Entretien

Le regard de la société sur les jeunes

7 min
Cécile Van de Velde Sociologue, chaire de recherche du Canada, inégalités sociales et parcours de vie

Comment analysez-vous l’évolution de la perception qu’ont les Français de la jeunesse ?

73 % d’entre eux déclarent avoir une image positive de la jeunesse en général, un chiffre qui varie peu d’une enquête à l’autre (75 % l’an dernier, 73 % déjà en 2011) : il s’agit ici avant tout d’une stabilisation de l’image des jeunes, avec un chiffre assez élevé et donc encourageant. Quand ils parlent de la jeunesse, les Français ont deux images en tête : la jeunesse étudiante, qui "souffre" et mérite donc qu’on la plaigne au nom de l’empathie, et la jeunesse des quartiers, d’autant plus stigmatisée que la première est louée. Ces deux images laissent de côté toute une série d’autres jeunesses : jeunesse salariée, jeunes "décrocheurs", jeunes issus des quartiers qui étudient à l’université, des jeunesses que la société et les décideurs peinent à percevoir, et donc à soutenir. Comme on fait en France du diplôme un passage obligé, un tropisme existe sur les étudiants, renforcé par les vagues de démocratisation scolaire. Quand François Hollande parlait dans son programme de l’allocation d’autonomie, par exemple, c’est en premier lieu à la jeunesse étudiante qu’il pensait. Les jeunes Français seraient soit des étudiants à temps plein, pris en charge par la famille, soit des chômeurs, des "galériens" - un clivage assez trompeur. Une jeunesse dans le système, qui en est victime, et une autre hors système, qui fait d’autant plus peur qu’on ne la connaît qu’à travers le prisme médiatique.

Diriez-vous des jeunes, au travers de leurs comportements, de leurs actions dans la société, que vous en avez une image... ?
Diriez-vous des jeunes issus de quartiers populaires, au travers de leurs comportements, de leurs actions dans la société, que vous en avez une image... ?

Pour autant, l’image des jeunes issus des quartiers populaires semble s’améliorer avec le temps...

Oui, elle est passée de 39 % d’opinions positives en 2011 à 46 % aujourd’hui. Sept points, ce n’est pas rien. Mon hypothèse, c’est que la moindre focalisation médiatique sur les quartiers contribue en partie à cette évolution. Peut-être que la réflexivité des médias par rapport à eux-mêmes a joué un rôle, avec par exemple la meilleure valorisation du travail associatif, le changement d’image du rap... Cela dit, à l’approche des élections, les historiens américains ou européens ont toujours constaté que les bandes de jeunes étaient systématiquement désignées comme les "classes dangereuses" - on ne stigmatise pas toute une génération, mais une fraction de celle-ci. Vecteurs du changement, ils font peur aussi parce que l’avenir fait peur et ils sont vécus comme une menace. Mais les résultats du sondage sont rassurants : alors qu’un peu plus d’un Français sur trois accordait du crédit à cette jeunesse il y a deux ans, ils sont désormais presque un sur deux à le faire...

Avez-vous le sentiment que les jeunes possèdent tous les mêmes chances de réussir socialement ?

Y a-t-il d’autres jeunesses occultées par l’opinion publique ?

La jeunesse rurale, par exemple, soumise pourtant de plus en plus à des processus d’enfermement assez similaires à ceux que l’on a pu décrire concernant certains jeunes des quartiers. Parfois, il devient difficile de partir, car le territoire est la seule ressource, alors même qu’il n’existe aucune possibilité d’emploi sur place. L’émergence de cette nouvelle inégalité des jeunes face à la mobilité est une donnée rarement prise en compte. Une jeunesse urbaine, issue du coeur de ville, très ouverte à la mobilité, fait face à la jeunesse rurale, à certains pans de la jeunesse des quartiers, et jusqu’à certaines classes moyennes des banlieues, qui éprouvent de grandes difficultés à partir et restent longtemps chez leurs parents.

Parmi les critères suivants, quel est celui dont dépend le plus la réussite des jeunes aujourd’hui ?

Quel est votre sentiment concernant les résultats portant sur les inégalités entre jeunes ?

En 2011, les Français semblaient résister à une forme de libéralisation de la société et portaient une très forte revendication égalitaire : pour 84 % d’entre eux, les jeunes n’avaient pas tous les mêmes chances de réussir socialement. Quand on sait que dans les sondages, en général, répondre "Non" à une question constitue un acte plus engageant, plus volontaire que répondre "Oui", ce chiffre était tout à fait remarquable. Pour un quart des Français (contre un sixième il y a deux ans), tous les jeunes disposent bel et bien des mêmes chances de réussir ! Si ce reflux reste tout de même léger, il n’en est pas moins révélateur d’une évolution des mentalités.

Etes-vous d’accord pour dire que l’une des missions des politiques publiques est de réduire les inégalités sociales entre les jeunes ?
Selon vous, le soutien que les pouvoirs publics apportent aux jeunes âgés de 18 ans et plus n’ayant pas encore intégré le monde du travail doit-il être attribué...

Y a-t-il des décalages générationnels quant à ces perceptions ?

Oui : les 15-24 ans sont 34 % à considérer qu’ils disposent tous des mêmes chances de réussir socialement, un chiffre qui s’effondre à 18 % chez les 35-49 ans. On relève aussi en Espagne ce sentiment de communauté de destin de la part des plus jeunes, mais sous une autre forme, puisqu’il s’agit là-bas de se sentir égaux face à une crise qui n’épargne personne. Alors que pour cet indicateur comme pour d’autres, la génération des 35-49 ans (à l’instar d’ailleurs des catégories socioprofessionnelles supérieures, qui ne se sentent plus sécurisées dans leur parcours) semble se caractériser par son amertume, une forme de frustration et de désillusion qui transparaît à de multiples occasions - on l’aurait en quelque sorte trahie. Par opposition, la génération française âgée de moins de 25 ans semble encore croire en ses chances, en son avenir. Ces jeunes ont intériorisé qu’il y avait une crise, que les diplômes jouaient un rôle, mais qu’il fallait diversifier leurs compétences, etc. Du coup, ils se montrent souvent plus optimistes que leurs aînés, soumis quant à eux à la "déstabilisation des stables" de Robert Castel, à un sentiment d’évoluer sur un escalier sans rampe et sans murs, duquel on peut tomber à n’importe quel moment.

Considérez-vous aujourd’hui que le soutien aux jeunes est une action positive de la part des pouvoirs publics ? Pour quelles raisons ?
Etes-vous d’accord pour dire qu’en France, en cas d’échec personnel, il existe toujours une deuxième chance pour rebondir et s’insérer dans la vie active ?

Que dire du rôle des pouvoirs publics vis-à-vis des problématiques liées à la jeunesse ?

Si les questions ne sont pas toujours tout à fait neutres, les réponses font écho à toute l’ambiguïté française face à la question des jeunes : une aide pour intégrer, oui, mais surtout pas pour assister - souvenez-vous des débats sur l’attribution du revenu de solidarité active (RSA) aux moins de 25 ans. Ceux qui se méfient des aides publiques en direction des jeunes justifient leurs craintes par celle de l’assistanat. En France, il faut étudier, puis s’insérer - la protection sociale est toujours adossée à l’emploi. Cette conception ne prédomine ni dans les pays libéraux comme l’Angleterre, ni dans les pays sociaux-démocrates du Nord de l’Europe ; nous sommes plus proches du modèle bismarckien allemand.

Deuxième spécificité, liée à nos racines latines : il existe toujours traditionnellement une tension entre la famille et l’Etat. A ce titre, l’enquête montre tout de même une évolution : la demande d’aides plus directes, défamilialisées, apparaît de manière très claire. Ainsi, 75 % des Français estiment que les aides doivent parvenir directement aux jeunes, sans passer par la famille. Jusqu’ici, la pression des associations familiales sur les pouvoirs publics restait très forte, or ce changement progressif de paradigme crée un décalage croissant des politiques vis-à-vis de la demande sociale.

L’aide financière aux jeunes est aujourd’hui attribuée en partie directement aux familles. Pensez-vous que cette aide devrait être attribuée directement aux jeunes quand ils deviennent majeurs ?

Des aides très égalitaires, également...

Oui, les mêmes aides pour tous les jeunes. La moitié des Français souhaite que le soutien soit attribué à tous les jeunes sans aucune condition particulière, contre un tiers désireux de prendre en compte leur situation familiale ou sociale. C’est un voeu républicain, et les catégories socioprofessionnelles du bas de l’échelle sont parmi les plus volontaires sur ce point. Alors que toute l’Europe semble s’être libéralisée, la valeur égalité reste très forte en France : il faut pouvoir tout remettre à plat, en réduisant le poids de la famille dans les trajectoires.

Cette demande d’uniformisation constitue un des enseignements les plus surprenants de cette étude. Actuellement, les politiques publiques françaises sont très hybrides, constituées d’un panachage d’influences différentes, prises de-ci de-là chez nos voisins, puis adaptées à notre sauce : au final, les aides en direction des jeunes sont souvent traitées au cas par cas, via des dossiers compliqués à remplir pour obtenir des sommes dérisoires.

Zoom L’Observatoire de la jeunesse solidaire

Depuis 2009, l’Association de la fondation étudiante pour la ville (Afev) publie chaque année une enquête sur les enjeux liés à la jeunesse avec le soutien d’Audirep et de la Fondation BNP Paribas ainsi qu’avec la participation de l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (Anacej), de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) et de l’Observatoire des inégalités. La cinquième édition de cette enquête a été réalisée du 10 au 20 décembre 2012, par téléphone, sur système Cati (Computer Assisted Telephone Interviews) et auprès d’un échantillon national de 1 001 personnes représentatives de la population française âgée de 15 ans et plus.

Retrouvez l’intégralité de l’enquête sur www.jeunessesolidaire.org

Propos recueillis par François Perrin

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