La consommation collaborative est-elle citoyenne ?

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Fondée sur l'optimisation des usages et l'échange entre particuliers, la consommation collaborative a le vent en poupe. Mais si elle semble prendre ses distances vis-à-vis de la consommation de masse, elle n'en est pas pour autant citoyenne.

Loger chez l’habitant le temps d’un week-end moyennant finances via le site Internet Airbnb , partager un trajet en voiture via le site de covoiturage Blablacar, louer la perceuse d’un voisin en passant par zilok.com, etc., c’est ça la "consommation collaborative". Bien qu’encore émergentes, ces pratiques se multiplient et concernent de nombreux secteurs, du tourisme à l’alimentation, en passant par les transports ou l’équipement de la maison. Il n’existe pas de définition officielle de cette nouvelle forme de consommation médiatisée en France depuis 2010, peu de temps après la publication du livre de Rachel Botsman et Roo Rogers, What’s Mine Is Yours. The Rise of Collaborative Consumption (2009), qui décrypte le phénomène.

L’usage plutôt que la propriété

Ses contours sont encore flous, mais un point commun rassemble ces initiatives : elles privilégient l’usage du bien - autrement dit, le service qu’il offre - à sa propriété. A quoi bon acheter un plat à raclette dont on ne se servira que deux fois par an quand le voisin en possède un ? Louer un objet, le troquer contre un autre, l’acheter d’occasion ou le revendre sont autant de pratiques qui impliquent une prise de distance à l’égard de la propriété. "Aujourd’hui, contrairement aux Trente Glorieuses, nous ne sommes plus dans une économie du produit, mais dans une économie des effets utiles, où la finalité compte plus que le support matériel", note Philippe Moati, professeur d’économie et coprésident de l’Observatoire société et consommation (ObSoCo).

S’y ajoute une dimension proprement collaborative quand le particulier-consommateur devient lui-même fournisseur de biens et de services - voire producteur, quand il propose, par exemple, un service de transport ou d’hébergement. La consommation collaborative regroupe aussi les pratiques de partage indirect de produits, tel le Vélib’, où les différents utilisateurs du vélo ne sont pas en contact direct. Enfin, dans son sens le plus large, elle va au-delà de l’échange de produits, comme les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), qui soutiennent des producteurs locaux en préfinançant l’achat de parts de récolte et en partageant le risque climatique. Ou encore les systèmes d’échanges locaux (SEL), dans lesquels l’unité de compte des services échangés entre membres est le temps et non une monnaie officielle.

Du défrichage au business

A ses débuts, la consommation collaborative a été le fait de consommateurs citoyens. C’est la frange militante qui a été pionnière en matière de covoiturage, de couchsurfing1 ou de cohabitat. "Les militants ont un rôle important. Ils défrichent. Ces pratiques donnent des idées à des start-up qui se développent et en font un business", explique Philippe Moati. Les nouvelles technologies leur ont donné une importance accrue : en facilitant l’appariement entre offre et demande, les plates-formes ont incité plus de gens à y avoir recours. Mais l’extension de la consommation collaborative semble lui avoir fait perdre sa coloration citoyenne. "La première motivation est économique", affirme ainsi Philippe Moati. La crise et l’érosion du pouvoir d’achat font du consommateur un chasseur de bons plans. Un Paris-Rennes en covoiturage coûtera entre 20 et 25 euros, contre 60 à 80 euros en moyenne pour un billet SNCF : une économie substantielle pour le passager et pour le conducteur, qui allège ainsi ses frais de carburant et de péage. Vient ensuite la dimension du lien social : loger chez l’habitant ou faire route à plusieurs génèrent des relations d’échanges dont la nature est radicalement différente de celle de la transaction marchande avec un vendeur (ou avec un distributeur de billets). Enfin, il est plus écolo d’être deux dans une seule voiture que dans deux véhicules différents pour une destination identique. "Dans ces nouvelles formes de consommation, il y a toujours un bénéfice égocentré - le prix, la santé - conjugué à des arguments citoyens ou responsables", résume Philippe Moati.

L’argument citoyen en second

En réalité, "le rapport des Français à la consommation est ambigu", analyse la journaliste Anne-Sophie Novel, auteure de La vie share mode d’emploi (coll. Manifestô, Alternatives, 2013). Selon les résultats 2012 de l’enquête de l’ObSoCo sur les modes de consommation, 52 % des personnes interrogées aspirent à consommer mieux. Mais il y a une ambivalence sur le sens de ce souhait. "Consommer mieux, c’est le bon usage de l’argent, c’est l’ambition d’une saine gestion d’un pouvoir d’achat qui se contracte, c’est le consommer malin, explique Philippe Moati. Mais c’est aussi la recherche de sens : faire un geste pour l’environnement, l’emploi local, le petit producteur, contre la grande distribution. Il n’y a pas d’opposition entre l’hyperconsommation et la responsabilité." Pourtant, l’argument citoyen reste second. "C’est la cerise sur le gâteau, une grosse cerise certes, mais ce n’est pas le gâteau", poursuit Philippe Moati. En témoigne l’effort que les personnes interrogées sont prêtes à faire sur le prix : au-delà de 10 %, la motivation disparaît. C’est du moins ce que les participants de l’enquête déclarent. En pratique, le seuil est certainement inférieur.

Autre ambivalence : la consommation collaborative peut aussi alimenter l’hyperconsommation. On revend ses vêtements pour pouvoir en acheter encore plus dans des friperies vintage. C’est ce qu’on appelle "l’effet rebond". Mais "l’hyperconsommation d’occasion est préférable à celle du neuf", souligne la journaliste Anne-Sophie Novel. Cette ambivalence participe à la croissance de ces nouveaux modes de consommation.

La question des garanties

L’extension des pratiques collaboratives à des sphères non militantes et le changement d’échelle qui s’ensuit posent cependant la question des garanties : dans des univers où les valeurs partagées ne sont pas les mêmes pour tous, comment éviter de se faire berner ? Les sites Internet offrent une des clés de la consommation collaborative : la confiance. Les évaluations en ligne, sous forme d’étoiles ou de commentaires que les participants s’attribuent mutuellement après la transaction, produisent ce qu’on appelle "l’e-réputation". Le sentiment d’appartenance aux communautés formées sur ces bases constitue un des effets secondaires de la consommation collaborative. Ainsi, ce mouvement répondrait à une aspiration à l’horizontalité et à des relations d’égal à égal, notamment pour échapper à l’emprise des marques et des grandes enseignes à l’égard desquelles les consommateurs expriment de plus en plus de défiance. "Si ces modes de consommation fonctionnent,c’est aussi parce qu’il n’y a pas eu de grand scandale pour le moment", note Anne-Sophie Novel.

Jouer sur la sympathie pour faire du chiffre d’affaires

Autre écueil qui menace la consommation collaborative, le co-washing ou collaborative washing, pendant du greenwashing, qui consiste pour les entreprises à communiquer sur leurs engagements en matière de développement durable sans qu’aucune réelle mesure ne soit mise en oeuvre. Avec le co-washing, qui est déjà à l’oeuvre, une organisation joue sur la sympathie dont bénéficie l’économie collaborative, et sur l’idée sous-jacente de communauté et de partage qui lui est attachée, pour faire du chiffre d’affaires. "Blablacar ou Airbnb n’ont plus rien de collaboratif", jugent de concert Anne-Sophie Novel et Philippe Moati. Carpooling, premier site de covoiturage en Europe, compte environ 80 salariés et Airbnb, le plus important, plus de 500 salariés dans le monde.

Leur modèle économique est très proche de ceux des grosses plates-formes de réservation en ligne, comme Booking ou Expedia : les revenus sont issus de la publicité et des commissions sont prélevées sur les transactions (jusqu’à 15 %). Elles s’appuient également sur une importante trésorerie, disponible durant le délai qui commence dès que la somme est prélevée sur le compte de l’usager au moment de la réservation et qui se termine lorsque le fournisseur est crédité, une fois la prestation - le trajet, l’hébergement, etc. - effectuée.

Malgré tout, Airbnb n’a pas fait disparaître Couchsurfing, et La Ruche qui dit oui2 n’empêche pas le développement des Amap. Même si des offres de consommation collaborative plus commerciales se développent, des pratiques engagées subsistent et se réinventent.

  • 1. Système d’hébergement gratuit chez l’habitant.
  • 2. Plate-forme Internet qui permet à des consommateurs de se constituer, partout en France, en collectifs pour passer des commandes groupées auprès de producteurs locaux.

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