé de maternité qui dure de 14 à 20 semaines, la rémunération qui y est associée reste très diverse. L’Allemagne et la France proposent une indemnité couvrant 100 % du revenu antérieur durant respectivement 14 et 16 semaines, alors que l’Italie assure 20 semaines à 80 %. Certains pays pratiquent une politique assez différente : la Finlande propose jusqu’à 37 semaines de congés, mais n’assure que 66 % du revenu antérieur.

La plupart des pays prévoient donc un congé maternité décent à la mère, mais le droit au congé parental (congé supplémentaire) est beaucoup plus variable. Alors que la Suède propose 13 mois rémunérés à 70 % du salaire initial, d’autres pays n’offrent aucun revenu aux parents désireux de rester plus longtemps auprès de leur enfant après sa naissance (Royaume-Uni, Pays-Bas). La Norvège emporte de loin la palme de la parité sur ce terrain, puisqu’elle propose un congé parental de 12 mois indemnisés à 100 % (ou 14 mois indemnisés à 80 %).

Quant à la place faite au père au sein de ces différents dispositifs d’indemnisation, la brièveté (de 2 à 28 jours) du congé paternité n’est certainement pas de nature à favoriser le taux d’activité des femmes sur le marché du travail. Et certains pays proposent un partage du congé postnatal laissé à l’appréciation des deux parents, alors que d’autres le réservent exclusivement à la mère.

Pour Fred Deven, auteur d’une étude sur les dynamiques des politiques familiales européennes 1, " il existe une tension entre deux conceptions du congé postnatal au sein des pays européens : le droit maternel ou le droit parental ". Cette tension recouvre la fracture entre politiques de retour à l’emploi des mères et politiques favorisant leur maintien au foyer sur une longue durée.

  • 1. " Politiques familiales : développements et dynamique dans certains Etats membres du Conseil de l’Europe ", par Fred Deven, dans Les politiques familiales dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, rapport au Conseil de l’Europe, juin 2009.

Le partage des tâches

La Suède est-elle pour autant le paradis des femmes ? Des inégalités persistent, tant en ce qui concerne les salaires que le type d’emplois occupés. Les femmes sont ainsi plus souvent employées à temps partiel. Elles touchent en moyenne 84 % du salaire des hommes, 93 % à qualifications égales. Des écarts qui ont cessé de se réduire depuis les années 1980, en dépit de la forte hausse du niveau d’éducation des femmes, qui représentent 60 % des inscrits en premier cycle universitaire et 65 % des diplômés.

Autre ségrégation, le secteur public emploie majoritairement des femmes, et ces dernières sont aussi très présentes dans le secteur de l’aide à la personne. Anita Nyberg explique cela en partie par l’affaiblissement du modèle de l’Etat-providence suédois et par une montée générale des inégalités. Par ailleurs, cette politique favorisant l’harmonisation entre vie professionnelle et vie familiale permet à beaucoup de mères de passer du temps auprès de leurs enfants. " Autrefois, les mères organisaient la vie des enfants autour du reste de leurs tâches domestiques, aujourd’hui, celles-ci sont organisées autour de l’enfant ", commente la sociologue 3. De même, les parents, des deux sexes, consacrent beaucoup de temps à l’éducation de leurs enfants et à leur épanouissement. Enfin, même si les pères suédois s’occupent moins de leurs enfants que les mères, ils s’y consacrent davantage qu’il y a vingt ans. Et davantage que les Français.

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