Les défis des innovateurs

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La reconnaissance institutionnelle de l'innovation sociale passe par un plaidoyer collectif. Au quotidien, l'innovateur social, individuel ou collectif, comme tout innovateur, doit relever des défis quotidiens pour assurer la pérennité de son entreprise et l'intégrité de son "oeuvre".

C’est la rançon du succès. Les innovations sociales les plus retentissantes trouvent aisément un écho favorable dans les médias, heureux de faire découvrir que, face à la fatalité des inégalités et de la crise écologique, il existe des citoyens, voire des entreprises, qui agissent positivement. Jean-Guy Henckel, le fondateur du premier Jardin de Cocagne raconte souvent cette phase des débuts où les médias nationaux de Libération à TF1 ont déferlé sur le jardin de Chalezeule, dans le Doubs, pour raconter la "belle histoire" de ce lieu où des individus blessés par la vie réapprenaient à se mettre debout en faisant pousser des légumes.

Mais la notoriété ne suffit pas à assurer la pérennité d’une structure, ni son développement. Plus, elle suscite des attentes auxquelles il faut répondre tout en restant fidèle à son projet. A analyser l’histoire des entreprises récompensées par la Fondation Crédit Coopératif, on découvre les multiples défis qu’elles ont dû relever : trouver des financeurs qui reconnaissent l’expérimentation à sa juste valeur, maîtriser son développement, contrôler la duplication, voire la récupération, du concept, qu’elle soit le fait des pouvoirs publics ou des acteurs du marché concurrentiel.

Financer l’expérimentation à son juste prix

Faire mieux pour moins cher. L’argument est régulièrement utilisé, notamment par les promoteurs de l’entrepreneuriat social. Une large part des innovations sociales consiste en effet à proposer des services qui s’inscrivent dans le cadre des missions d’intérêt général soutenues par les pouvoirs publics, dans un contexte de rigueur budgétaire à tous les niveaux. Qu’il s’agisse de la gestion et du traitement des déchets, de l’efficacité énergétique du bâti ou du système de soins, l’argument du "mieux avec moins" réduit le rôle de l’innovation sociale à son éventuelle efficience économique. Or celle-ci consiste aussi, voire surtout, à proposer des dispositifs qui améliorent le bien-être des publics bénéficiaires, sans nécessairement coûter moins. L’efficacité est sociale, voire sociétale, avant d’être économique, et justifie l’accès à un financement spécifique. Ce qui n’est pas toujours le cas, tant s’en faut.

"Il est clair qu’au regard des retombées pour le territoire, notre activité à du mal à être reconnue à sa juste valeur", estime Thomas Paysant-Le Roux, cogérant des 7 Vents (voir page 56), une Scic de conseil sur l’énergie et le développement durable. Si la coopérative a pu professionnaliser son équipe grâce à son agrément en tant qu’Espace info énergie, son activité de conseil auprès des collectivités dans le cadre de l’Agenda 21 ou du Plan climat peine à trouver des financements suffisants. "Notre activité repose sur un apport en connaissance et en méthodologie de concertation, ce qui revient, pour la collectivité, à financer notre fonctionnement. Mais la crise détourne les partenaires publics de l’environnement pour concentrer leurs efforts sur des investissements en faveur de la production. C’est oublier un peu vite des activités qui portent des solutions globales à la crise", explique-t-il. En l’occurrence, l’équipe des 7 Vents souhaiterait une plus grande implication des collectivités dans le capital de la Scic, mais celles-ci restent frileuses en la matière (seules 40 % des Scic ont une collectivité locale dans leur tour de table).

D’autres parviennent toutefois à convaincre de leur singularité. La Fédération des Paniers de la mer (voir page 32), qui collecte du poisson frais invendu sur les ports pour le redistribuer aux associations d’aide alimentaire, a obtenu de facturer le coût de transformation du poisson auprès des associations (2 euros/kg) alors que la réglementation impose la gratuité du poisson de retrait lorsqu’il est réorienté dans un circuit de distribution. Justifiée par l’utilité sociale de la filière, cette dérogation a été possible parce que l’administration a estimé que les 2 euros/kg pouvaient être assimilés à une prestation de services (le poisson est coupé et surgelé avant distribution) et non à une commercialisation de la matière première.

Se faire récupérer par les politiques publiques.

La question du juste financement passe aussi par la création de dispositifs adaptés et donc spécifiques. Marie-Nöelle Besançon, qui a fondé Les Invités au festin pour promouvoir une psychiatrie citoyenne, relève l’attitude paradoxale des pouvoirs publics : "le gouvernement nous cite en exemple, mais personne n’est prêt à financer le concept de psychiatrie citoyenne. [les pouvoirs publics] nous font rentrer dans des boîtes préexistantes, comme les Maisons relais, mais notre singularité n’est pas financée".

Cette volonté d’être financé "pour ce que l’on fait" correspond à la vocation de nombreux innovateurs sociaux. "Notre expérimentation a été reconnue lorsque le Conseil régional d’Ile-de-France a conçu le système de financement des chantiers d’insertion "Emploi, insertion, environnement"", raconte Eric Decavel, responsable formation et insertion chez Idemu (voir page 82). Au milieu des années 1990, la Région Ile-de-France, a ainsi soutenu la mise en oeuvre de chantiers d’insertion sur des activités alors naissantes comme la gestion différenciée des espaces verts, l’entretien des berges de rivière...

Au fond, les innovateurs sociaux jouent souvent un rôle de laboratoire de R&D de l’action publique en apportant la preuve, dans la pratique, de la pertinence d’un changement de méthode qui vient améliorer tel ou tel service, à charge à l’Etat ou aux collectivités, garant de l’intérêt général, de s’emparer de l’innovation afin de la généraliser. Ainsi, près de vingt ans après les premières expériences associatives et le plaidoyer qui s’en est suivi, le gouvernement s’est résolu à mettre en place des salles d’injection destinées à réduire les risques sanitaires des usagers de drogue. Une victoire pour les associations comme Médecins du Monde ou le Groupe SOS qui conduisent l’expérimentation respectivement à Paris et à Marseille.

Et par le marché

Régulièrement en position de défricheur, les entreprises de l’économie sociale et solidaire doivent cependant défendre leur spécificité, lorsqu’une activité conçue pour être pérenne économiquement et efficace socialement, est récupérée par des sociétés de capitaux qui visent avant tout la rentabilité. Le cas du recyclage et du traitement des déchets électriques et électroniques (D3E) est particulièrement éclairant : lorsque la première association Envie apparaît en 1984 à Strasbourg, son projet est de réinsérer des individus en inventant une filière de récupération, de réparation et de vente sous garantie d’électroménager d’occasion. Envie continuera d’innover en concevant des méthodes de tri des déchets informatiques et en privilégiant le réemploi comme solution prioritaire, avant même que l’Union européenne impose le recyclage des déchets électriques et électroniques et que le débat sur le cycle de vie des produits se développe. Aujourd’hui la directive européenne sur les déchets (2008), transcrite en 2012 en droit français, fait du réemploi l’un des axes stratégiques de la lutte contre les déchets à côté de la prévention.

Au-delà de l’utilité sociale d’entreprises d’insertion comme Envie, c’est sa capacité à satisfaire des exigences sociales, économiques et environnementales qui a été reconnue. Le réemploi - dans le textile, l’électroménager ou l’informatique - est aujourd’hui porté par des réseaux de l’ESS parmi les mieux structurés comme Envie, Le Relais ou les Ressourceries.

Affronter la concurrence

"Ce qui nous intéresse chez Envie, c’est le projet social. Dès lors, il nous faut l’adapter en permanence au contexte économique pour atteindre notre objectif", explique Marie-Hélène Bailly, déléguée générale de la fédération Envie. Cette adaptation consiste en premier lieu à se préparer à la concurrence industrielle qui jouit de moyens de financements conséquents pour s’installer sur ce marché sans avoir à satisfaire la moindre exigence sociale, au-delà des règles du droit du Travail.

"Il faut être aussi performant que les autres en terme de service et préserver le temps d’avance que l’on a sur les secteurs d’opportunité de demain", poursuit Mathieu Grosset, responsable développement chez Juratri. Par exemple, Juratri est parvenu avant d’autres à travailler sur le démantèlement des écrans plats afin d’accroître le taux de valorisation des matériaux. En résumé : s’obliger à être deux fois meilleur pour assumer deux fois plus de contraintes que les concurrents.

Essaimer pour grandir, grandir pour exister

Face à cette concurrence, il faut souvent gagner en taille. L’essaimage, la croissance interne ou encore la duplication des structures sont autant de modèles possibles. Mais qu’il faut souvent adapter pour concilier fidélité au projet et efficacité. Ainsi Jean-Guy Henkel explique que, au moment de s’engager dans la duplication, "soit on livrait les éléments clés en laissant libres de faire ceux qui voulaient reproduire à leur manière, soit on imitait le modèle de la franchise qui verrouille tout. Nous avons mis le curseur au milieu en créant le réseau". Différents modèles émergent : fédération d’acteurs regroupés autour d’une charte au sein de laquelle les nouveaux membres sont cooptés ; groupe associatif qui relie toutes les entités à un organe de gouvernance central, comme c’est le cas dans le Groupe SOS où ce sont les trois associations mère qui chapeautent l’ensemble des entités du groupe ; ou le groupe Siel bleu qui a ouvert des antennes sur tout le territoire qui sont des établissements d’une seule et même association.

Zoom Une histoire qui se poursuit

Depuis sa création, la Fondation Crédit Coopératif attribue ses Prix et Trophées de l’initiative en économie sociale. Cela représente un millier de structures primées sur l’ensemble du territoire. Avant qu’Alternatives Economiques ne s’empare de ce "vivier" d’informations de terrain pour analyser les formes concrètes que prend l’innovation sociale, Jean-François Draperi 1 avait déjà conduit en 2002 une analyse similaire sur un échantillon de 151 structures primées durant les vingt premières années du prix. Le titre de son étude, "L’émergence de l’entreprise sociale, les initiatives et les innovations dans l’économie sociale", évoquait déjà les termes du débat actuel sur l’innovation sociale.

Sur le plan des structures primées, les associations demeurent ultra-majoritaires parmi les organisations primées (86 % en 2012, contre 84 % en 2002). On observe cependant une légère progression de la part des coopératives (8 %, contre 6 %) - notamment du fait de l’apparition du statut de Scic en 2001 - et des sociétés de capitaux (6 %, contre 4,5 %). L’étude présente un visage de l’innovation sociale en phase avec ce qu’elle est aujourd’hui : orientée autant sur l’innovation de produit que sur une organisation différente du service rendu. Ce dernier est l’objet principal de l’innovation pour 57 % des structures étudiées, mais l’organisation du travail vient en seconde position avec 38,5 %, sachant que les deux sont souvent intimement liés.

Au classement des motivations qui oriente la recherche de l’innovation, l’utilité sociale est la réponse la plus souvent donnée (25,2 % des structures enquêtées). Mais les autres motivations agrègent chacune une part quasi-équivalente des réponses (entre 23,6 % et 24,6 %) : l’originalité de l’initiative (sur le plan économique, technologique ou social), sa reproductibilité, et enfin, la nécessité de satisfaire à la contrainte budgétaire (afin d’assurer la pérennité économique de la structure). Et Jean-François Draperi note que "la vitalité d’une économie du social, moins égalitaire que solidaire ou caritative, moins alternative qu’intégrée dans la société civile, témoigne à la fois de la puissance d’une économie dominante productrice d’exclusions et d’inégalités et de la marginalisation des valeurs prônées par cette économie".

  • 1. Directeur du Centre d’économie sociale Travail et Société (Cestes) au CNAM, rédacteur en chef de la revue internationale de l’économie sociale Recma.

Le dernier modèle en date est celui de la joint-venture sociale qui associe une entreprise privée classique à une entité de l’ESS. C’est le choix assumé depuis la fin 2012 par La Petite Reine (voir page 50). Cette société, née en 2001 et adossée depuis 2009 à l’Ares, est une association de réinsertion à Paris. C’est aujourd’hui le leader de la logistique écologique dite du dernier kilomètre. Afin d’engager le développement industriel et social de la Petite Reine, l’Ares a associé au capital de la société Star’s service, un des leaders du marché de la logistique urbaine. Cette alliance entre une association de l’ESS et un acteur économique classique n’est valable que si chacun des partenaires y trouve un moyen supplémentaire de consolider la position de l’entreprise. En l’occurrence, la mission sociale et d’insertion de l’Ares était attractive pour une société commerciale qui, malgré son budget formation, ne parvenait pas à fidéliser certains de ses salariés au-delà de six mois. Et L’Ares trouve dans Star’s service un partenaire financier qui garantit une perspective à long terme de la mission d’insertion qui reste son premier objectif.

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