L’égalité des chances, consensuelle et conservatrice ?

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L'idée de lutte pour l'égalité des chances telle qu'elle est aujourd'hui associée à celle du mérite ne permet pas de réduire les inégalités sociales qui caractérisent la société française. Au contraire, elle les légitime.

Le mérite est une valeur en hausse. La formule de Nicolas Sarkozy, "travailler plus pour gagner plus", résumait bien une idéologie qui met en exergue la responsabilité personnelle de chacun dans sa réussite sociale. On retrouve cette thématique du mérite dans nombre de mesures prises depuis 2007, qu’il s’agisse de la "prime au mérite" offerte à certains bacheliers ou de l’avancement au mérite que l’on tente de promouvoir dans la fonction publique.

La méritocratie s’inscrit dans la droite ligne du libéralisme : tout individu doit pouvoir déployer ses talents, sans être entravé ni favorisé indûment par des caractéristiques sans rapport avec ses talents personnels, comme le milieu d’origine ou les relations. Les inégalités sociales sont alors acceptables (voire justes) dès lors qu’elles sont censées découler des qualités individuelles.

La méritocratie privilégie l’égalité face aux règles de la sélection, en acceptant les inégalités de position auxquelles conduit ladite sélection. La notion d’égalité des chances devient alors prioritaire, car la méritocratie ne saurait advenir si la concurrence est faussée. On promeut ainsi une certaine conception de la justice, qui conforte l’idée qu’il n’est ni possible ni souhaitable de remédier aux inégalités de situations et, par là, contribue à les rendre plus acceptables, voire à les légitimer.

Sélection des meilleurs ou formation commune ?

L’école est chargée d’organiser la sélection méritocratique, mais toute la sociologie de l’éducation démontre son impuissance à contrebalancer les inégalités de naissance. Et la logique du mérite hypertrophie ce qui n’est qu’une de ses fonctions : classer les élèves. Or, si le mérite et l’égalité des chances sont un pilier central d’une école en charge de l’orientation et de la sélection vers les emplois, personne ne conteste sa fonction d’instruction de tous et le fait qu’elle doive garantir à chaque élève une égalité d’attention et de respect. Ceci peut paraître fort consensuel, pourtant, combiner ces différents principes de justice n’est pas évident en termes de pratiques ou de politiques scolaires.

Renforcer le jeu du mérite par des dispositifs promouvant l’égalité des chances peut ainsi creuser les inégalités entre élèves, quand assurer une formation réellement commune à tous peut contrarier l’expression des mérites ou bousculer des libertés. Ou encore, les meilleurs élèves privilégient la compétition méritocratique, tandis que les plus faibles sont davantage attachés à la garantie d’un bagage commun à tous...

Les consensus apparents autour de règles générales et de processus techniques visant à plus d’égalité des chances ne doivent pas faire illusion. Certes, qui peut s’opposer de manière frontale aux dispositifs visant à aplanir les difficultés que rencontrent les jeunes de certains groupes pour accéder aux grandes écoles ? Mais ces politiques ponctuelles sont toujours trop tardives. Assurer par des mesures correctrices l’égalité des chances sur la base de tel ou tel diplôme (obtenu à l’instant T), par exemple, ne suffit pas à garantir la reconnaissance d’un "vrai" mérite. Car on passe ainsi l’éponge sur tout ce qui s’est passé avant l’obtention de ce diplôme ; celui-ci ne saurait refléter le "vrai mérite" que s’il était garanti à un stade antérieur, parfois très ancien, où tous les individus ont bien eu la possibilité d’avoir ce diplôme.

Très tôt, des inégalités qui se cumulent

Or, on sait bien que les inégalités sociales entre les familles marquent très tôt le développement et la scolarité des jeunes enfants, et que ces inégalités de départ en entraînent souvent d’autres, de manière cumulative. C’est donc très tôt qu’il faut intervenir, pour compenser ces inégalités qui doivent tout aux hasards de la naissance et de la vie. Il reste que le fait qu’on ne puisse à l’évidence éliminer tous les aléas de l’existence constitue aussi un argument pour multiplier les secondes chances, ce qui justifie des mesures, fussent-elles tardives, de discrimination positive.

C’est plus l’engouement actuel pour ces dispositifs de discrimination positive qui interroge. Ne conjugue-t-on pas un objectif de justice sociale fort consensuel et un conservatisme discret sur les inégalités tout court ? Si supprimer les discriminations constitue un préalable nécessaire, parce qu’elles "troublent le jeu de la responsabilité individuelle", ceci ne suffit évidemment pas à rétablir la parfaite mainmise de la responsabilité sur les destinées, et moins encore à égaliser véritablement les chances. Car les inégalités sociales réelles ne se réduisent pas aux discriminations : même en l’absence de toute discrimination, les inégalités de conditions de vie d’une génération entraînent inévitablement des inégalités de chances pour la génération qui suit.

Comment l’école pourrait-elle neutraliser complètement, chez les jeunes générations, ces inégalités héritées du milieu social, inégalités sur lesquelles les jeunes vont buter ensuite et qu’ils anticipent ? A l’évidence, même si on atteignait les conditions de l’égalité des chances (quant à l’accès à des positions qui resteraient inégales), l’existence de ces positions inégales ruinerait l’égalité des chances pour la génération suivante. L’égalité des chances a donc d’autant plus de probabilités d’être atteinte que l’éventail des inégalités est lui-même modéré. Et au-delà de la rhétorique méritocratique, il reste difficile de justifier les inégalités quand elles sont par trop marquées. Au total, non seulement la lutte contre l’inégalité des chances ne dispense pas d’une lutte contre les inégalités, mais engager cette seconde lutte est la voie privilégiée pour réaliser la première 1.

  • 1. Pour aller plus loin, voir Le mérite contre la justice, par Marie Duru-Bellat, coll. Nouveaux débats, Presses de Sciences-Po, 2009.

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